Werner Bischof
Jeune joueur de flûte à Cuzco
Pérou, 1954
Source : Esprits Nomades.
Être de la lumière.
Le plateau de terre est vaste, seulement parcouru de sillons et de rares touffes d’herbe. Il n’y a que le vide et, parfois, le vent en rafale que rien n’arrête. Le ciel est vide d’oiseaux. Il plane infiniment au-dessus des choses et l’on dirait un regard mystérieux sans commencement ni fin. Immense solitude comme si rien encore n’avait pu accéder à l’existence. La plaque de verre au zénith reflète la croûte de terre au nadir. De l’une à l’autre la lumière claque, bondit, fait ses zigzags, écume, libère ses bulles de cristal qui éclatent dans l’air vierge de bruits. L’être de la lumière est là qui assemble en un seul mouvement la dalle d’argile et le vaste dôme bleu délavé qui plane tel un rapace perché tout en haut de l’horizon, invisible à l’œil sauf à celui de quelque Initié qui en aurait appris le mystérieux langage.
Qui tient du prodige.
Un nuage de poussière s’est levé tout au loin, là-bas, dans une manière de brume lumineuse. On devine dans ses tourbillons, dans sa verticale ascension quelque chose qui tient du prodige. Pour le moment on n’est assurés de rien et l’on dilate sa pupille afin que des images viennent s’y imprimer, douées de sens, porteuses d’espoir. Le paysage ici est si désolé, mais grandiose à la mesure de son dénuement. Le nuage avance vers nous, lentement d’un pas mesuré, guidé par une sorte d’instinct ou bien de projet. Au centre de la bulle de poussière, une forme indistincte qui pourrait être celle d’un arbuste qu’un courant d’air emporterait pour un étonnant voyage. Cela avance, cela se précise, cela commence à se dire selon le langage de l’humain. Ce que l’on aperçoit, comme sur la vitre d’un écran dépoli : un chapeau de feutre, un poncho de toile posé sur une épaule, un pantalon court, une flûte de bois, puis un visage tanné de soleil, les serres des mains brunes, les tiges fragiles des jambes, les battoirs des pieds qui arpentent consciencieusement les meutes de cailloux, les minuscules plages de sable.
Absent au monde.
Né de la poussière, Jeune Joueur de flûte, avance sans s’inquiéter de ce qui est alentour, ces escarpements en terrasses, cette vallée en damiers, cet air pur qui glisse infiniment sur l’arête du visage. Sans prendre dans son champ de vision l’alpaga laineux qui pourrait à tout moment surgir du déluge minéral avec la vêture blanche qui moissonne son dos pareil à une écume. Sans se soucier du regard qui pourrait le surprendre, tel marcheur, tel berger cheminant à la tête de son troupeau. Jeune Joueur paraît absent au monde, seulement guidé par une intuition intérieure, aimanté vers quelque insaisissable but. Ses pas sont si légers. On dirait qu’il flotte à la manière des hautes herbes de l’altiplano, qu’il s’écoule dans le vent et traverse le temps comme ce dernier tisse le doux duvet des vigognes sans que rien n’en signale le passage. Un flux suivi d’un autre flux. Une suite de mots aériens. Le battement d’une plume sur le rivage océanique transi de beauté.
Tumulte libre du ciel.
Mais voici que quelque chose apparaît, que quelque chose fait son doux ébruitement, qu’un son monte dans l’air pareil au vanneau à la tunique grise et blanche se fondant dans le tumulte libre du ciel. Un son continu, l’image d’un fil qui déroulerait sa soie jusqu’en haut de l’éther là où il n’y a plus de présence que celle des hauts courants hauturiers, des dérives ineffables, des hymnes souverains qui brodent de leur dentelle les espaces cosmiques. Le chant s’est levé qui ne s’arrêtera plus, il est une colonne de cristal qui fait son unique tresse, un entrelacs de purs harmoniques, une spirale infinie, une vrille magique, un son vibrant de sa propre émission, une voix et le corps de Jeune Joueur grimpe le long de cette échelle céleste avec tant de grâce qu’il se confond avec la tresse elle-même. Son corps s’est dématérialisé, désubstantialisé, il est ce mince fil, cette sublime invisibilité, cet arc-en-ciel aux mille couleurs, ce flamboiement irisé qui relie d’un seul et même mouvement le profane et le sacré, le séculier et le céleste.
Le ciel qui les regarde.
Il a gagné le territoire sans contours, le logis immémorial où reposent tant d’imaginaires existentiels malmenés par les turbulences terrestres, il est devenu pareil à une corde sans début ni fin, à un Mont puisant dans le sol l’énergie subtile seule à même de l’arracher à sa lourde densité afin que sa pointe avancée puisse connaître l’extase qui l’accomplira en tant que cet unique qu’il est. Maintenant est la haute lumière qui inonde la vallée, grimpe les escaliers gris des terrasses. Des hommes sont au travail qui fouillent et retournent la terre dont ils vivent. Des troupeaux de lamas dérivent au loin dans un moutonnement couleur d’argile et de névés. Plus de trace du Joueur sinon une étrange mélodie de vent et d’air limpide. Au loin, dans une brume diaphane, la découpe de deux montagnes aux croupes brunes. Des glaciers coiffent leurs sommets éblouissants. Ils regardent le ciel qui les regarde. Demain peut-être ou bien cette nuit dans l’infini glissement des étoiles, un air de flûte pour dire notre destinée d’hommes. Peut-être.