En méditation
Shitao
Musée de Sichuan.
Source : Philippe Sollers.
***
« Givre et neige ont beau refroidir ces rameaux
Ils laissent éclater leurs désirs cachés
Tronc noueux, branches dressées rabotées par les ans :
Coeur de vacuité relié à l’immémoriale origine
Ensorcelé l’homme en vient à confondre bronze verdi et chair ardente !
Ébloui par mille gemmes naguère tombées du ciel
Comment alors réprimer les cris qui jaillissent
Hommes et fleurs participent de la même folie ! »
Shitao.
Se laisser aller à la vision.
Paysage surgi de nulle part
Comme s’il existait de toute éternité
Teinte douce si proche
De la rose-thé
De l’émail adouci
Du camaïeu
On effleure la lumière du céladon
On tutoie le clair épaulement de l’amphore
On vogue au-dessus d’une argile
Qui aurait longtemps séjourné
Dans les mailles alanguies du temps
Manière d’usure
Qui dirait la dignité des choses antiques
Leur venue à nous
Dans le labyrinthe de la mémoire
Parfois un simple renforcement de la teinte
Mais dans l’atténuation
L’à-demi proféré
L’évocation plutôt que la verticale affirmation
Ce bleu à peine parme
Pareil à la lumière cendrée de l’aube
Lors des matins d’hiver
Puis ce bleu plus soutenu
Vibration dont s’élèvent
Les triangles des rochers
Avant-dire des Monts en leur vivante symbolique
On dirait des glaciers levés dans quelque contrée boréale
Peut-être la Simplicité
Est-elle boréale
Uniquement boréale
Les ogives des Monts se confondent
Avec ce qui paraît être
Leur fondement
Cette pâte lumineuse du ciel
Où repose la subtile Harmonie
Jusqu’ici tout dans l’évanescence
L’éveil imminent
La parution discrète sur la scène du monde
On est tenus en haleine
Sur le penchant de quelque révélation
Mais peut-être la révélation
Est-elle encore celée
Contenue en nous
Plus que dans cela qui nous fait face
On est d’abord au Ciel
Dans le libre espace de sa contrée
On est au-dessus de Soi
On est flottement
On est sans limites
La Terre est loin qui fait sa sourde rumeur
On croirait le bruissement de l’insecte
Depuis la densité de son bloc de résine
Du reste la vision en possède la douce incantation
La texture d’un miel
Son épaisseur
Cette étrange matière translucide
Qui fascine
Comme le ferait la clarté d’un vitrail
Dans le trajet d’un premier soleil
Ces teintes liées
Accordées
Sont la condition même de notre propre unité
De notre perception immédiate
D’un paysage qui se donne à voir
Dans la pureté d’un paraître
Ici s’effacent toutes les turbulences
Toutes les contrariétés du sol
Tous les parcours complexes
Les nœuds
Les intrications
Les ligatures qui aliènent
Les entraves qui privent de liberté
Ici tout dans une singulière évidence
Les choses s’enchaînent sans laisser paraître
Quelque lien laborieux
Quelque articulation qui en ralentirait
Le naturel emboîtement
Tout se donne dans la fluidité
L’entente
Manière de chœur où tout conflue
Et se rassemble en un faisceau de sens
Des collines à peine affirmées
Evoquées plutôt
Montent du sol comme pour en dire
La merveilleuse célébration
Quelque chose d’un office sacré
Semble s’y inscrire en retrait
Une voie s’y dessiner
Qui demande la confiance
La douce attention
La disposition à être selon l’essence de la Nature
Cette éclosion si peu apparente
Que nul ne s’en soucie plus
Que nul n’en perçoit la modulation
Purement prodigieuse
Il faudrait être
Un tout jeune Enfant
Un Saint
Un Artiste
Un Sage
Pour en percevoir la tranquille puissance
La force de métamorphose
Mais tout y est contenu
A même l’immobilité
Les forces y sont internes
Qui sont à l’œuvre
Pareilles à un feu couvant sous la cendre
C’est cette énergie libre
Qui court le long de la crête des collines
Qui fait son inaperçue reptation
Dans l’âme du bois
Où se tresse le devenir de l’arbre
L’Arbre ce génie tutélaire
Sous lequel nous nous réfugions
Sans bien comprendre
La nature abritante de ses ramures
De ses larges frondaisons
Comment donc habiter
En Poète sur cette Terre
Sans accorder une vue attentive
A sa donation noueuse
A son écorce rugueuse pareille à la peau du reptile
A l’éclatement de ses aiguilles
(Polyphonie du sens)
Dans l’air qui vibre de cette irisation
De cette rencontre
Du Nécessaire et du Fortuit
(Nécessité est l’arbre - Fortuite notre rencontre avec lui)
L’Arbre est cette décision de croître
