« Essuyeurs ».
Œuvre : Douni Hou.
De ce côté-ci du visible.
Combien cette image nous paraît rassurante. Combien nous sommes émus à simplement regarder ces enfants qui semblent venus d’un autre âge. Peut-être d’une parenthèse de l’Histoire. Peut-être d’un temps d’écume et de douceur. D’un temps de joie immédiate où les choses se livrent dans une manière d’évidence, de naturel. Alors les étants déclinent leur identité dans le simple. La pomme est ce fruit à la chair souple qui inonde le palais de son suc généreux. Le chat s’étire et arrondit son dos à l’aune d’une féline paresse. La crête de la montagne bleuit dans le jour qui vient. Ces enfants qui semblent tout droit venus d’une image d’Epinal, d’une heure parmi le rythme heureux des Année Glorieuses, nous les faisons nôtres sans autre souci que de les voir tels qu’ils sont, à savoir des innocences en train de s’épanouir. Leur jeu est si spontané, leurs gestes si dépouillés, si retirés d’un calcul qu’ils paraissent s’enlever d’eux-mêmes de la toile qui en a assuré l’essor. Quoi de plus enfantin que ce ballet des mains qui caressent le décor, quoi de plus satisfaisant pour l’esprit que cette félicité directement donnée à la rencontre avec le monde ? Trouver un lieu où être sans attente. Caresser une paroi, sentir, au bout de ses doigts, le croisement des fils, deviner le tissage qui les mêle tout comme le Destin organise la vie des hommes à leur insu.
Au début, regardant l’œuvre avec une certaine distraction, nous n’y avons aperçu qu’un divertissement dont nous ne connaissions ni l’objet, ni la finalité. Nous étions fascinés et entraînés à une vision rassurante de ce qui se donnait à voir : le jeu pour le jeu et rien qui trouble et dérange. Inconsciemment, nous avons besoin de donner des gages à notre narcissisme, de faire de la toile un miroir qui nous renvoie le spectacle rassurant de cela qui vient à notre encontre. Mais, dans le fond, avons-nous suffisamment regardé ? Correctement regardé ? Dans l’adéquation au réel dont se vêt la vérité ? Avions-nous seulement perçu ces lettres sur le subjectile ocre qui tracent le mot « larme » ? Nous étions-nous questionnés sur la nature de ce que voulait signifier l’action d’essuyer, sans doute d’effacer ? Vraisemblablement nous occultions ce qui aurait pu s’immiscer dans notre conscience avec la dureté de la pierre. Nous avions évincé tout l’implicite qui courait à bas bruit parmi la texture serrée de la trame. Inévitable inclination humaine qui longe l’abîme, feignant de n’en être pas informé. Une sorte de progression au bord d’une cécité afin que la toujours possible brûlure ne vienne toucher notre âme de son effusion ignée. Il est toujours si douloureux de s’exposer au tranchant de silex de la lucidité. Oui, c’est bien ce signe avant-coureur de tout désespoir, parfois hérissé d’une possible tragédie que le mot « larme » contient comme si, à sa seule évocation, soudain, le monde pouvait basculer. Et, parfois, en effet, il se met à tourner à l’envers et nous laisse démunis, les yeux mouillés et les mains vides. Nous sommes orphelins, nous sommes perdus et rien ne fait plus signe qui nous remettrait au bord de l’embarcation dont, depuis toujours, nous étions les passagers inconscients. Peut-être heureux de l’être.
LARME. Nous en prenons connaissance. Nous soupesons le mot, en éprouvons le gonflement, en saisissons le jaillissement dans un futur proche, comme si, déjà, le présent en était affecté, sur le bord d’une connaissance que nous pressentons dangereuse. L.A.R.M.E. Le mot, nous le triturons, le décomposons, voulons en éprouver toutes les facettes. Car, enfin, il nous faut transgresser notre propre massif de chair et surgir dans cela qui veut se dire, se retient et menace d’exploser, de lacérer notre visage, de labourer notre derme, d’y déposer des scories qui, jamais, ne pourront en être évincées. Il y a des vérités pareilles à des épines. Elles se plantent dans la conscience et, dès lors, nulle échappatoire. Il faudra vivre avec la blessure et admettre que ses propres yeux se mettent à sécréter des larmes, gluantes résines qui ne sont jamais que de l’esprit devenu matière, pensées métamorphosées en petites gênes existentielles. Un prurit à jamais ! LARME, nous commençons à en percevoir l’incroyable polysémie, la face ductile, incroyablement mobile, la propension à habiter aussi bien le chagrin passager, que le basculement du sens dans l’aporie indépassable qui nous guette dès que nous ne percevons plus « l’inquiétante étrangeté » dont nous sommes modelés, tout comme le monde qui nous accueille et toujours nous remet en question. Nous le savions. LARME peut aussi bien se scinder, se vêtir d’une apostrophe et devenir, par une manière d’étrange exuvie, L’ARME et faire signe en direction de la guerre, du pogrom, de l’holocauste, de l’immolation, du génocide. Certes ces mots sont lourds à prononcer, douloureux et il s’en faut de peu qu’une soudaine aphasie ne les maintienne dans l’isthme du gosier et qu’aucune profération verbale n’en devienne possible. Mots de la douleur et de l’incompréhension. Mots du nihilisme accompli et l’horizon devient vide et la parole blanche.
