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13 janvier 2016 3 13 /01 /janvier /2016 09:41
Une esthétique de la fugue.

Œuvre : André Maynet.

Cette image, il ne faut nullement l’aborder frontalement. Seulement dans une manière de marche oblique, de progression diagonale qui lui donne son espace en même temps que sa respiration. Regarder adéquatement cette image, c’est procéder à sa propre métamorphose, se dépouiller de ses vêtures habituelles, s’obliger à une nécessaire simplicité. Devenir éphèbe par exemple, avec sa pureté, sa perfection corporelle, sa rigueur morale. Se confondre avec son éthique. Se plaire en compagnie des dieux et des déesses. Devenir si diaphane qu’une possible disparition serait proche, à tout le moins une absence au monde. Ou bien se glisser dans la peau du danseur, se faire non seulement danseur étoile mais mouvement, fluidité, figure, donc écriture sur la page vierge du praticable. Simple effleurement de la dalle du réel, genre d’envol célestiel qui, jamais ne retomberait, le temps que durerait la contemplation.

On est là, alors, à l’angle du jour, yeux qui interrogent l’éloignement du Sujet avec la même application que met l’enfant à sonder la vitrine où brillent le jouet et son désir. Une manière d’hésitation ontologique (on ne sait plus quel est le lieu de son être), de vol stationnaire, de bruissement d’élytres dans le poudroiement de l’heure. La lumière est douce, poncée, à la consistance de galet et de bulle irisée. On regarde au travers de la fente des yeux. Le jour est un talc qui semble n’être atteint d’aucune nécessité. Un flottement des choses, une gerbe d’écume paraissant ne jamais vouloir retomber, une à peine présence dans le pli du silence. « Fugue », nous la voyons comme l’on verrait la fumerole d’un volcan, la terre de lave d’Islande, la chute lente de la pierre ponce dans l’air tissé d’infini. Un insaisissable remis à notre imaginaire comme l’est la rêverie au bord du lac dans les arcanes d’une âme romantique. C’est si irréel que, soudain, nous croirions ne plus exister qu’à titre de théorie, juste dans la réminiscence d’un passé en fuite. Nous ne trouverions plus notre propre contour, nous aurions presque perdu figure humaine, nous serions devenus oiseaux perdus dans la rivière du ciel, sous la courbe indistincte du nuage. Si bien alors de se sentir appartenir au dôme infini du bleu, à l’immensité ne connaissant de limites que sa propre liberté. Heureux et pourtant il nous manque quelque chose. Peut-être une simple brise, un chant de source, l’effeuillement des secondes dans la ramure inventive des arbres. Ce à quoi nous n’avons pas accès, cela nous le savons avec certitude, c’est de connaître Celle qui est posée là sur son tabouret de bois, hiératique présence dont nous ne soupçonnons même pas la légende, dont même les nervures nous échappent. Mais nous ne renonçons pas à connaître, à faire un inventaire, à tracer une rapide esquisse, à oser un trait de fusain, à initier une parole. Mais voilà que tout se dérobe sitôt qu’approché. Mais voilà que nos yeux sont vides et nos mains désertées. Car « Fugue » a ceci de particulier que rien ne peut la circonscrire, fût-ce la généreuse palette du peintre. C’est ceci qui fait sa valeur et nous attache à elle avec une sorte d’urgence à nous exiler de l’énigme, avec une impatience dont nos membres évanouis ne prennent même plus acte.

Une description minutieuse, appliquée, serait vite évincée de son but. Il n’y a pas de saisie directe d’un Sujet si éloigné d’une altérité, si peu impliqué dans une hypothétique présence au monde, si délié de quelque forme d’appartenance au registre étroit des contingences. Il semblerait qu’il y ait, dans cette attitude polie de retrait un renoncement à être sous les traits d’une condition mondaine. Il en est ainsi des êtres tissés de mystère qu’ils se confondent toujours avec la trame qui les tient à la limite de l’exister. Alors il nous faut procéder à des analogies, à des rapprochements sémantiques, établir des passerelles avec des équivalents apparitionnels. Dans l’ordre de la musique on trouve vite sur sa route « L’art de la fugue » de Bach et c’est sans doute pourquoi nous l’avons affublée de ce beau nom dont l’énonciation même dit le rare, le non encore advenu, la réserve avant la profération du sens. Dans les contrepoints de Jean-Sébastien on retrouve la rigueur, la perfection, la recherche d’un absolu qui se lisent aussi dans l’épure du Modèle. Les notes sont de cristal, gouttes infiniment figées dans l’espace, attente du rythme qui les installera dans une temporalité aussi pleine qu’éphémère. C’est le prodige de cette musique, tissée d’une belle ambiguïté, qui nous tient en suspens et retient notre souffle, en attente de la proche révélation. Pure joie qui se laisse deviner, que nous anticipons et finalement coïncide à notre attente comme si, de toute éternité, la rencontre devait se produire, le miracle avoir lieu. C’est ainsi, le chef-d’œuvre, en son essence, est intemporel et flotte toujours en-deçà de nous, au-delà, y compris dans la coïncidence à notre présent le plus palpable. On se dit on y est, je l’attendais mais ne savais l’heure de sa venue. On est dans la certitude d’une rencontre et des ailes poussent dans le dos afin de nous assurer d’une transcendance, d’une vérité brillante comme la pluie d’étoiles.

