Amnésie du temps ll.
Œuvre : Dongni Hou.
Pluie de météorites.
On était là sous le ciel balafré de signes, perdu dans l’immense, attendant l’heure d’une hypothétique libération. Mais rien ne disait la fin de la partie et l’on tendait son corps à l’immédiate immolation de soi. C’étaient des échardes de feu, de lancinants éclairs, de sourdes détonations qui se heurtaient à la barbacane de peau. Des pluies continues de météorites. On évitait les coups, on se dissimulait derrière sa propre peur, on proférait de muettes incantations mais rien ne se montrait que les incisives de l’hébétude, les canines de l’angoisse, les molaires du néant. D’un néant multiple, fourmillant, empli jusqu’à la gueule d’une poix brûlante qui inondait le gosier et enflammait l’inutile motif de la langue. On s’essayait intérieurement au Verbe qui disait la haute stature de l’homme parmi la sauvagerie animale, on tâchait de se hisser au-dessus de la plante, de s’écarter d’un destin racinaire, de s’exonérer de toute cette matière qui déferlait à la vitesse des marées d’équinoxe. Mais rien ne se distinguait de rien.
Sous le régime de l’hypermnésie.
C’étaient des bruits de silex taillé qui incisaient les spires de la cochlée. C’étaient des hallebardes ignées qui attaquaient les collines de la dure-mère. C’étaient de violentes lueurs de cristal qui s’engouffraient dans l’équerre du chiasma et la vue était une bonde sans fin qui déglutissait ses peuples d’images en haillons, ses armées de gueux, ses bataillons de centurions bardés de métal, harnachés de chrome étincelant. Nulle part d’aire où faire se reposer la pointe de l’esprit, où ménager une halte aux syncopes de l’âme. Cela geignait dans les rotules, cela fusait dans les gaines de grise myéline, cela hurlait dans les glandes du souvenir, cela gonflait les amygdales blanches de la mémoire. On était sous le régime de l’hypermnésie, sous la férule du souvenir hypertrophié qui débordait le corps de son onde invasive.
Déferlement mémoriel.
On cherchait à dissimuler sa pensée, à fuir les corridors du passé, à ne rien évoquer qui pût enclencher la roue mortuaire des événements anciens, lesquels paraissaient n’avoir pas de fin. Ils surgissaient à l’improviste, trouvaient refuge dans la carlingue du corps, aussi bien sous la voûte du diaphragme, aussi bien dans les replis séminaux ou la complexité des tarses et métatarses. Le grand problème, l’immense hébétude des humains en ces temps de déferlement mémoriel, c’était de vouloir se relier à son vécu, de donner lieu à des réminiscences, d’ouvrir la porte aux souvenirs. Aux évocations, aux multiples cendres qui témoignaient d’antiques braises, de feux qu’on disait mal éteints. Or la géographie du songe éveillé était sans limite. Toujours un fait qui concernait un geste accompli et la main était visée qui tremblait encore. Toujours une prouesse amoureuse survenue en des temps anciens et le cœur débordait de sa sève rouge et les ventricules s’affolaient sous la pression qu’on croyait définitivement évanouie. Toujours un chemin parcouru à la hâte pour quelque circonstance particulière et l’on en sentait encore les vibrations impatientes dans les boules des talons.
Eteindre la mémoire.
C’était harassant vraiment de laisser les jours d’autrefois faire leur gigue endiablée, conduire leur sarabande polychrome, agiter les clochettes de la folie. La démence était proche avec ses habits de foire, ses menuets débridés, ses grimaces sulfureuses, ses déhanchements obscènes. On n’avait nulle place où figurer, nul espace de recueil, nulle sphère de méditation. Une seule longue ligne flexueuse qui enlaçait, lacérait, limait consciencieusement la liberté jusqu’à en faire une geôle dont, jamais, on ne réchapperait. Il arrivait que certains se couchent à même le sol, en chien de fusil, genoux soudés contre la poitrine afin d’éteindre la mémoire mais subsistait toujours un brandon, une escarbille, une étincelle et le moindre vent relançait le cycle infernal de l’aliénation mentale. En effet, comment échapper à ce flux continu, comment trouver refuge en haut d’une colline alors que la butte semée de courtes herbes était, elle-même, parcourue des sillons souterrains des commémorations ? Toute terre porte en elle les stigmates de sa propre germination.
Neige mémorielle.
Voilà qu’enfin se montre le bout du tunnel. Voilà qu’enfin la mémoire a consenti à rétrocéder, à se faire oublier, à sommeiller en quelque coin du corps anonyme, discret, invisible à force d’humilité. Maintenant le souvenir fait sa minuscule lentille, son grain inaperçu dans l’œil ombilical, le seul à nous propulser du côté de notre origine, cordon après cordon jusqu’à l’image initiale, à la pointe de cristal s’allumant au-dessus des herbes de la savane existentielle. C’est tout juste une lueur dans le flot des ténèbres, c’est une persistance de lampyre dans la grande nuit qui nous enveloppe, avec laquelle nous dérivons sans savoir le but de notre errance.
Rhétorique nous disant le lieu de l’être.
Voici ce qui se montre à nous à la façon d’une allégorie, comme si la réminiscence prenait corps, devenait forme signifiante, se levait dans l’immobile telle une rhétorique nous disant le lieu de l’être. Amnésie est là dans son étrange posture, presque invisible aux yeux distraits, dissimulée à son propre regard. Tourne le dos à l’avenir, se lève dans l’instant présent, regarde le passé aussi loin qu’elle le peut afin de retrouver l’aire de son fondement, l’intime profération de sa nidification. Seulement de cette manière la mémoire est recevable. Dépouillée des artéfacts, des myriades d’évènements, des anecdotes, des paroles multiples, insensées, des bruits polyphoniques qui enserrent l’âme et la réduisent à ce qu’elle ne saurait être, un simple divertissement dans la courbure de l’heure.
