"Souricière à mirages".
Œuvre : André Maynet.
Être hors-sol.
C’était ainsi, il fallait avancer dans la poussière de sable, au milieu des tornades de chaleur, envelopper son visage du linge blanc du taguelmoust, plisser les yeux, retenir sa respiration, devenir légère comme le criquet pris dans les mailles fibreuses de l’harmattan, sentir son corps devenir cette pure abstraction, cette ligne flexueuse à mi-distance du ciel et de la terre, cette manière de flottement qui ne serait jamais accompli que du centre de ses propres sensations. Il fallait être hors-sol et le demeurer tant que vous visiterait l’écume du rêve, là, à des milliers de lieues du réel, où ne flottaient que des idées, des pensées, de simples intellections affairées d’elles-mêmes.
Au milieu des dunes.
Ici, au milieu des dunes, parmi leurs souples oscillations, leur immobile progression, une jeune femme du doux nom de Sibylle - cette pourvue du don de prophétie -, marche au-devant d’elle-même, son corps la suivant à peu de distance, pareille à une ombre, à une nuée grise attachée à un mystérieux cheminement. L’air est une toile compacte faite d’un tissage de grains de sable, de pliures de vent, de fragments de réminiscences venues du plus loin de la mémoire. Ici, nul besoin d’évoquer la force illuminante de la foudre, de se pencher sur la dépouille d’animaux sacrifiés pour déceler ce que sera l’avenir, en deviner la couleur, en dessiner l’essence. Il suffit d’avoir séparé son corps de son esprit afin que ce dernier, enfin déliré des entraves de la matérialité, puisse s’affranchir de toute contrainte et vogue librement dans l’espace infini des délibérations ouraniennes. Se projeter dans l’heure qui vient, dans le jour qui s’annonce au loin, dans la minute qui grésille d’impatience est ceci : se sustenter à l’aune de sa propre liberté et fixer de ses yeux de braise ce qui apparaît, tout là-bas, au bout du long tunnel noir que déchire l’arche brillante d’une vérité. Nulle autre voie que de déciller longuement ses yeux, de les laisser se confronter à cela qui surgit, ou bien la noirceur d’une aporie ou bien l’étincelle d’une connaissance, la flamme d’une beauté. Avenir : une maille à l’endroit qui nous dit l’ouverture du monde, sa merveilleuse image, sa libre disposition à s’affirmer dans la clarté ; une maille à l’envers qui est sa face cachée, le revers d’une fortune, une plaie de l’âme, la perte d’un avoir, la dissimulation d’une pépite dans l’obscur de la roche, sans doute cet inconscient qui nous ôte la vision des choses pour la mettre au secret.
Sibylle en sa nudité.
Dans la lumière de porcelaine, sur la toile de fond de l’inconnu, Sibylle avance dans la pure verticalité qui la fait être. Elle s’est débarrassée de la complexité du long taguelmoust, a abandonné la vêture blanche qui emmaillotait son corps. Elle avance, bien droite, campée sur l’échasse double de ses jambes. La fente discrète de son sexe repliée sur la mystérieuse colline du mont de Vénus. Son abdomen de neige est pareil à un toboggan sur lequel glisserait la discrétion du temps. Cavité du nombril, ovale à peine parvenu à maturité comme pour dire la naissance latente, le bientôt surgissement sur la scène du monde. Les deux boutons de la poitrine, minces rubis que la modestie éteint de la cendre de sa touche à peine proférée. Tiges des clavicules sur lesquelles repose le masque blanc de la tête que recouvre le buisson hauturier des cheveux. Et les yeux, le nez, la bouche, à peine quelque ponctuation pour dire la présence humaine, sa belle déclinaison dans l’ordre du percevoir, du ressenti, ces ondes longues qui, longtemps, font leur ondoiement dans le massif de chair après qu’un son, une image, un langage en a touché la sublime silhouette.
Lampe-tempête.
