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3 décembre 2015 4 03 /12 /décembre /2015 09:02
Naissance d’une forme.

François Dupuis.

Travail au noir.

Monotype.

Dos.

La première vision est celle d’une indistinction. Au juste, nous ne savons comment nous y retrouver avec l’image. Confusion des lignes que redouble la pluralité des interprétations. Un peu comme un sujet face aux taches d’un Rorschach sur lesquelles il projette sa lucidité, exerce le pouvoir de sa conscience, sinon de son inconscient, ce territoire inaperçu qui le guide à son insu. Dévoiler un objet de mystère (ce monotype à sa façon en constitue l’une des trames possibles) est toujours un travail dont nous ne percevons guère les fondements. Si l’on nous demandait, d’une manière impromptue, d’en dire les nervures signifiantes, nous nous trouverions dans l’embarras sinon dans la mutité. Car ce que nous disons spontanément d’une forme jusqu’ici non dévoilée tient plus du hasard, d’un jeu contingent, plutôt que d’un raisonnement qui établirait selon une logique irréfutable les linéaments principiels qui en constituent l’origine. Le monde des formes est si dense, si mouvant, si surprenant qu’il a toujours sur nous, sur notre jugement, fût-il des plus aiguisés, une longueur d’avance.

D’une manière générale nul ne s’enquiert vraiment de savoir pourquoi telle ou telle forme devient prégnante à soi plutôt qu’une autre. Nul ne se soucie de savoir la source des affinités qui le met en relation avec telle métaphore, telle image, telle proposition picturale qui s’éclairent en nous et nous disposent à la contemplation. Comme une sculpture qui s’élèverait de l’ensemble des significations pour tenir un langage en harmonie avec ce que nous sommes dans l’intimité de notre vie intérieure, là où l’œuvre grave son empreinte de façon durable. Et l’on s’accordera à reconnaître que l’éminente polarité dont s’investit note choix ne résulte ni d’un sentiment esthétique particulier, ni d’une approche conditionnée par une éthique pas plus que d’une décision de la volonté qui en aurait assuré le décret. Non, les choses sont, tout à la fois plus simples et plus complexes. Plus simples puisque cette forme-ci est venue à notre encontre sans que nous en soupçonnions même l’approche silencieuse : un genre de donation, d’offrande se suffisant à elle-même dans le geste d’oblativité qu’elle déploie comme son être-même. Plus complexes pour la simple raison que cette forme que nous découvrons s’annonce comme la résultante d’une infinité de propositions qui relèvent aussi bien de notre propre expérience, de nos rencontres fortuites, des différentes élaborations auxquelles nous avons donné site de l’ordre d’une conception particulière du beau, d’une morale sous jacente, d’une thèse sur le monde, d’une vue sur l’amour, la volupté, de la rigueur du raisonnement, des lois de la perspective, du regard porté sur le classicisme ou bien la modernité, de notre adhésion à telle ou telle école de pensée. Pour être significative, cette liste ne saurait être donnée comme exhaustive, les formes que nous élisons comme des amers pour notre cheminement pouvant recevoir mille perspectives plus justes les unes que les autres.

Mais essayons d’éclairer ce qui peut l’être et mettons-nous en quête d’une possible hypothèse quant à la réalité picturale qui nous interroge. « Dos » est le titre qui, d’emblée, nous oriente vers la forme humaine. Du reste son absence ne nous eût pas causé de difficulté particulière et, aussitôt aperçue, se serait dévoilée l’esquisse d’une femme allongée sur son côté droit, exposant à notre vue les courbes de son anatomie. Certes une femme allongée. Mais, nous autres Voyeurs multiples, saisissons-nous la même femme comme s’il s’agissait d’une vérité dont l’exhaussement au-dessus du doute ne laisserait aucune hésitation quant à la justesse de nos perceptions ? Le problème, car il y a effectivement problème et interrogation, provient du simple fait que cette forme qui sur le papier nous est offerte comme une unité indivisible se fragmente en autant d’éclats qu’il y a de consciences qui en prennent acte. Ce modèle-ci qui me paraît symboliser le repos, la plénitude, la confiance relevant du sommeil, sera pour tout autre que nous, la lassitude, le refuge dans quelque sombre mélancolie, l’appel du désir, le relâchement de la tension après que la jouissance a eu lieu, l’abattement, l’effroi, l’ultime méditation avant le refuge dans la mort. Vertige infini que celui qui nous conduit au seuil à partir duquel l’abîme ouvre ses infinis paysages, ses confondantes lignes de parution. C’est ainsi, langage, pensée, jugements, appréciations, modes d’apparition se réverbèrent à l’infini comme le feraient les miroirs d’un infernal et incompréhensible labyrinthe multipliant les angles d’attaque, les possibles architectures de dédales créant d’autres dédales.