Qui s’insinue dans les lames d’air
Les fait à sa mesure
Mais dans la souple inclination
Dans la concorde
Non dans le geste impérieux de dominer
Rien ne domine dans la Nature
Tout se mêle à tout
Avec le rythme ancestral des choses justes
L’épanchement d’un liquide
D’une jarre dans une autre jarre
Sans à-coups
Sans rupture
Une simple fluence
Le chant d’une herbe
Dans le jour qui paraît
A la confluence du tronc
Et d’une branche maîtresse
Un Lettré en méditation
Si discret qu’on aurait pu le croire
Une simple excroissance végétale
Un bourgeon placé là
Qui attendrait son dépliement
Ce parti pris
De la venue à l’être
De l’homme de sagesse et de culture
(Mais d’une culture à proprement parler naturelle
Faisons fi de l’oxymore)
Cette à-peine présence signe
La belle discrétion avec laquelle
L’âme orientale se confie à la Nature
Avec respect
Avec poésie
Avec tact
Avec
…
Sans doute faudrait-il que la parole s’épuise
Que ne demeure qu’un silence
Traversé d’un souffle
Qui dirait l’alternance des choses
La chute libre des heures
La vie la mort la vie la mort
Puisque tout s’illumine et s’ombre
Puisque la brume va et vient
Puisque la vapeur s’exhale de la bouche et se retient
Puisque les nuages sont là et ne sont plus là
Le Méditant l’avons-nous suffisamment
Pris en garde
Lui qui donne au paysage
A la présence des choses
Aux monts élevés
A l’air qui vibre
La juste mesure
D’une intelligence
Qui les vise
D’une conscience qui les révèle
En ce qu’ils sont
Des constellations de l’être
De brusques apparitions
Qui se dévoilent
Puis se voilent
C’est bien le Méditant
Qui fabrique les choses
Et les maintient dans leur paraître
Tant qu’il leur accorde attention
Qu’est donc un Lettré
Sinon un Gardien du Langage
Qu’est donc le Langage
Sinon ce qui porte à la présence
Révèle et imprime un sens à tout ce qui est
Qu’est donc être là
Sinon précisément
Déployer son être
Là dans la durée
D’un venir-à-soi
D’un venir-au-monde
Derrière le Lettré
Derrière l’arbre
A la limite d’une parution
La maison
Ou plutôt
La cabane
Ou plutôt
La hutte
Le domaine presque imperceptible
De l’habiter
Le retrait de toute chose
Le discret
Et pourtant
L’Essentiel
Que serait donc l’homme privé de la caverne primitive
De la hutte de branches
Du logis où trouver repos et réconfort
Que serait-il sinon
Une errance sans but
Modeste le logis
Simplement un accueil
Une natte au sol pour dormir
Une cruche d’eau pour se désaltérer
Quelques fruits
Un vase pour les ablutions
Une FENÊTRE surtout
Que la Nature emprunte
Que le paysage franchit
Afin que le trajet
Du Lettré au Cosmos
Soit en ligne directe
Sans médiation qui en atténuerait les mérites
Homme-Paysage
Un seul et même monde
Un être multiple assemblé
En son unicité
Le tout du Monde joint
En un même lieu
Uni dans un même esprit
Condensé en une seule âme
Mais ceci
Ces représentations
De la sérénité
De la paix
Du sublime
Du spirituel
Nous les avons parcourues à l’aune
De nos yeux d’occidentaux
A la mesure de notre regard hespérique
Que nous faut-il pour
VOIR
Autrement la réalité des choses
La densité
La plénitude dont elles sont atteintes
Nous doter d’une vision orientale
Celle du dépouillement de Soi
Est-ce cela qui fait défaut
Cruellement défaut
Est-ce cela
***
Autour de …
(quelques commentaires du poème)
« Givre et neige ont beau refroidir ces rameaux
Ils laissent éclater leurs désirs cachés »
Plus fort est le rayonnement de la Nature (givre & neige), plus fort le désir de paraître au grand jour de ce qui s’y trouve (les rameaux) présent à la manière d’une absence. Ces minces branchages parlent, pensent, ressentent, éprouvent des émotions, endurent des sensations. Bel animisme qui traverse tous les êtres, fussent-ils les plus discrets, les plus ténus, ces modestes rameaux dont nous oublions jusqu’à l’existence, en saisirions-nous entre les mains les complexités végétales. C’est ainsi, les hommes dans leur belle insouciance, leur naturel égocentrisme, longent les choses en tant que Sujets toisant d’imperceptibles objets. Rien ne les distrait d’eux-mêmes, les hommes, ils sont si exaltés, si attentifs à leur propre présence que tout ce qui n’est pas eux se dote du caractère de l’évanescent, de l’imperceptible, parfois du nul et non avenu.
