Prélude à la nuit.
Photographie : A propos de Zoï.
La chaleur s'était installée dès le début du jour. Longues éclaboussures blanches crépitant sous la membrane claire du ciel. A l'abri des palmes sèches, près de l'eau coulant dans les acéquias, les hommes avaient cherché un peu de fraîcheur. Mais leurs mains n'avaient saisi que des étoilements de poussière, leurs fronts tendus sous une sueur acide. Ils piochaient la terre avec attention, en percevaient les profondes lézardes et, parfois, croyaient entendre comme une plainte dont ils ne connaissaient pas l'origine.
Dans les demeures de pisé, les femmes préparaient le thé, le faisaient couler depuis de grandes bouilloires bleues dans des verres ciselés, ornés de motifs de métal. Le liquide, couleur d'ambre et de safran, faisait son menu filet, ses bulles aériennes alors que les lèvres désirantes aspiraient la boisson. Il y avait si peu de mouvement et la simple attention aux choses était déjà une fatigue en soi. Les yeux à demi ouverts laissaient filtrer un regard voilé vers les mailles serrées du moucharabieh. La vive lumière incisait la peau, se mêlait aux arabesques du henné sur les mains tannées de soleil. Les barchakéias brillaient dans l'ombre, la croix du sud orientant dans toutes les directions de l'ombre ses pointes aiguës.
Près de l'œil noir des puits, les bergers avaient rassemblé leurs maigres troupeaux. Le seau, dans la gorge sombre, faisait son raclement métallique, son râle pareil à celui des dromadaires aspirant l'eau alors que leurs flancs se dilataient à peine. Les hommes collaient leurs lèvres fendillées aux goulots des gourdes en peau. Une clarté envahissait leurs gorges qui était une simple brûlure leur disant la grande désolation du désert, son immémoriale aridité, son exigence.
A midi, le soleil au zénith, immense flamme blanche avait tout confondu dans une même indistinction. Les palmiers étaient des torches illisibles émergeant à peine parmi les croissants des barkhanes, simples formes hallucinées dans les vibrations de la poussière. C'était comme si toute la clarté du monde s'était assemblée en un seul endroit pour affirmer la royauté de l'éclat, la longue persistance de l'étoile à dire la douleur des hommes, le silence des femmes dans l'enceinte des murs d'argile. C'était une haleine brûlante, une parole de feu que les mémoires n'oublieraient pas.
Puis, le jour commençant à basculer, les lames d'air s'étaient espacées, laissant place à quelques mouvements, à une lente oscillation du faîte des palmiers. Mais sortir aurait été une simple folie, une démesure, un abîme à creuser au sein même de l'hostilité du sable, des plantes étiques, des paillettes de mica brillant encore de l'intérieur. Mais c'était cela qu'aimait par-dessus tout Kahina, le pur surgissement dans le réel, son dépassement. Elle s'était vêtue d'une simple daara ample, souple, tellement semblable aux mouvances de la chaleur, à sa vêture qui épousait toute chose. Ses pas l'avaient porté vers la fin de l'oasis, là où des blocs de rochers s'élevaient près d'un cercle d'eau qui alimentait le peuple des bergers. Puis elle s'était dévêtue, faisant de son corps une manière d'offrande à un dieu dont on ne connaissait même pas le nom. Des langues de feu l'habitaient, la traversaient comme pour l'avertir du danger. Mais Kahina avait seulement répondu par une vive tension du corps, une posture à la limite de la statuaire, identiquement à un défi qu'elle aurait lancé à quelque absolu. Puis la lumière avait décliné peu à peu, ne dessinant plus autour du corps nu qu'une ellipse cendrée. A l'orient les premières étoiles trouaient le ciel, alors que la voix lactée semblait vouloir apaiser la grande douleur du jour.
Dans les blocs d'adobe, déjà, les respirations se faisaient plus lentes, moins oppressées. Les bêtes, près du puits, ressemblaient à un empilement d'objets hétéroclites. Les dunes émergeaient de l'ombre dans un moutonnement indistinct. Bientôt le froid se répandait, glissant ses doigts jusque dans l'antre des lézards à la gorge palpitante. Cependant Kahina n'avait pas bougé, devenant peu à peu une sculpture d'obsidienne que la pénombre effleurait. Nul, parmi les habitants de l'oasis, ne s'était inquiété de son absence. On savait son vif désir de se fondre avec ce dont elle provenait, comme si elle était habitée d'une singulière aimantation la restituant à une origine.
Il paraît que, lors des nuits de pleine lune, on peut l'apercevoir, tout près de la brillance de l'eau, à l'abri du rocher, sa peau luisant à la manière d'un mystérieux étain, comme habitée d'un somptueux mystère. C'est ce que l'on dit lors des palabres sous l'acacia aux griffes levées vers le ciel. Mais peut-être ne s'agit-il que d'un mirage ou bien d'un rêve !