Dénuement de Blafarde.
Ce qui se montre dans l’étonnant dénuement de cette Blafarde pareille à une colline de talc ce n’est rien d’autre que son propre surgissement au monde, son émergence surprenante sur la face sidérée de la terre. Oui, « sidérée » car toute naissance est pur prodige, péripétie inattendue, survenue d’une conscience qui enfonce son coin, pointe son dard dans la complexité mondaine. Amnésie est née et plus rien ne sera comme avant dans le réseau touffu du vivant. Elle apparaîtra comme ce mot nouveau, ce lexique imprévisible s’inscrivant dans l’immense livre de l’aventure humaine. Tel le vol du papillon qui produit son effet à l’autre extrémité de la planète. Rien ne peut être retiré du monde sauf à obérer le sens de chacun des cheminements qui constituent le déploiement de l’arche du devenir.
Mesure virginale de l’être.
Mais la mémoire, cet encombrant boulet qui nous clouerait à demeure si, par extraordinaire, elle déployait l’éventail total de ses fascinations, voici qu’elle se réduit à sa plus simple expression. En témoigne ce blanc de titane qui se donne à voir en tant que simplicité première, mesure virginale de l’être, alfa supposant un oméga, mais très loin à l’horizon des choses. Amnésie ayant évacué le carrousel des manifestations encombrantes, mis au rancart le superflu, le contingent, il ne demeure que l’essentiel de ce qui fait un être, sa vérité profonde, la loi unique de son essence. Ici il s’agit bien d’un retour aux sources, de la révélation de cette eau claire, cristalline s’échappant du sol dans le genre d’une résurgence de l’être en son unique. Tout est accordé dans un ton harmonieux. Rien qui blesse ou bien conduise le regard ailleurs que dans l’enceinte de sa propre citadelle.
Telle qu’en elle-même figée par le souvenir.
Grise la touffe de cheveux que prolonge une natte avec sa chute dans l’indistinct et nous pourrions évoquer la fuite du vent dans l’espace infiniment libre de la taïga.
Blanche la plaine du dos, toundra éclairée par le soleil de minuit alors que le phénomène même de la lumière devient palpable, cette écume qui flotte à ras du sol, féconde les tapis gorgés d’eau des tourbières.
Nu le massif des épaules comme pour dire l’éminence de terre que touche de ses doigts magnétiques ourlés de silence le dépliement de l’aurore boréale, ses voiles qui ondulent à la manière du vol d’un oiseau pris dans le vertige du temps.
Indistincte la chute des reins, discrète, à peine une anse identique à la gorge du bruant, cet hôte si discret des latitudes septentrionales.
Bas du corps effacé, hanches évanescentes qui évoquent le doux moutonnement sylvestre des épicéas et des mélèzes lorsque le frimas les recouvre de son chant léger, à peine un murmure dans le matin qui poudroie.
Esquisse de l’être en sa plénitude.
Oui, en compagnie d’Amnésie - cette déesse qui supplante Mnémosyne dans son harassante tâche mémorielle -, nous avons tout ramené à l’essentiel - le sien -, ce qui de sa nature courait le risque de s’éparpiller dans l’intense fourmillement du réel. Maintenant elle est contenue en soi par la clarté de quelques souvenirs fondateurs de sa présence. Nul besoin d’une myriade de points pour constituer une ligne, nul appel à une kyrielle de sons pour écrire la partition de sa propre fugue, nul recours à un langage bavard pour faire le récit de sa propre fiction. Seulement quelques mots sonnant comme le cristal dans le mystère d’une crypte et voici que se dessine l’esquisse de l’être en sa plénitude, que surgit la figure idéale de qui vit sa temporalité à l’image d’une bienheureuse frugalité, quelques nutriments essentiels, le reste n’étant qu’inutiles fioritures, scintillements trompeurs, apparences qui falsifient l’authenticité d’une existence dictée par l’exigence d’une nature droite.
Cruel maléfice de la souvenance.
Amnésie nous la laissons dans l’espace de son inépuisable ressourcement puisqu’elle se confie à ce qu’il y a de plus beau au monde, savoir qui elle est afin d’assurer son exact rayonnement. Il n’existe guère d’autre mémoire que celle qui, fidèle à son empreinte première, en devine les subtils harmoniques tout au long du périple tissé de temps qui la reconduit à sa propre singularité. Nous l’aimons telle qu’elle est dans la reconnaissance de sa singulière parole. Il n’y a rien d’autre à dire, rien d’autre à éprouver que de se maintenir dans la station immobile qui est la nôtre en tant que Voyeurs, l’espace d’un regard attentif. Amnésie le comble jusqu’à satiété. Oui, combien il est doux pour le cœur de voir cette forme s’épanouir dans le creuset de son origine.
Echappant de peu à l’orage magnétique.
Rien au-delà de cela que l’attente du jour à venir. Toute amnésie est catharsis, ceci nous l’avons éprouvé dans le fond de notre chair, échappant de peu à l’orage magnétique du souvenir alors que s’ouvrait dans l’ombre pleine la certitude d’une neige mémorielle, la seule à même de nous réunir dans le sein de ce que nous sommes. Divine amnésie qui nous sauve du désarroi, du meurtre que le monde pourrait commettre à notre endroit si nous n’étions prévenus du cruel maléfice de la souvenance. Toujours il faut échapper à soi afin de se mieux connaître. Ceci est notre fanal dans l’obscure nuit.