De l’autre côté du visible.
Oui, nous avons procédé à un saut. Oui, nous sommes passés sur l’autre versant. Là où les larmes sont versées tout contre les armes qui les provoquent et font des corps de simples cibles, des effigies pareilles à celles de champs de tir où le jeu est subtil lorsque la figure humaine est réduite à un pointillé, à une silhouette dont la forme n’est plus reconnaissable. Réduire à néant. Biffer de l’existence. Certes nous sommes encore de ce côté-ci mais la toile est si mince qui, à tout instant, peut se déchirer et nous livrer à l’inconcevable. Un œil est là, derrière, dans la déchirure du tissu. Il guette. Une mince lueur s’y dessine. Conscience des hommes qui subissent des assauts dont ils ne comprennent pas le sens. Partout s’allument les éclairs des bombes. Partout les barils de la détestation, de la haine, font leurs traînées de chlore dans le ciel chargé d’humeurs délétères. Partout les feux de la violence, les scories d’une rage qui veut détruire, simplement détruire. Annihiler. Les « raisons » de la guerre, les motifs de la confrontation sont toujours si inextricablement emmêlées qu’il n’y a plus de lecture possible de ces événements tragiques. Alors on se terre. Alors on se groupe en famille, entre amis, entre communautés promises à l’extinction. On étrécit les mailles de l’exister à la peu de chagrin. Dehors, le déluge des bombes. Dedans la poussière, le vol des gravats, les nuées de ciment, les provisions étiques, les cris et surtout la PEUR qui envahit tout, suinte le long des plâtras, gangrène les cœurs, tétanise le buisson des mains.
Dehors les ruisseaux de sang dans les caniveaux de l’indifférence. Certes on se réunit. Certes on menace. Certes on brandit la mesure de rétorsion, la mise à l’index, la réprobation universelle. Mais que faire lorsque la barbarie s’empare des hommes et que le désir de tuer devient leur unique mobile, leur seule et coruscante obsession ? Tout devient obscur. La lumière semble avoir abdiqué, renoncé à allumer l’étincelle de l’espoir sur quelque coin de la Terre. L’ennemi est invisible. Seulement des Tyrans qui se dissimulent dans l’ombre et inclinent le pouce vers le sol depuis leurs palais de stuc, de suffisance et d’inhumanité. Le bruit constant des bombes est leur éructation. Les déflagrations qui détruisent les tympans sont leurs paroles. Les gaz qui rongent les bronches sont leur respiration fétide, le seul langage qu’ils tiennent depuis leurs bunkers tapissés de haine et de violence gratuite. On établit des corridors afin de sauver les vies qui peuvent encore l’être. Mais les trêves sont de courte durée et c’est toujours le crépitement des armes qui reprend le dessus, assène sa loi d’airain. Comment alors, être encore, Femme, Homme, Enfant sur les routes de l’exode que, sans doute, l’on désignera à la prochaine vindicte des Spectres de l’ombre.
Les temples, les amphithéâtres millénaires que les civilisations ont patiemment construits, voilà qu’ils s’effondrent comme châteaux de cartes, signant la fin probable de l’humanité. Tout est bafoué qui a un sens : l’Histoire, l’Art, le Beau, le Bien, le Vrai, ces universaux par lesquels l’homme affirme sa transcendance et reconduit le néant dans les limbes. Voici que les immémoriales forces souterraines surgissent. Voici que la pieuvre tentaculaire que l’on croyait disparue à jamais, déplie à nouveau le génie du mal, lacère les oeuvres des créateurs, fait des autodafés des ouvrages de l’esprit. Y a-t-il une limite à la folie des hommes ? Vraiment les expériences n’apprennent rien, les événements se dissolvent à mesure de la marche inexorable du temps. Il n’y a plus d’espace. Il n’y a plus d’éternité. Plus de projet qui tienne. Plus de futur. Seulement un horizon dévasté où seul l’instant saisi de vertige préside à sa propre destruction. L’arme a remplacé l’âme et tient lieu de principe de vie. Partout on entend les déflagrations de la fureur en acte, les assauts de la démence. Le monde ne se montre plus en poésie, pas plus qu’en prose. Le langage a été aboli par un inextinguible désir de puissance qui n’est jamais que l’envers de la raison. Le langage, essence de l’homme, est parvenu à son extrême limite, à sa pathétique abolition. Mais qui donc arrivera qui ranimera la flamme ? Mais rien ne sert d’attendre Dieu dont on sait qu’il est mort depuis longtemps. Pas plus qu’il ne convient d’agiter quelque espoir messianique. Chacun en soi, dans le secret de sa conscience, possède une partie de cette résurgence par laquelle l’homme se redressera et portera haut le destin irréfragable de son identité. Ces enfants de l’image, si nous les interrogeons adéquatement quant à leur essence, sont l’allégorie par laquelle « essuyer » ces larmes qui témoignent d’une trop grande douleur. Le temps est devant nous qui exige notre humanité. Nul ne saurait s’y dérober.