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20 janvier 2016 3 20 /01 /janvier /2016 09:12
Soi dans le miroir du monde.

« Fleur de sel ».

Œuvre : André Maynet.

Elle était une Inconnue. Elle était si peu apparente aux autres, à Elle-même, qu’Elle n’avait pas encore reçu de nom. On pouvait aussi bien la confondre avec le voile du nuage, le destin léger de la brume, la promesse de vent à l’horizon du monde. Elle était une présence si subtile, une ligne si éphémère qu’Elle eût pu s’effacer des allées de poussière sans même qu’on s’en rendît compte. C’était tellement bien, c’était si réconfortant de demeurer dans la pliure d’une idée, de méditer dans la nervure d’un songe. Être soi et en même temps n’être personne. C’était un sentiment si beau qu’il tutoyait l’absolu et nulle chose sur Terre n’eût pu égaler cette marche légère pareille à celle des gerridés, ces Patineurs d’eau qui glissent insensiblement sur l’onde, leurs pattes de verre dessinant des cercles de lumière alors que leur corps oblongs sautillent comme l’enfant espiègle. Donc Innommée progressait dans la vie avec la discrétion d’une poésie dans la neuve lueur de l’aube et c’était comme un fin grésil qui aurait poudré le ciel de sa longue absence.

En réalité Elle voyait beaucoup de choses, de la plus ténue jusqu’à la plus apparente mais Elle ne s’apercevait pas Elle-même. Elle voyait la dentelle des montagnes faire leurs lignes blanches au plus haut de l’éther. Elle voyait le dôme dilaté de la mer, ses courants, ses houles fomentées par la Lune, ses mille braises semées par les Etoiles. Elle voyait le lent balancement des arbres, leurs ramures traversées du vol gris des oiseaux, les ruisseaux de vent qui se dispersaient loin dans un brouillard floconneux. Tout cela Elle le voyait. Tout cela Elle en sentait les effluves dans son antre de chair et il n’était pas rare que le Mistral ou bien la Tramontane ne vinssent poindre sous sa peau, juste à la jonction des pores et de la vue des hommes. Mais nul Existant n’avait jamais aperçu sa fuite longue, la trace de son inapparence, son empreinte se confondant avec les écorces ou bien les blanches racines des géants de la Terre. Elle ne faisait sens qu’à être semblable au rien, au peu, au presque survenu dans le dépliement de la rose ou bien la mue de la chrysalide. Une à peine insistance. Un genre de mélodie si faible qu’on l’eût crue abreuvée à sa propre source. Se déplaçant Elle ne faisait ni bruit, ni mouvement, aussi discrète que la corolle du soufi traçant en silence la courbe de l’être.

Pourtant, un jour pas plus haut que les autres, un jour sans cause ni conséquence, Absente porta ses pas en direction d’un frais vallon où dormait un lac à la consistance si légère qu’on l’eût confondu avec ces estampes nippones aussi mystérieuses qu’impalpables. Voyageuse était peu vêtue. Quelques cheveux bruns en cascade. Une poitrine aussi menue que des raisins de Corinthe. Un chiffon noir ceignait l’un de ses poignets. Des chaussettes zébrées couraient le long de ses jambes alors que de simples chaussures semblaient la relier au sol dans une espèce de distraction. Maintenant la voici accroupie sur ses talons comme le font volontiers les Orientales, portant à la bouche une illisible brindille. Soudain, comme sortie de l’eau, c’est l’image reflétée de Songeuse qui s’éclaire et témoigne de Celle qui en est l’écho. L’onde frémit, se trouble, sculpte peu à peu l’effigie de Distraite. Oui, la voilà devenue la Fille-aux-mille-noms, celle que l’eau féconde et métamorphose à chaque instant, la rendant pareille au nuage joué par le vent. En effet comment baptiser une image si fuyante, comment lui donner un prédicat qui ne la fixe dans la rigidité de la pierre, dans la pesanteur de l’airain. ? C’est si rare cette évanescence qui reconduit l’être à ne figurer qu’à l’aune d’une constante disparition, d’un trait si peu affirmé que même une estompe légère échouerait à en préciser les contours. Parution de la feuille de bouleau dans le tremblement cendré de la taïga. Fumée bleue se dissolvant dans l’air alors que le crépuscule gagne et efface les ombres.

Mais jamais on ne peut vivre dans la dissimilation à soi. Il faut s’écarter de soi, suivre le contour de sa silhouette, se regarder exister tout comme le colibri sent de l’intérieur son vol stationnaire et prend conscience de participer à la grande farandole du monde. C’est cela la conscience, venir de rien, différer de sa propre figure et se percevoir comme doué de vie, de pouvoir, de puissance. Alors on peut se redresser, soulever son corps massif au-dessus de la savane et regarder la compagnie des autres, le balancement de la girafe, le cuir dense du rhinocéros, les cornes en forme de crochet des gnous. Alors on est au monde et le monde est à nous. Voyant son image reflétée par le miroir de l’eau, Elle prend nom, Elle prend forme et figure dans la lignée humaine avec sa singularité, son bagage qui n’est qu’à Elle, ses yeux qui brillent de leur éclat de silex, ses mains fines pour pétrir la pâte ou bien dessiner, ses jambes longues pour connaître les paysages ou bien fuir.

Mais, voici que s’attardant près de l’eau commence le danger. Le reflet de l’image est si vif, sa vibration si fascinante qu’Elle se perd en lui, qu’Elle disparaît à même sa propre survenue. Elle est dans le regard à soi, dans l’unique vue qui circonscrit l’être à son propre halo, Elle n’entend plus le monde, ne sent plus ni le poids de l’air ni la voix au loin qui appelle et chante l’amour. Elle est prise dans ses propres remous, Elle devient Narcisse dans la nasse du Moi, Elle devient Ophélie noyée dans l’eau qui la traverse, qu’elle n’a pas su porter comme une offrande en direction de l’Autre afin qu’il puisse s’abreuver et goûter la joie simple de boire dans la simplicité. Se connaissant à peine et déjà Elle n’est plus. De terrestres Voyageurs longent le lac un matin où l’air est de cristal, où la vue devient perçante comme l’œil du faucon. Nulle trace qui indiquerait une présence, fût-elle celle du martin-pêcheur ou bien le frémissement de la libellule. Venue du fond de l’eau une image flotte, indécise, identique à la photographie émergeant des sels d’argent. Une image qui tremble et indique le lieu d’une apparition-disparition. Le globe indistinct d’une fleur avec, au milieu, la graine semblable à un œil. Elle semble être une Fleur de sel, cette écume de cristaux blancs flottant à la surface des marais que le vent féconde de son haleine continue. Fleur de sel, le dernier nom de Celle qui n’en avait pas et voulut se confondre avec son propre reflet. Il ne reste jamais des choses et des Vivants que cette trace presque illisible, ces akènes qui témoignent d’un passage, essaiment puis meurent dans l’indifférence du monde. D’autres images naîtront. Une infinité. Elles ne seront que des apparences, des illusions se dissolvant sur la courbe des rétines. Aurons-nous été, au moins l’espace d’une vision, autre chose qu’une buée sur une glace ? Autre chose ?

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