« Angélophanie...d'une divine ».
Avec Evguenia Freed.
Œuvre : André Maynet.
C’était ici, c’était ailleurs, c’était autrefois, c’était maintenant. C’était comme d’être parvenu à l’extrémité du monde avec la langue d’une péninsule plongeant dans le bouillonnement des eaux. On en voyait l’infini flottement mais on n’en pouvait discerner la géographie, en décrire ne serait-ce que l’illisible fuite dans une manière de troublant questionnement. Tout se dissolvant à même sa parution. On tendait le bras, on dépliait la corolle de sa main et ne s’y révélaient qu’une pluie d’écume, l’envol d’une colombe dans le jour boréal. Tout était dans la pliure, dans l’enroulement sur soi, dans l’atténuation de la lumière, dans le dénuement d’une couleur cendrée proférant à demi-mots l’incertitude d’être. Dans cette clarté floconneuse tissée de cendres et d’ennui comment eût-on pu s’illustrer soi-même autrement que dans l’hésitation à paraître ? Jamais on n’était allés à l’extrême pointe de son corps, là où la granulation de chair devient si fluide qu’on ne s’appartient plus vraiment. Versement de notre jarre intime dans le fleuve mondain sans que s’annonce la moindre distinction. Sentiment profond, mais ineffable, mais indicible, d’être le vol gris de l’oiseau dans la rafale qui le dessine, d’être la valve rainurée de la coquille que visite l’eau de l’océan, la feuille que porte la brise entre ses lèvres adoucies. C’est si étrange de ne plus s’appartenir que dans le filin d’une idée qui nous rattache à l’exister dans la nuance, l’approche, l’essai de coïncider avec quelque chose, fût-ce la discrétion de l’étoile de rosée dans la faille bleue de l’aube. On est là, sur la pointe des pieds, on s’essaie à un entrechat, on avance sur le cercle de l’exister cherchant à deviner le secret de sa chorégraphie, à percevoir sa petite musique venue de si loin qu’elle s’ourle de silence et nous incline à n’être qu’énigme, simple molécule abritée dans le creux d’une spirale.
On est là, postés dans la guérite, on regarde au travers d’une si mince fente qu’elle pourrait aussi bien s’absenter que nous n’en aurions même plus conscience. Il en est de toute fascination comme de toute magie, elle ne produit ses effets qu’à mieux nous hypnotiser, qu’à nous serrer étroitement dans les rets de notre imaginaire, à nous circonscrire dans les mailles de notre désir. Alors nous buvons la sublime ambroisie et devenons le breuvage lui-même, cette ébriété, ce flottement infinis qui pulvérisent nos sensations en une myriade de gouttelettes pareilles à une brume. On veut connaître. On veut savoir en dépit de cette lueur vacillante qui nous visite avec l’inconstance d’un feu-follet. On déplisse la toile de ses paupières. Les grains de lumière font leur farandole. Il y a des trilles, des suspens, des rafales comme au plus fort de la tempête, puis de soudaines accalmies. La clarté, le lexique du jour on les sent glisser sur le toboggan de notre chiasma, on en suit le trajet constellé de signes, de points et de tirets, morse mystérieux qui surgit dans notre citadelle avec la force d’une braise trouant la nuit d’ébène. Puis ce sont les premiers éclats, les premières nuées de phosphènes qui envahissent l’écran blanc de notre scène occipitale, y gravent les images que, bientôt nous aurons à déchiffrer comme autant de confondants hiéroglyphes. Voici, cela se précise, voici, cela prend forme, ce qui veut dire que le sens se construit patiemment, à coups de projecteurs comme autrefois dans les scintillements et les syncopes du cinéma muet, pluralité de sèmes si denses que nous avons de la peine à marcher de conserve avec eux, à en démêler la subtile alchimie. Alors, saisissant une bribe de signification ici et là, nous disons ce qui nous visite et faisons paraître ce qui, il y a seulement un instant, ne s’animait que du spectacle confus des esquisses, des ébauches préparatoires à la compréhension.
