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16 janvier 2016 6 16 /01 /janvier /2016 08:43
Dans le ravissement de soi.

"Une naufrageuse de tourments..."
avec Evguenia Freed.

Œuvre : André Maynet.

Partout était l’accablement. Partout la lourdeur, la compacité des choses, l’émiettement laborieux de la matière. La terre étirait ses sillons dans la douleur. Les rivières faisaient le gros dos avec les écailles luisantes de leurs tresses d’eau. Le ciel roulait ses nuages annelés pareils à de gros vers. Les arbres étaient de vivantes torches que le vent pliait dans un cri indistinct. Les oiseaux plongeaient dans l’air avec un bruit de rhombe. Les voitures glapissaient en longeant le caniveau des rues. Les cyclomoteurs cymbalisaient tels de hargneuses cigales. Le soleil bondissait dans l’éther avec la faucille de sa corolle blanche. Les hommes étaient mutiques, têtes engoncées dans l’étui des épaules. Les femmes chantaient au bord des fenêtres avec des sanglots et des gémissements de laine grise. Les enfants faisaient leurs boules de chenilles processionnaires dans les cours des écoles. Il y avait si peu de mots ouverts en ce temps-là, si peu de plénitude montant de la gorge des humains. On frôlait les silhouettes contiguës sans même s’apercevoir qu’elles existaient, qu’elles respiraient et cherchaient l’amour, leurs doigts griffant le néant avec application. Rien ne parlait. Rien ne sortait de soi. Tout demeurait ici et là comme si un étrange destin immobile avait frappé les concrétions de chair d’une monotone stupeur, d’une langueur commise à sa propre végétalité. On était pris dans d’inextricables mailles. On était remis à la forteresse de sa peau avec impossibilité de la transgresser et l’on croupissait dans ses propres humeurs comme un étrange animal se débattant dans l’eau noire d’un illisible marigot. On n’existait qu’à être cette perdition, ce poids irréfragable, ce boulet attaché aux basques du limon avec le danger imminent d’y retourner, de s’y enliser tel le phacochère dans sa bauge de boue, dans sa souille primitive. Il n’y avait rien d’autre à annoncer que cette prophétie en forme de bonde finale. On était au centre de ses tourments, on en sentait l’impérieuse vrille enfonçant dans le cuir de la dure-mère sa sirupeuse lame, son forêt mortifère.

Puis il y a eu comme une taie anthracite posée sur le ciel, attachée aux quatre orients de la Terre. C’était un chant si doux qu’il faisait penser à la phosphorescence de la lumière, au murmure de l’étincelle, à la discrétion de la luciole dans le chaume blond de l’été. Présence de miel et de lilas dans l’air embaumé de tendresse. Cela faisait sa palme douce. Cela effleurait les visages dans la profération sereine de la comptine. Cela faisait son bruit de source, son clapotis de résurgence comme au premier matin du monde. On était si bien, lové dans l’outre lisse de son corps. On en sentait le baume apaisant, on en devinait l’effleurement vert pareil à la pureté d’une huile, à la forme rassurante de l’olive. Une once de paix glissant sur la bannière des fronts, faisant de la peau une aire si impalpable qu’on eût cru ne plus exister, flotter dans l’espace ouranien silencieux tel la colombe se fondant avec l’élément qui l’accueille, dont elle naît avec une naturelle splendeur. Alors on consent à ouvrir les yeux, à ménager dans le dôme des paupières la fente à peine esquissée du regard du saurien veillant sa proie. Mais la proie est si docile, si gracieuse qu’on se confie à elle dans la dimension humble, presque indicible d’une conscience régénérée. Ce qu’on voit alors, c’est ceci : une apparition, un duvet flottant dans la brise, un dessin se dissolvant à même son estompe. Jour de neige, clarté de la lampe à huile dans la vapeur tiède du hammam.