Dans l’ordre de la poésie, « Fugue », pollen dans le calice, trouve son naturel abri dans le dire mallarméen. Quelle autre langue en effet lui destiner que cette dérive songeuse, volontiers labyrinthique, dédisant toujours ce qui semblait se dire, s’ourlant des mille efflorescences qui font d’un poème le nectar qu’il est, destiné aux dieux ? Quelle autre ambroisie faire briller à la cimaise des fronts studieux que cette phrase qui jamais n’en finit de se dérouler et de nous prendre dans ses circonvolutions, pareille à une incantation, à une flamme blanche s’alimentant à son propre éclat ? Ivresse mallarméenne que beaucoup ont confondue avec un prétendu hermétisme. Parlaient-ils de leur propre désarroi, ces lecteurs distraits ? La poésie est approchée, intuitionnée, regardée comme l’on contemple une gemme. En silence. Dans le recueillement. Imaginons un instant Stéphane faisant glisser son onirique yole au ras d’une eau si claire qu’elle en paraîtrait lustrale, commise aux ablutions les plus sacrées. Peut-être les intellectives qui font le front pensif. Entendons l’âme du Poète méditer à la vue de l’élégant nénuphar (un autre nom pour « Fugue »), l’âme, oui, que convoquer d’autre que ce principe subtil pour annoncer le domaine de la poésie, entrer dans le sanctuaire où reposent ensemble les dieux et ceux qui leur apportent des offrandes ? Mais entendons le Poète :

[…Résumer d’un regard la vierge absence

éparse en cette solitude et,

comme on cueille,

en mémoire d’un site,

l’un de ces magiques nénuphars clos

qui y surgissent tout à coup,

enveloppant de leur creuse blancheur un rien,

fait de songes intacts,

du bonheur qui n’aura pas lieu

et de mon souffle ici retenu

dans la peur d’une apparition…]

« Le Nénuphar Blanc ».

De la Mystérieuse Habitante du bord de l’eau dont le Poète était en quête nous ne saurons rien de plus que quelques noms imaginaires, La Méditative ; la Hautaine ; la Farouche ; la Gaie, muse imaginaire polyphonique se confondant avec l’écume blanche du nénuphar aussi bien qu’avec l’œuf du cygne qui en côtoie la brume native. « Fugue », nous la remettons au Poète afin qu’il la prenne en garde et la confie à Erato, « l’aimable », celle qui préside aux destinées de l’élégie et de la poésie amoureuse. « Fugue », « Femmes Mallarméennes » : les mêmes insaisissables, tout comme le poème qui les porte au-devant de nous et se dissout à même sa parution.

Dans l’ordre de la peinture « Fugue » appelle, dans un premier geste du regard, le symbolisme d’un Puvis de Chavannes. Certes les œuvres sont toujours singulières et l’analogie ne va pas toujours de soi. Mais rien n’empêche de mettre en relation.

Une esthétique de la fugue.

Ici l’on s’attachera surtout aux équivalents formels et aux significations sous jacentes mais ce seront les différences qui nous éclaireront bien plus que les confluences. Si les deux œuvres procèdent de la mise en scène d’une même solitude, si les Modèles possèdent une carnation qui pourrait se confondre, si les Sujets semblent isolés, remis à un espace commun qui les isole plus qu’il ne les porte à la communication, là paraissent s’arrêter les similitudes. En réalité les attitudes sont profondément antinomiques. C’est « L’espérance » que Puvis a voulu peindre sous les traits de cette jeune fille au corps si doux, lisse, marmoréen, pareil à une statue de Carrare. La branche d’olivier qu’elle tient dans sa main gauche est le signe patent d’une paix à l’horizon du monde. Les yeux se portent avec confiance sur le peintre en train d’exécuter la toile. L’ouverture des bras est la marque d’une sérénité, d’une disposition à l’altérité, à l’accueil d’un bonheur simple. Placé là, au centre des collines, le corps rayonne de l’intérieur, communique sa clarté au linge blanc qui l’accueille et le reçoit comme une offrande. Il y a une joie tout intérieure qui ne semble contenue qu’à annoncer l’amorce d’une plénitude.

Percevoir « Fugue », en regard, c’est s’en remettre à une vision totalement autre. Comme si, les deux œuvres rapprochées, jouaient en mode dialectique deux partitions radicalement opposées. « Fugue » dérape, glisse, échappe constamment à notre naturelle curiosité, se dissimule à même son exposition. « La nature aime à se cacher » disait Héraclite l’Obscur. Sentence qui pourrait figurer à la cimaise de l’œuvre. Nous n’avons aucune prise sur le ruissellement noir des cheveux. La poitrine s’y dissimule comme derrière un mystérieux paravent. Les bras sont croisés, les mains jointes comme en un geste de défense. Les pieds figurent un « V » fermé telle une conclusion venant nous dire l’impossibilité d’aller plus avant dans un essai de compréhension. Le fond de cendre et de brume participe à cette nébulosité de l’être dont nous serions bien en peine de dire l’état d’âme, les possibles inclinations, les hypothétiques affinités. Voyeurs d’une aire vide, il s’en faudrait de peu que, nous aussi, soyons en fuite, pareils à la dernière note d’un clavecin se dissolvant dans l’éther, identiques aux ultimes mots du Poète qui disent la transparence de la présence et son indicible chant !

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