Et les bras, ces étranges péninsules qui font des mains les récifs les plus avancés de notre rapport aux choses. Les mains, objets artisanaux qui façonnent notre relation au préhensible, à l’Autre surtout que nous effleurons, parfois pétrissons comme si nous souhaitions en faire une terre annexée, un territoire prolongeant le nôtre afin que nous ne demeurions orphelins, démunis avec le bâton des doigts serrant le vide et la perte à jamais. Et cette lampe-tempête qui diffuse sa blanche clarté, qui fait sa boule de brillant mercure, qui fait rayonner autour de soi cette manière de subtile aura, qui est-elle ? QUI ? Oui, car elle n’est pas une chose ordinaire, un simple lumignon dont on s’enquerrait afin de percer la nuit et tracer l’ouverture par laquelle on s’immiscerait dans l’antre multiple du monde, cette caverne d’Ali Baba encombrée de monts et merveilles, de coffres secrets, peut-être de pièges et de « souricières à mirages ».
Individus de l’abîme.
Cette lampe est, à l’évidence, le fanal de l’esprit, le lumignon de la conscience. Pour cette raison parlions-nous, précédemment, d’une séparation du corps et de l’esprit. Corps dans sa pure présence verticale, esprit-conscience porté au-delà de la tunique humaine afin de témoigner, mais aussi de voir plus loin que soi, dans ce futur qui nous constitue à chaque instant, trille, égrènement des secondes dont nous ne percevons que le ruissellement rapide en notre fond, puits oublieux, eau noire que n’illumine guère le cercle signifiant de la margelle. Car nous sommes des êtres de la profondeur, des individus de l’abîme que n’aborde guère l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité pour paraphraser Pierre Reverdy. Ce que, toujours, nous cherchons à savoir, c’est cet absolu, ce réel primordial dont tout poème est la mise en forme, le diamant par lequel nous accédons à l’arête tranchante de ce qui est essentiel et constitue nos propres fondements, à savoir cette temporalité qui nous amène à notre propre être et, d’une façon coalescente, à l’être-du-monde, cette heure qui nous traverse et, s’effaçant continuellement, nous porte en avant de nous. Sibylle, que nous regardons, comme fascinés par tant d’énigmatique présence, est cette Visionnaire qui nous invite au voyage de l’être. Son corps est pure hypothèse qui ne tient qu’à l’aune de cette lumière aurorale qui la révèle et invite les Voyeurs que nous sommes à procéder à l’inventaire de nos paysages corporels qu’ourle la lumière d’une connaissance différée des choses puisque le réel est tissé de cette nécessité même qu’il détruit sa construction babélienne à mesure qu’il l’édifie. Lumière-ombre-lumière-ombre, surprenant clignotement qui, en réalité, n’est que l’écho de nos propres clignotements, de nos humaines dialectiques, inspir-expir, diastole-systole, flux de l’amour-reflux de la mort.
Corps-mirage.
Cette image, au travers de ses symboles, pose simultanément le problème philosophique de la liberté. Corps-mirage, corps-illusion provisoirement endossé qu’ignore la conscience, tant celle-ci est mobile, sans attache, indéterminée, voguant à la vitesse des comètes. Notre corps n’est-il que cette forme constamment livrée à la rébellion existentielle alors que notre esprit serait pure décision ontologique hors de portée de notre savoir ? Avançant dans le désert, comme cette sublime Apparition, nous voyons des montagnes bleues, des villes blanches où règnent des princes et des princesses, des forêts peuplées d’animaux édéniques, des sources faisant jaillir du sol des myriades de bulles légères. Alors nous déployons nos bras, tendons nos mains mais il ne reste jamais au creux de nos paumes qu’un peu de sable gris, des pliures d’ennui, des sautes de vent insaisissables. Notre esprit n’a su s’emparer à temps ce qui s’illustrait comme la forme d’une félicité, ces éternels mirages que sont les choses, qui s’évanouissent dans la matière impalpable du lointain.
Fourches Caudines.
Et ce puits africain, cet emmêlement de bois éoliens usés, est-il le signe d’un possible ressourcement ? L’eau est si loin qui fait sa lueur d’amphore antique. Ou bien est-elle la parution métaphorique de ces Fourches Caudines qui nous rivent à demeure et nous ôtent toute liberté ? Qui, parmi les Egarés sur Terre a le savoir de cette énigme ? Qu’il nous délivre donc de ce doute. Notre éternité humaine est à ce prix !