Alors il faut la médiation du pinceau, la subtilité d’une couleur, la juste insistance d’une teinte, le pointillisme de l’instant, l’à-peine advenu de ce qui émerge du fond des choses pour enfin apercevoir toute la majesté de ce qui se dissimule et ne demande qu’à paraître. Tout regard converti à la vérité de la peinture se dote d’une soudaine profondeur comme s’il pénétrait sans difficulté aucune jusqu’au cœur de la matière, au foyer de l’être qui irradie et déplie le singulier événement qu’il est. Car toute chose, l’arbre, la montagne, la dalle brillante du lac, la brindille noire de la fourmi, la graminée dans la rosée du matin, la trace de poussière, l’empreinte du scarabée dans le sable, tout prolifère de sens et exulte tant et si bien qu’il y a comme un vertige qui s’empare de l’observateur, ce vertige que, parfois, l’on nomme « poésie », qui n’est que l’aptitude à décrypter l’invisible dans la sourde densité du visible. Ce qu’ici le visible (Givre et neige) s’ingénie à dissimuler, l’invisible (leurs désirs cachés) se donne à voir comme toutes choses du monde : cette réalité complexe, multiforme, étagée, stratifiée dont nos yeux, le plus souvent, ne voient que la croûte superficielle non les sédiments qui en composent l’intime texture. L’art est cet étonnant médium qui, radiographiant toute chose, la révèle en son essence, à savoir dans la totalité de son être, non dans son apparence, sa pellicule sensible de surface, mais toute la dimension de sa spatialité, de sa profondeur.
« Tronc noueux, branches dressées rabotées par les ans »
Tronc noueux, c’est encore prolonger l’animisme, conférer à l’arbre le statut de la présence humaine. Combien de vieux Existants « courbés sous les ans » nous émeuvent à l’incroyable mesure de leur longévité, de leurs déformations qui ne sont que les scansions de l’écoulement temporel, les excroissances de leurs joies et peines, la topographie par laquelle se dit le parcours le long d’un hasardeux destin.
Branches dressées, comme sont dressées les esquisses humaines dont la verticalité dit la transcendance, l’échappée provisoire du sol, l’essai de hisser l’oriflamme dont ils feront l’emblème à suivre, à porter haut tant qu’il leur sera consenti de le faire à la force de leur conscience, ce ressort tendu, ce tremplin comprimé en attente d’un bond en avant, d’un projet à soutenir, d’une réalisation à porter à son bel accomplissement.
Rabotées par les ans et ici surgit l’activité artisanale du Démiurge qui façonne hommes et temps, espace et actions afin que leur itinéraire ne soit nullement vain, que s’y inscrive la beauté d’un travail, la finalité d’une œuvre à poser dans un horizon lumineux à la seule aune de cette perspective.
Combien ici, dans le travail patient de Shitao, se laisse mesurer la mise en forme spatio-temporelle de l’exister que traverse l’invisible présence de la métaphysique, ce soubassement de toute chose qui échappe à tout essai de représentation, sauf à en estimer la possibilité dans ce moirage, cette diaprure, cette irisation au gré desquels se dit l’esthétique en sa fragile émergence.