Mais, au moins, pour faire droit à une manière d’apaisement, pour tendre le filet qui nous dispensera, l’espace d’un instant, de faire face à l’incompréhensible, (cette pieuvre aux bras multiples dont, jamais nous ne pouvons saisir ni l’emmêlement, ni la complexité), jouons au jeu des projections. Celles-ci sont tellement coalescentes à notre propre mode d’être qu’elles seront comme une assurance de sortir provisoirement du naufrage. Nous nous emparerons de nombre de sèmes qui seront nos points de liaison avec l’exister, simples sémaphores disant en mode sémantique la lumière d’une intellection. Car, s’il faut de la perception, de la sensation, il est nécessaire de tout porter dans la lumière du concept de manière à donner à notre principe de raison les nutriments nécessaires à son métabolisme. Certes ils ne sont jamais que des certitudes provisoires, mais indispensables à l’avancée de notre destin en direction de plus loin que soi. L’Allongée est là sur sa couche si blanche qu’elle semble de talc ou bien d’écume, cette soie que tout sommeil attend afin que le rêve le féconde, que le songe le fasse se sustenter en amont de ce qui rampe, végète et semble conduire au néant. Il est si doux de s’abandonner à soi quand le jour, de sa lame d’effroi, a entaillé la chair, fait saigner l’âme. Plénitude que cette posture si semblable à une existence quelque part dans la tiédeur des eaux originelles. Cette femme se souvient de l’océan, de ses vagues qui berçaient, du flux et du reflux qui étaient les premières scansions du temps. Du temps existentiel. Non celui de la mesure, des horloges, des systèmes qui aliènent l’homme le reconduisant à la meurtrière étroite de la vie quantifiée, parcellisée. Tout ici dit le retour à soi, le repli dans l’espace germinal de l’ombilic, la faille à combler à l’aune de cette retraite. Des autres, du monde et, peut-être, en définitive de soi comme pour gommer toute trace mémorielle et ne faire corps qu’avec un sentiment primitif d’être-au-monde. Vie si peu visible, vie si retirée dans un mouvement infinitésimal qu’on pourrait croire aux premiers balbutiements d’une paramécie, à une organisation unicellulaire avant que ne s’emballe la roue infernale du devenir, la spirale infiniment éployée de l’Histoire avec ses cortèges de guerres et d’abominations, ses pogroms et ses scènes d’apocalypse. Oui, cette forme qui ne disait son nom, voici qu’elle commence à proférer, voici qu’elle sourd de sa couche pareille à une comptine que susurrerait la bouche innocente d’un enfant. C’est toujours d’un commencement dont il faut s’assurer de façon à ce que les fondements fassent signe vers les choses accomplies, connues. Du monde nous ne percevons plus qu’un assourdissant bruit de fond. Les formes croissent et multiplient, font des nœuds de verre, des spires de chanvre, des complications de cristal aux reflets qui aveuglent, qui percutent les sclérotiques, entaillent l’esprit le laissant totalement désemparé. Il faut revenir à l’origine, percevoir cette forme minimale, cette posture disponible à toutes les figurations, tremplin de ce qui pourra briller à la cimaise du monde comme l’étoile polaire dans la nuit du Septentrion : un guide infaillible pour la vérité, un chemin de lumière pour la conscience. Voici ce que nous, les Voyeurs, avons à faire. Rétrocéder jusqu’à devenir cette forme pliée en attente de son futur. Etendre la pensée sur la couche blanche, virginale, pure, immaculée. Métaphore de l’être dans son silence premier, avant que la parole ne soit proférée, la parole qui met en branle la longue et lente procession de l’homo. Depuis l’habilis aux outils rudimentaires jusqu’au sapiens, cette forme évoluée de l’intelligence, en passant par l’erectus maîtrisant le feu, cette symbolique liée aux rites et aux mythes. Toute signification est déjà contenue dans l’évolution anthropologique. Evolution des formes qui se densifient, prennent des valeurs plurielles, se tissent en toiles, se tressent en faisceaux. Formes du langage, de l’art, de l’Histoire, de la pensée, formes à l’infini qui disent le destin de l’homme, sa nécessaire présence sur Terre, la conscience comme pointe avancée de ce qu’il y a de précieux à voir, sentir, toucher, entendre, éprouver. Et à conserver tout comme l’erectus le faisait du feu. A édifier, tout comme l’erectus dressait entre terre et ciel les premiers signes de l’habitat, cette nacelle recevant l’être comme l’esprit qu’il est, à savoir celui qui porte haut le mérite, la responsabilité de vivre, de procréer, de tracer des voies.

La grande vertu de l’art, de tour art porté à la dignité de témoigner c’est de mettre à distance les formes illusoires, mercantiles, obscures qui alimentent en sous-œuvre les actions des hommes. L’art n’est pas seulement une esthétique qui tracerait dans la lumière les avenues du beau. L’art a aussi à être, et ceci d’une manière évidente, le creuset dans lequel se développent et croissent les formes exigeantes d’une éthique. Il n’y a pas d’art sans morale. Il n’y a pas de forme aboutie sans un souci qui l’anime depuis son essence afin que soient portées à jour les valeurs transcendantes au travers desquelles l’homme, échappant à toutes les apories et les chausse-trappes de l’exister, se dresse à la cimaise de cette surrection unique qu’il est dans l’espace, surrection dont il doit faire son alphabet, tisser son lexique, donner lieu à une sémantique partout préhensible. La forme, toute forme est nécessairement parution en abyme, jouant avec toutes les formes présentes dans l’univers. Forme faisant saillie sur l’immense toile du monde. Forme répercutée à l’infini. Le fond en est le cosmos dont le fond à son tour est l’imaginaire. L’imaginaire en tant que condition de possibilité de tout qui peut s’en enlever à titre de signification. Toute forme est image. Toute image est décision de l’homme. C’est à notre capacité imageante de reprendre tout ce qui, laissé en jachère, ne s’illustre qu’à titre de sous-œuvre, se disposant à l’amener à l’œuvre, à ce cosmos s’extrayant du chaos. Jamais l’ordre du monde ne se créé seul. Il y faut l’exercice ouvert d’une conscience. Comprendre « Dos », cette belle encre et tâcher d’en deviner les premières esquisses signifiantes, c’est déjà l’amener en-dehors d’elle en direction d’un chant unique se détachant de la polyphonie mondaine. Seulement nous pouvons prétendre commencer à regarder avec la justesse requise à toute vision.

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