Série "dernier fait d'hiver"
Photographie : Céline Guiberteau
***
« Le minimalisme n’est-il pas le dépassement
de toute limitation perceptive ou spirituelle ? »
***
ENFER - Il faut avoir été très loin au fond de soi, dans le corridor le plus étroit, avoir longé de minces coursives, éprouvé le sentiment de l’inconnu jusqu’à la limite de l’effroi. La pièce de monnaie, il faut l’avoir inventoriée sur toutes ses faces, en avoir reconnu l’avers de lumière portant son effigie, le revers d’ombre et ses chiffres mystérieux, parcouru le listel avec son visage étrange de fil crénelé soutenant notre parcours de funambule. Avoir séjourné dans une de ces prisons de Piranèse située quelque part entre purgatoire et enfer, dans cette marge d’incompréhension qui tutoie la folie. On est au sol de suie, à ses illisibles destinées, on est au pied de cette étrange machine dont on ne sait très bien si elle est berceau de Judas, âne espagnol, cage de torture avec son fer forgé. On est sur les barreaux d’une échelle branlante, sur une passerelle de pierre aux balustres chancelants, dans cette échauguette où ne règne que le froid et l’humide. On est au cachot. On est à l’oubliette. On est au Néant. Et plus rien n’existe que cette ténébreuse présence des choses clouées à leur propre finitude.
PURGATOIRE - Voici, on est tout juste sorti des entrailles du monde souterrain, sans doute par un boyau qui nous a conduit par un dédale obscur jusqu’ici, dans cette rue nocturne qu’éclairent les boules brumeuses des lampadaires. Ce qui était terreur il y a un instant, devient subit apaisement comme si la clarté avait répandu son baume dans la corde de l’âme. Sans doute encore quelques battements d’eau noire, quelques palpitations indescriptibles, quelques rumeurs tout droit venues des rives escarpées du cauchemar. Mais, déjà, combien la respiration devient plus aisée, plus ample. Combien la violente symphonie du cœur s’arrime à une fugue légère, à sa douceur de soie. Des hôtels particuliers aux grilles ouvragées. La lumière y dessine ses arabesques complexes. Des pavés fuient au loin en luisant faiblement. La diagonale d’un parapet de pierres brunes. Au loin, tel un rideau de scène, la toile continue de bâtisses trouées de fenêtres éclairées. On revient lentement à soi, on déplie les soufflets de ses alvéoles, la peau se dilate, gonfle, gagne l’espace tout autour jusqu’à l’autre rive où flamboie le luxe d’un navire ruisselant de constellations lumineuses, peut-être un bâtiment officiel, un musée, une architecture prestigieuse en tout cas.
PARADIS - Ça y est. On a quitté les cachots obscurs, on a quitté la ville avec son insensé quadrillage, ses larges avenues, ses venelles où dorment encore des lambeaux de nuit. On a vogué sur le dos d’un large fleuve, passé sous des ponts aux architectures de métal, croisé des forêts de grues aux hampes levées, longé de grands bâtiments chargés de containers multicolores, côtoyé les cercles éblouissants de vastes citernes. Et puis, voici. Le vide, l’encore inaccompli, le vertige fondateur, l’esprit en son déploiement, l’ouverture en son dire libre, l’éternel poème, le chant sans contrainte, voici que tout ceci nous échoit à la manière d’un Eden dont, depuis toujours, nous cherchions la porte, nous tâchions de deviner la présence, quelque part bien au-delà de nous, mais aussi en nous, dans l’inextricable forêt de notre corps.
Maintenant on est là, loin devant, à la limite d’une visibilité. On est en soi et hors de soi. C’est la vertu des amples paysages, de la mesure de l’infini que de nous faire éployer dans tous les directions du perceptible et peut-être au-delà dans ces territoires du rêve qui, d’intangibles qu’ils étaient, deviennent le lieu même où nous habitons. On est ce point minuscule qui découvre l’immense. On est cet infime signe noir sur le rivage - une brindille dans l’univers -, qui se révèle en son être alors que l’être du monde vient jouer en écho. L’entièreté des choses brusquement dépliée, la corne d’abondance en sa disposition la plus effective. Le sens surgit de partout à la fois.
Le ciel est cette immense courbe qui fait sa course, développe son ellipse tout autour de nous. Platine et vermeil comme pour dire le précieux de l’exister en son actualité la plus prégnante, en sa plurielle manifestation. Tout là-haut, si près des points inapparents des étoiles, se déplie une étole à l’immatérielle texture. On dirait ces ors de Rembrandt qui illuminent les natures mortes, transcendent le réel, le portent à son incandescence. Puis une zone plus claire, mais dans la justesse d’un dégradé, dans le jeu subtil d’un camaïeu, genre d’attouchement amoureux, geste érotique en sa plus exacte apparition, seulement une approche, une idée, un mouvement vers, une distance sans distance, un site de recueillement.