« Coeur de vacuité relié à l’immémoriale origine »
Ici sans doute se donne à lire la phrase-pivot autour de laquelle tourne tout l’extrait. Tout en part, tout y aboutit. Alors il faut mettre en relation avec la parole de Lao-Tseu dans le Tao-tö-king :
« Qui est parvenu au comble du vide garde fermement le repos. »
Que cherche donc le Lettré dans sa méditation, sinon parvenir à ce vide qui lui assurera l’entrée dans la plénitude. L’utilisation du paradoxe (Vide confronté au Plein) est l’une des subtiles manières du Taoïsme de s’engager sur la Voie et d’en éprouver toute la richesse, d’en ressentir toute la puissance. Libérer l’esprit et le cœur ne s’obtient jamais qu’en s’excluant des nécessités mondaines (le Vide) pour y substituer la démarche simple et juste (la méditation, la contemplation) qui, seules, délivrant l’âme des habituelles pesanteurs qui l’aliènent lui procurent cette inestimable liberté au fondement du décryptage du mystère du vivant (le plein) autrement dit le surgissement dans l’espace de la vérité dont la possession seule donne accès à l’être authentique des choses en même temps qu’au sien propre. Et posséder ce Coeur de vacuité c’est remonter en direction de l’immémoriale origine, là où se trouvent la source et la ressource de toute chose.
« Ensorcelé l’homme en vient à confondre bronze verdi et chair ardente !
Ebloui par mille gemmes naguère tombées du ciel »
Au sens strict, Shitao attache à ces rameaux l’image des prunus qui, en dépit du froid et de la neige, vont bientôt révéler leur chair ardente (les fleurs des prunus), cette insistance à apparaître prenant valeur d’allégorie où résistance et espoir impriment une tension qui n’est autre que celle de la vie à s’éployer, à croître, à lutter contre les atteintes de la bise et l’appel de la mort. Et ces mille gemmes ne sont que ces cristaux de glace qui contenaient en eux, métaphoriquement, c'est-à-dire poétiquement, la voie d’un ressourcement, celui de la Nature en sa polyphonique profusion.
Mais sans doute convient-il, dans une esquisse plus hespérique que levantine, d’interpréter ces deux vers selon une tout autre signification, ressortissant à l’esthétique, au pur rayonnement de la beauté de l’œuvre d’art. Car toute présence artistique arrache chaque chose à son immanence pour la porter sur les fonts du sacré, tant l’origine des œuvres remonte à leur source religieuse.
« Ensorcelé l’homme en vient à confondre ». L’homme sous l’emprise d’un sorcier, celui qui, étymologiquement, « jette un sort, ou qui dit le sort » (Littré). Jeter un sort ne revient-il pas à y deviner les attributs des dieux, dire le sort à l’oracle qui fixe le destin ? Ici l’on voit bien combien la simple relation de l’homme à la nature est dépassée, comment elle s’inscrit dans l’orbe d’un sur-naturel, d’une sur-réalité, presque d’une mystique ou bien d’un acte inaccessible dont l’origine demeure mystérieuse, celée sur sa propre énigme. Et l’art en son essence est cette énigme qui vient nous atteindre de plein fouet, nous ôtant tout libre arbitre, toute possibilité de dialoguer avec l’œuvre d’égal à égale. Pour autant nous ne sommes nullement annihilés, simplement reconduits à notre propre dimension au regard de ce qui toujours nous dépasse et nous enjoint de le rejoindre : l’Art, la Beauté, le Sublime.
Il y a nécessaire décalage. Il y a un saut. Il y a changement de régime ontologique. De la vérité du sol on passe à la vérité du hors-sol puisque l’invisible est le domaine de prédilection de la chose créée. Elle nous regarde depuis la hauteur de sa cimaise alors que nous ne sommes que cet étrange vis-à-vis pareil à Œdipe interrogé par le sphinx. Nous sommes questionnés mais n’avons nulle réponse, nul lieu où nous réfugier, nous sommes « ensorcelés » et nous venons « à confondre bronze verdi et chair ardente », en langage clair à ne plus distinguer l’œuvre d’art (ce bronze verdi), de cela même qui l’a motivée, (cette chair ardente, ce derme de la nature, ces monts et collines, cette brume, ce prunus jeté dans l’espace, ce Lettré si minuscule qu’il se confond avec l’arbre qui le porte, cette hutte sur le bord d’une disparition).
Métamorphose de la Nature en cette autre nature esthétique qui en est l’écho sublimé, tout comme cette neige de janvier qui s’habille du luxe des pierres précieuses, genres de diamants aux fascinantes facettes, infinité d’esquisses et de perspectives d’une œuvre lorsqu’elle nous ravit à nous-mêmes et nous emporte bien au-delà des idoles et icônes de la vie quotidienne. Sortant du Musée où nous avons été saisis par la magie des œuvres, nous sommes comme ces « mille gemmes naguères tombées du ciel », il nous est nécessaire de disposer d’un temps d’accommodement afin de nous reconnaître dans notre relation ordinaire aux choses.