Alors nous disons au plus près. Nous disons le miroir sombre de la lagune, le camaïeu de gis, cette belle teinte médiatrice entre l’être et le non-être, ce qui pourrait aussi bien avoir lieu et temps que disparaître à même son ambivalence, son ambiguïté. Nous disons la touffe presque inapparente du végétal, le rythme sourd des massettes, la ligne d’horizon si peu tracée qu’elle en est illisible, l’à-peine nuage se perdant dans l’étain du ciel. Nous disons la lumière zénithale, sa coulée pareille à une Pierre de Lune, la glaçure qu’elle pose sur cette Inaperçue, cette « Née du silence », tellement la touche est subtile, simple effleurement de ce qui est à naître afin que nous en prenions possession, que nous lui donnions une stèle sur laquelle paraître dans l’immobilité et le luxe de ce qui avance au-devant de nous dans la modestie. Mais regardons plus avant. Mais visons dans la profondeur. Ne nous contentons pas d’une rapide approche qui serait définitive en raison de notre certitude. Tout est toujours en fuite que nous essayons de saisir. Constante métamorphose du réel. Constante anamorphose de l’être qui brille sous mille apparences et qu’il serait vain de vouloir enfermer dans le cadre contraignant d’un concept ou d’une rationalité. Cette prétendue « divine », cette mise en acte d’une « angélophanie », est-elle bien de cette nature ? N’est-ce pas nous qui attribuons l’essence à ce qui vient nous visiter et ne saurait dialoguer avec nous puisque l’image est cette muette supplique à laquelle nous prêtons notre propre parole méditante. Jamais proférante. Oui, sans doute le traitement de cette icône nous invite-t-il à cette singulière approche de ce qui ne saurait en réalité s’enfermer dans la précision d’un prédicat. Jamais nous ne saurons qui est cette Etrange. Jamais nous ne pourrons la cerner et délimiter ses traits comme nous le ferions pour une chose du monde, un outil ou un instrument à la fonction bien établie. La joie que nous éprouvons à regarder « Née du silence » est à la mesure de son apparition-disparition, du flou dont elle aime à s’entourer de manière à sauver son bien le plus précieux, l’être qui en soutient ce corps esthétique à la mesure de l’égarement, du désarroi qu’il suscite en nous. Du reste une voie est tracée en cette direction d’une toujours possible distraction de la présence et le refuge dans l’absence.
Drapée dans son linge identique à une impalpable brume, elle nous reconduit au mythe d’Isis et de son voile. Isis à qui Héraclite, dans le temple d’Ephèse, dédie un ouvrage portant l’énigmatique aphorisme : « Nature aime à se cacher ». Isis dont les seins font signe en direction de sa fonction nourricière, le voile étant le symbole des mystères dissimulés. Magnifique allégorie faisant du voile d’Isis cette vêture symbolique voulant dire l’effort des hommes, au travers de la science, de la poésie, vers un décryptage des secrets de la Nature. Mais la Nature est l’Être. Donc, originellement, c’est de cela dont il s’agit : porter au jour ce qui se dérobe dans les plis de la nuit, dans les volutes d’ombre, dans le dédale de ce qui brille et demeure toujours invisible, la phénoménalité en son essence. En réalité, nous n’existons qu’à être dévoilés afin que puisse se réaliser l’extase nous extrayant du néant. Nous ne sommes qu’à être voilés, puisque l’être n’a ni prédicat, ni lieu, ni temps, ni silhouette à offrir à notre contemplation. Ainsi est l’être qui se dérobe toujours à nous dès l’instant où nous nous mettons en quête de sa présence. Le voile est ce qui nous interroge et nous fait poser la question de notre ouverture au monde. Questions nous sommes depuis notre premier dévoilement, notre naissance jusqu’à laquelle nous étions voilés et ceci jusqu’à notre mort où le voile nous soustraira à nouveau aux yeux de ceux qui interrogent.