La ligne d’horizon est très basse qui ne divise point mais unifie. Tout dans un même élan pour dire l’ajointement de ce qui pourrait être différent, éloigné, étranger. Rien n’est séparé lorsque le paysage sublime se montre à nous dans son évidente simplicité. Plus de diaspora alors, plus d’écartèlement, plus de souffrance liée à des valeurs opposées, à des contrastes violents, à des tempêtes hauturières. Ici tout est dans tout sans effort, comme un jeune enfant est immédiatement à son être, à l’être des autres, sans calcul, sans spéculation, eau de fontaine qui coule d’elle-même sans qu’il soit besoin d’une justification, d’une cause, d’une raison. Comme le jour est à la nuit, la nuit au jour dans le golfe de l’aube, dans l’antre du crépuscule. Evidence qui est un autre nom pour « Vérité ». Rien ne diffère de soi, rien n’entaille et ne tisse de sombres desseins. Tout, déjà et depuis toujours, est dans la pure beauté.
Des lignes d’eau courent à même le sable, en synthétisent la présence. Noces immémoriales de l’eau et de la terre, confluence, amitié, bouquet d’affinités. Au premier plan, une coulée plus sombre qui, sans doute, se donne à voir comme une survivance de la nuit passée, une anticipation de celle à venir. Temporalité faisant son signe enlacé des trois stances passé-présent-avenir qui ne sont jamais isolées qu’à l’aune de l’inclination de l’homme au concept, de son irrésistible attrait pour le jeu des catégories. Mais comment donc pourrait-on établir une césure entre hier, aujourd’hui, demain ? En raison de quelle règle, de quelle pétition de principe, de quel dogme ? Un seul humain sur Terre a-t-il déjà éprouvé en lui cette supposée coupure du temps ? Sauf la Naissance, la Mort ? Mais alors ceci est en dehors de notre propre expérience temporelle, comment pourrions-nous y avoir accès en quelque manière que ce soit ? C’est ceci qui crée la déréliction au sein de la dimension anthropologique, cloisonner le réel, établir les lois de sa fragmentation, dresser les tables de sa division. Le paysage est là pour nous rappeler à notre devoir d’homme, à savoir nous relier à ce cosmos qui est, tout à la fois, notre Mère et notre Progéniture puisqu’il ne dépend que de nous d’en projeter l’image fécondante sur l’écran largement ouvert de notre conscience.
Et cette ligne claire au bas de l’image, cette fulguration qui traverse l’ici et maintenant, qui provient de notre passé et file vers notre futur, comment ne pas y reconnaître cette injonction qui nous est adressée de demeurer présent, de lire tous les signes, de les inventorier, de les archiver dans le sublime livre de notre mémoire ? Si nous croyons oublier à peu près tout de notre existence, elle, la mémoire, a tout classé. Elle est ce fil d’Ariane qui nous traverse depuis notre origine, qui tisse sa toile infinie dont nous sommes l’active et souvent irréfléchie navette. Heureusement, parfois, notre lucidité est-elle éveillée par un mince incident, une subite joie, l’émerveillement face au mystérieux phénomène de la Nature. Nous sommes une nature incluse dans le projet infiniment étendu de la Nature. Nature majuscule contre nature minuscule. Fusion, tout comme cette image nous invite à en faire l’épreuve. Car tout essai d’accomplissement est ceci : confrontation, réflexion, déploiement. Ainsi se justifie au plein d’un essai de vision l’assertion suivante :
« Le minimalisme n’est-il pas le dépassement
de toute limitation perceptive ou spirituelle ? »
Le minimalisme ou le simple s’invite toujours en tant que cette exigence d’un retour à l’essentiel, à la remontée jusqu’à l’origine, là où tout a lieu dans la survenue sans fondement, sans objet réel qui en détermine la présence, seulement ce qu’être veut dire qui dépasse tout percept, tout affect, tout concept. Libre disposition de chaque chose en la figure qu’elle nous tend. Rien avant. Rien après. Car nous sommes des individus de l’instant, de l’éclair, du sur-le-champ. Alors que nous devrions être des décisions d’un temps sans limite. Oui, sans limite. Qui donc n’a jamais rêvé de cela, ce regard d’éternité qui naît de l’infinie beauté du monde ? Qui donc ?