« Comment alors réprimer les cris qui jaillissent
Hommes et fleurs participent de la même folie ! »
Revenant au tissu même du poème, à la situation qu’il met en place, nous comprenons immédiatement l’état d’âme de ces hommes, mais aussi de ces fleurs qui tressent un hymne vibrant, chantent une ode, lancent leurs cris dans l’éther afin que soit remerciée la Nature, cette Divinité qui, le plus souvent, est laissée dans l’ombre en raison de l’ordinaire dans lequel s’inscrit, nécessairement, toute destinée. Cris qui fusent de toutes parts, cris homologues à la turgescence du végétal, du vivant en sa prodigieuse expansion. C’est de folie dont il s’agit, tel prédicat venant tout naturellement sous le pinceau du Lettré. Qu’est-ce que la folie sinon la sortie du réel, la démesure de l’imaginaire, l’oscillation du délire, la perte des sens dans la sublime confusion ?
Oui, la sublime confusion et tant mieux si l’oxymore sème le trouble. La folie est ce feu duquel surgit toute œuvre d’art portée à son incandescence. Il y faut le génie. Il y faut les assauts du peyotl, les traits vertigineux de la mescaline, les déflagrations du LSD, les hallucinations du hachich, le retrait de soi dans la sensation pure, l’accès à une source virginale dépolluée de ses atteintes mondaines. La création est cet acte mystérieux qui appelle un autre univers, traverse la conscience et débouche dans cet indicible au terme duquel l’art devient réalité, devient plus réel que le réel, autrement dit s’annonce sous les auspices d’une indépassable vérité. Alors, maintenant, les deux derniers vers de Shitao prennent toute leur dimension d’expérience spirituelle hors du commun. Ce que contient leur sens, de déraison, d’exubérance, de sortie hors de soi (cette brusque explosion du végétal se libérant de sa gangue hivernale pour connaître, bientôt, le généreux dépliement printanier), se trouve à même l’œuvre peinte.
Certes affirmer ceci d’un seul trait de plume ne laissera d’étonner. Comment la folie pourrait-elle jaillir, se montrer sous la figure du cri, alors que tout, dans ce sublime paysage, appelle l’harmonie, l’entente avec soi-même, la plénitude dont l’être se vêtant demeure dans la sagesse et l’équilibre ? Il semblerait y avoir contradiction entre l’apparence apaisée de l’œuvre peinte et le poème lyrique, exultant, qui lui sert de commentaire. Mais l’antinomie n’est qu’accidentelle et ressort à l’entente du vocabulaire tel que le titre nous le donne à connaître : « En méditation ». Dans ce que la perception commune a d’instinctif, se loge une appropriation de ce terme dans une manière d’euphémisation du sens, comme si « méditer » ne pouvait recevoir que l’empreinte d’une noble tranquillité que rien de fâcheux ne semblerait pouvoir atteindre. Pour la plupart des observateurs, le Méditant apparaît comme celui qui, s’étant extrait du monde et de ses turbulences, est devenu hors d’atteinte et, dès lors, la folie, le cri sont à des années-lumière de sa sérénité. Mais entendre « méditation » en ce sens revient à lui ôter tout le lent et profond travail d’accomplissement par lequel le Saint, le Sage, le « Philosophe en méditation » (de Rembrandt) parviennent à eux-mêmes dans la profondeur, à savoir dans la lumière d’une lucidité qui, parfois, confine à l’éblouissement, à la puissance de la foudre, à la violence de l’éclair.