Les « frères humains », on les voit dans une brume intangible, on les devine plutôt qu’on ne les côtoie, on les invente pareils à des esprits d’écume, à de virginales efflorescences. Cela sent la fleur d’oranger et le musc de la peau poncé par une eau lustrale. Cela fait sa caresse d’outre-jour avant que le crépuscule n’éteigne les couleurs du monde. On est reporté à soi dans une manière de candeur, on s’estime soudain d’une nature si rare qu’on ne se perçoit plus qu’à l’aune d’un infini glissement, d’une onde sans contour, d’un être porté au ravissement de soi. Ce qui veut dire d’abord d’une joie sourde, pleine, destinée à se connaître, ensuite le fait qu’on est enlevé à soi, soustrait à sa propre pesanteur, remis hors de sa citadelle intime, flottant dans les arcanes d’un pur onirisme. On s’est enfin détaché de son roc biologique, on a déposé son caparaçon de cuir, ôté ses vêtures sociales, enlevé son masque, celui derrière lequel on dissimule ses manquements et ses fuites.

On se livre nu à la face des choses avec sa propre réalité, son incontournable vérité. Rien ne saurait mieux nous accomplir que le renoncement à être dans le luxe et le faux-semblant. Assez de miroirs aux alouettes, de reflets sur les plaques immobiles des lacs, d’images troubles dans les vitrines consuméristes qui sont des pièges pour notre être-au-monde. Nous valons mieux que cela. Les autres attendent autre chose de nous qu’une simagrée de carton-pâte, qu’une agitation de marionnette sur les estrades de l’ambiguïté et de la dérobade. C’est dépouillés que nous devons avancer à la rencontre de l’autre puis à la nôtre comme si nous avions à nous reconnaître, toujours dans la simplicité, l’advenu sans détour, l’esquisse immédiate. Nous n’avons pas d’autre chemin à emprunter que celui tracé, ouvert, largement déployé par « Naufrageuse », celle par qui nos tourments se dissoudront dans la brume de l’heure. C’est parce qu’elle est légère, diaphane, mince, souple comme la liane, transparente comme l’aile de la libellule qu’Apparition est précieuse. Elle nous dit dans un lexique monochrome, unitaire, le lieu de notre être et la façon que nous avons d’y arriver. Il nous faut regarder tout ce qui vient nous visiter à la façon d’une plaine de neige à partir de laquelle s’élèverait toute connaissance possible de ce que nous rencontrons quotidiennement. Aussi bien l’Autre, l’oiseau, aussi bien le livre avec l’empreinte libre de la si belle poésie. « Naufrageuse », si étrangement dénommée par l’Artiste qui lui a donné vie, est à comprendre comme son exact contraire, à savoir comme celle qui nous sauve des écueils et des abîmes que nous longeons sans même qu’ils se révèlent à nous avec leur coefficient de perdition. C’est du naufrage que cette belle Icône immatérielle nous sauve. C’est de la perte et de l’incompréhension de ce qui nous arrive sous l’empreinte indélébile du Destin. Car la regardant, nous sommes LIBRES, infiniment LIBRES. Elle est l’image du mythe ascensionnel au travers duquel, sacrifiant nos fardeaux terrestres, nous nous envolons vers le domaine des pensées, cette arche célestielle dont jamais nous ne pouvons nous affranchir dès que nous en avons fait l’expérience. Voyez combien « Naufrageuse » est légère. Combien ses attaches sont fines qui, déjà, s’exonèrent des obligations mondaines. Combien son corps fluet, une plume, un souffle d’air, une palme aérienne, flotte au-dessus des soucis et des contraintes. Et que les fils qui la relient aux baudruches n’aillent pas vous abuser. Ce n’est pas de liens dont il s’agit, d’aliénation d’une possible liberté. Les ballons ne sont là qu’à figurer l’élévation en direction des pures Idées, des intellections salvatrices dont la simple évocation nous libère de nos conditionnements habituels, des fourches caudines dont nous sommes les confondants démiurges. Jamais nous ne sommes plus esclaves de la vie qu’à en fixer nous-mêmes les rives étroites entre lesquelles nous naviguons. Toujours les voiles faseyent dès l’instant où notre regard en longe les attaches matérielles, les points de fixation à la concrétude, à son visage têtu. Larguons les amarres, faisons claquer haut la voile qui nous hissera vers le large océan, au milieu de la brume lumineuse et du chant blanc des goélands. Là est le lieu de toute félicité ! Là est le lieu de « Naufrageuse ».

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