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3 décembre 2015 4 03 /12 /décembre /2015 08:21

 

Guetteurs de beauté.

 

PD 23 File 002

                                                            Photographie de Thierry Chiès.

 

  Les Guetteurs de beauté, jamais on ne les voit. Nous voulons dire, directement, avec les globes de nos yeux, nos pupilles fussent-elles soumises à une volontaire mydriase. Parfois, aux heures indécises, fuyantes, à peine entrées dans la courbure du temps, nous les apercevons, évanescentes silhouettes glissant le long du fil de l'horizon. Un pur absentement d'eux-mêmes, de nous également, tellement il y a urgence à regarder avec le troisième œil, l'intérieur, le fameux  jnana chakshu des Indiens, cet œil de la connaissance qui ne saurait trouver écho sur quelque face de la Terre. Une singularité, une expérience rare, une esthétique à la limite d'un absolu.

  Ceci est tellement exigeant, hors du commun, étrange. C'est pour cette raison que les Guetteurs se fondent avec les choses qu'ils rencontrent. Avec la lisière du bois couleur de bruyère et de lichen, avec la courbe immense de la dune, tellement semblable à l'image tout en douceur de l'effigie féminine, avec le marais cerné de brumes et de tourbières, lissé de teinte argentée, de transparence pareille à la perle, à la nacre qu'on croirait purement immatérielles. Il y a tant d'évidence, de plénitude, d'immédiateté des choses à surgir de nulle part, comme si elles pouvaient résulter d'une révélation spontanée, se hisser dans l'éther à la seule force de leur propre éploiement, envahir  soudain le temps, parcourir l'espace selon une géométrie infinie, genres de polyèdres complexes révélant toujours de nouveaux fragments, de nouvelles faces selon l'inclinaison de la lumière.  Fusion matérielle, myriade d'impressions, fourmillement du réel, translation infinie des choses expliquant  la persistance du Guetteur à en extraire toujours plus que le regard lui-même ne saurait contenir.

  Car, à cela, se ployer à l'exacte dimension du paysage, en extraire un sentiment de solitude si près de ce que pourrait être une vraie liberté si, d'aventure, elle pouvait trouver à se réaliser;  à cela donc il faut une disposition particulière de l'âme, une inclination naturelle à faire spontanément phénomène avec la feuillela goutte d'eau, le vol erratique du martinet. Il faut, soi-même, s'extraire de ses attaches matérielles, consentir à être simple cerf-volant parmi les nuages, éclair sous les nuées, racine glissant dans  l'entrelacs des coulées de glaise.

  Car, le troisième œil, comme pourrait le laisser à penser notre rationalité occidentale, ne saurait être une simple vue de l'esprit, une hallucination, un jouet à l'intention des simples. Le troisième œil est cette aptitude fondamentale - qui s'exerce - à débusquer tout ce qui, par nature ou bien en raison d'une culture développée à son sujet, se révèle à nous comme une pure grâce, une donation essentielle dont la rencontre est aussi rare que précieuse. Et, immédiatement, nous pensons à la calligraphie chinoise, aux merveilleuses estampes de la période ukiyo-e au Japon, aux cerisiers en fleurs, à la cérémonie du thé, au teint d'ivoire de la geisha. Comme un orientalisme qui voudrait nous montrer la voie.

  Mais l'Occident ? Serait-il condamné à chercher indéfiniment ce que l'Orient, d'abord, aurait révélé à la manière d'un sommet inatteignable, un genre de Fuji-Yama transcendant le réel dans son ensemble ? Bien évidemment, non. L'Occident, lui aussi, mais d'une façon plus orientée vers une lecture "classique"  a apporté une  contribution essentielle à la connaissance du monde, au sentiment du paysage, à la révélation de la beauté. A savoir les œuvres  romantiques de Turner,"peintre de la lumière" et ses toiles brumeuses, vaporeuses comme situées dans les marges du rêve. Mais aussi les peintures de Constable, pensées selon les lois d'une "philosophie de la nature" dont la réalité picturale serait l'aboutissement, la concrétisation. Mais aussi les représentations des extraordinaires  paysages de la Baltique de Caspar David Friedrich, lequel affirmait :

 « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui. » 

 Car l'essentiel est bien là, dans ce que l'Artistele Guetteur de beauté voient en eux, image qui, non seulement leur révèle la nature selon une perspective encore non advenue, mais, surtout, les projette dans la connaissance intime de leur paysage intérieur. Or seule la rencontre avec le sublime peut engendrer une telle ouverture de l'acte contemplatif, seule elle peut projeter le sujet connaissant, à la fois hors de lui, dans les sphères de l'art et, d'une manière introspective, au sein du foyer des significations essentielles qui animent tout individu, cette dernière dimension demeurerait-elle inaperçue.

  Ainsi, le Photographe, pouvons-nous le saisir dans l'instant même où l'acte photographique, sur le point de se réaliser, le projette dans une contrée excédant de beaucoup cela qui fait phénomène devant ses yeux éblouis. Alors tout se démultiplie, tout fait sens bien au-delà de l'apparitionnel, aussi bien le long glissement de la loutre dans l'élément liquide, aussi bien le sautillement éclectique de la frêle araignée sur le miroir de l'eau, aussi bien le disque blanc du soleil faisant sa couronne blanche au-dessus de l'ilot d'arbres.

  Mais ce que les Guetteurs de beauté cherchent par-dessus tout, ce avec quoi ils ont rendez-vous, dont ils espèrent mieux qu'une connaissance approchée, c'est bien d'ouvrir leur propre territoire, de l'amener à une manière d'incandescence dont personne, ni le plus comblé des hommes, ni la plus épanouie des femmes, ne saurait réaliser l'économie, à savoir : faire coïncider sa propre beauté avec celle du monde. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                

 

 

   

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