Ce qui paraît trompeur dans la compréhension de l’exercice méditatif, c’est que, la plupart du temps, nous n’en percevons que la forme achevée, le terme de l’itinéraire au sein duquel s’inscrivent un bien être, une détente, un sentiment de possession de soi, l’apparition d’une forme achevée qui ne saurait tolérer la moindre atteinte quant à cette nouvelle intégrité de la personne enfin révélée à elle-même. Ainsi la « confession » d’André Gide dans « La Porte étroite » :
« Depuis ce matin un grand calme. Passé presque toute la nuit en méditation, en prière. Soudain il m'a semblé que m'entourait, que descendait en moi une sorte de paix lumineuse, pareille à l'imagination qu'enfant je me faisais du Saint-Esprit. »
Seulement le Saint-Esprit, fût-il révélé au grand jour, ne porte-t-il qu’une image idyllique dont serait exclue toute forme d’inquiétude se dessinant en lui ? Il n’est nullement indifférent que les attributs de l’Esprit-Saint se déclinent sous les espèces de l’eau, de l’onction, du sceau, de la main, mais aussi du feu, de la nuée, de la lumière. Feu, nuée, lumière qui peuvent se vêtir des oripeaux d’une angoisse fondamentale, d’une peur primitive à la limite d’une animalité instinctuelle, cet étrange frémissement, cette sorte de convulsion de ceux qui approchant de la Divinité (le Saint, le Sage, l’Artiste) en ressentent la confondante présence absolue, ce mystère, cette terreur auxquels Rudolf Otto a donné précisément le nom de « mysterium tremendum ». Altérité verticale, abrupte, inconcevable exerçant, à la fois, fascination et terreur. Le tremendum se manifeste à la hauteur d’une épouvante, laquelle naît à l’idée même de notre effacement devant l’objet numineux, son inaccessibilité, sa redoutable fascination qui peuvent nous attirer comme dans un piège, jusqu’au délire dionysiaque doublé d’une répulsion reconduisant à la condition subalterne de créature. Alors le moi s’anéantit et se prosterne devant la réalité transcendante qui le domine de toute la hauteur de sa puissance. Ainsi le Saint devant Dieu, le Sage face au surétonnement philosophique, l’Artiste en regard de l’abîme qu’ouvre devant lui la possibilité du chef-d’œuvre.
Pour cette raison, ne voir dans la méditation qu’un simple exercice de détente et de bien-être est la réduire à n’être que peau de chagrin. La vraie méditation est bien plus que cela, qu’un simple divertissement offert à l’honnête homme du XXI° siècle. La méditation est une interrogation en profondeur des malaises de notre temps, elle est posture existentielle mais aussi spirituelle selon laquelle l’esprit doit sonder, en soi, les ressources nécessaires à la poursuite et à l’accomplissement d’une éthique. Ainsi, toute méditation bien conduite, toute œuvre d’art aboutie portent en elle les traces originelles de ces séismes : la mort de Dieu, mais aussi son impossible connaissance, les non-sens ontologiques, les grands drames humains (la Shoah, les pogroms, les génocides, les barbaries ordinaires qui sont pléthore), seule cette méditation que l’on pourrait nommer « fondamentale » s’essaie à se confronter au Nihilisme des Temps Modernes, à sa fonction technique, calculante qui biffe les traits de l’humanité en même temps qu’elle voile la parution de l’Être, autrement dit de la totalité de l’étant par laquelle nous devrions être concernés à chaque seconde de notre vie. De la bonne conservation des étants, de la dignité de l’être qui à chaque fois en anime la parution, nous devrions nous rendre Les Gardiens afin que chaque chose considérée en son propre aménage pour les Vivants, pour la Terre, les conditions mêmes d’un possible destin qui soit le tout autre du tragique et de l’immarcescible finitude consommée avant que de paraître à son heure.
Il semble que la seule voie que puisse atteindre la méditation soit celle indiquée par Fabrice Midal, ce Philosophe des profondeurs qui l’inscrit dans une constellation pensante qui lui donne toute sa valeur et la valide en tant que l’une des activités les plus fécondes de l’esprit. Ecoutons le Magazine « Les Inrockuptibles » en dresser le portrait :
« Fabrice Midal, écrivain et éditeur, l’un des plus importants enseignants de la méditation en France, a axé son travail philosophique à partir d'une réflexion sur Auschwitz qu'il considère comme un “séisme absolu dans l'histoire de l'Occident” (Auschwitz, l'impossible regard - Seuil). Face à cette faillite de la rationalité, Fabrice Midal, marqué par la pensée de Heidegger, voit dans la méditation, comme dans la poésie ou l'art, une ouverture, la possibilité d'une renaissance hors du monde glacé du calcul et de la rentabilité. »
Alors comment mieux résumer ce qui se présente en tant que réflexion parfois abyssale, mais aussi en tant que responsabilité personnelle sinon à la façon d’une ascèse intellectuelle tout entière orientée vers une prise de conscience lucide des choses qu’en citant, à nouveau, ce penseur éclairé qui habite le monde en Poète. A savoir en sa vérité :
« Méditer, c’est habiter la possibilité d’un questionnement infini sur l’énigme qu’est pour tout être humain le fait de vivre. »
La sagesse chinoise que l’art de Shitao nous restitue avec une belle limpidité ne semble nous dire que cela !