« Le Penseur … »
Film 8x10" / 20x25cm - Colette - 2015
Au début, il n’y avait rien. Mais rien, comment peut-on imaginer cela, nous hommes de possession et de pouvoir ? Or le Rien était si Majuscule, si Présent qu’il rayonnait à la manière de l’Absolu lui-même. Et l’Absolu comment le penser si ce n’est à l’aune d’une Pensée. Et la Pensée était-elle à ce point autoréférentielle qu’elle parvînt à se penser elle-même sans que la moindre chose s’inscrivît à l’horizon de son royaume ? Mais il faut amener du préhensible, du perceptible, du concret car, faute de ceci, nous flotterons éternellement dans le domaine des essences, par nature volatiles, donc insaisissables. Donc du Rien, un jour, puisqu’il fallait bien créer un temps dans laquelle l’inscrire, un espace où la faire se poser, un jour donc naquit une graine. Oh bien modeste, bien proche de l’inapparent dont elle provenait comme la buée témoigne de la respiration qui la tient en suspens. Elle était si innocente qu’on l’eût crue encore dans les limbes, incapable de proférer quoi que ce fût. Eh bien qu’on se détrompe, cette minuscule chose tenait entre les mailles serrées de son tégument les principes mêmes qui allaient donner essor au vivant sous toutes ses formes, les matérielles aussi bien que les humaines.
Se hissant depuis son centre, traversant la densité d’écume de l’albumen, deux ailes fragiles se montrèrent telles des survivantes de l’âme qu’elles avaient été dans un évanescent et inaccessible empyrée. Se mettant à voleter dans le silence immaculé des origines elles ne tardèrent guère à trouver une chute qui leur convînt, une mince éminence couleur d’ivoire, une résille semblable à la rose-thé, une poussière d’argile dont elles firent le lieu propice à élever une fable parmi la souplesse inventive du Vide. Ainsi tout naissait du vol primesautier d’un cotylédon ayant mémoire de son appartenance au domaine des Intelligibles. Or cette graine, pour être douée de généreux principes, n’en était pas moins la servante d’une réalité supérieure qui l’appelait et justifiait sa prétention à figurer. Oui, elle n’était qu’un souffle, un mot prononcé du plus loin qu’on pût imaginer, d’une terre imaginaire où l’arbre, déjà, se tenait en filigrane comme le moteur de toute parution. Car si la graine avait débuté le processus d’une généalogie, c’était bien parce que l’arbre l’avait pensée, avait proféré son nom, l’amenant ainsi à paraître sur les rives du réel. De cette rencontre de la graine et du sol naquirent, à des intervalles distincts mais suffisamment rapprochés afin qu’un dialogue pût s’établir, les premiers spécimens du peuple des arbres, d’abord indifférenciés mais que de savants botanistes, bien plus tard, doteraient de noms aussi variés qu’inclinant au rêve et au souvenir de ce qu’ils avaient été, de simples bulles de savon contenant en germe les linéaments d’une création future. Ainsi naquirent les charmes charmants, les hêtres dont on devinait la nécessaire existence, les trembles aux feuilles agitées par la crainte de se montrer. Mais au début, avant même que les arbres ne devinssent bosquets, puis forêts pareilles à des océans de verdure, il n’y avait guère qu’une mince confrérie, une ligne de ramures flottant dans l’immensité de l’espace. Un peu à la manière d’une famille humaine, le Père à la stature la plus haute marchant devant afin d’indiquer la voie et de protéger ; la Mère à la suite fermant la marche et, entre les deux figures tutélaires, un modeste arbrisseau, l’Enfant chétif que les parents encadraient de leur chaleur et de leur sollicitude.
L’horizon était si lointain, le silence si grand, le temps si immobile que tout menaçait de retourner au lieu de sa provenance et alors il n’y aurait plus ni arbre, ni trace de limon, ni branche pour dire l’empreinte de la vie sur l’orbe infini du Rien. Alors, de conserve, les arbres pensèrent le vent. Bientôt leurs feuilles, milliers d’yeux d’argent, furent animées de mouvements divers aussi joyeux qu’une ronde enfantine dans une cour d’école. Le vent se trouvait bien aise de fureter parmi le lacis des branches et de cascader jusqu’aux blanches racines. Mais ceci ne suffisait pas et l’on s’épuisait vite à n’être que vent du nord charriant des vagues de froid ou bien vent du sud chaud comme les rayons du soleil. Alors le vent pensa l’oiseau. Le simple oiseau d’abord, l’infime passereau faisant ses trilles dans le carrousel compliqué des branches. Bientôt on se trouva démunis et le moineau pensa le dindon au plumage blanc puis le dindon pensa le paon aux plumes colorées, à la roue étincelante. C’est alors que le mécanisme s’emballe pareil à un toton fou ivre de son éternelle giration. La création il la fallait plurielle, polyphonique, immensément chatoyante ou bien il valait mieux renoncer à être et retourner dans l’ombilic de la graine primitive. Alors, comme l’arbre au début, on pensa. On pensa en noir et blanc. On pensa en couleurs. On pensa en gammes chatoyantes, en glacis bleus, en aplats blancs comme neige, on pensa en fusées, en arcs-en-ciel, en feux de Bengale, en cristaux, en étoilements, en queues de comète, en anneaux de Saturne. Le paon se trouvant bien seul au centre de sa roue pensa le mulot ; le mulot le rat musqué, le rat musqué l’hermine au manteau virginal ; l’hermine le phoque et ainsi, de fil en aiguille ce furent les chats et les chiens, les félins et les marsupiaux, les caméléons et les girafes, les éléphants et les dromadaires. Comme une immense Arche de Noé flottant au gré des courants de l’exister. Une manière de Paradis Terrestre à la façon des toiles réalistes de Jérôme Bosch, un joyeux bestiaire seulement occupé à batifoler et à essaimer aux quatre coins de la Terre.
Mais il s’ensuivit bien vite une telle anarchie que la sagesse des arbres, laquelle devait devenir légendaire, se mit à penser qu’il devenait urgent de nommer une espèce d’un genre nouveau qui mît bon ordre à ce qui menaçait de tourner à la cacophonie et à la folie hauturière. Le peuple des arbres, tout simplement, pensa l’HOMME & La FEMME sa compagne. Ces derniers, tirés de leur rêves paradisiaques arrivèrent sur la planète aussi nus que des vers, agitant devant eux, une FEUILLE. Oui, la chaîne était bouclée qui, rétrocédant vers le lieu de son origine à l’aune de l’imaginaire, rendait à César ce qui appartenait à César. De fil en aiguille, de l’Humain dernier venu en remontant au peuple des quadrupèdes, puis à celui des oiseaux pour aboutir à la mer des végétaux que surmontait de sa silhouette bienveillante le premier peuple des feuillus, eh bien c’était l’arbre qui était l’évènement fondateur de la vie. La morale de l’histoire, car il y a nécessairement morale dès qu’il s’agit de création, de Paradis Terrestre, c’est que LES ARBRES PENSENT ! Et de quelle manière !