Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
27 août 2016 6 27 /08 /août /2016 07:30
 Hors la demeure des vanités.

Photographie : Katia Chausheva

***

   C'est ainsi que cela se passait, avec la force d'un rituel. Peut-être une simple façon de s'inscrire dans le jour, d'en inventer les possibles nervures. Je me levais de bonne heure dans la brume hésitante de l'aube. Les rives de Seine étaient encore dans l'indistinction et de rares passants longeaient le Quai aux Fleurs à la manière d'ombres fuyantes. Je gagnais le Pont au Change, passais sous les arcades de Rivoli et arrivais au Palais Royal alors que les boutiques soulevaient à peine leurs rideaux. J'aimais cette heure entre deux instants, cette manière de flottement alors que la ville ne bruissait encore que de quelques rumeurs. D'abord, je déambulais au milieu des colonnes noires et blanches de Buren, comme si ce passage de l'ombre à la lumière pouvait, en quelques sorte, préfigurer la pullulation des lettres sur la page vierge. Un simple clignotement annonçant le sens caché dans le filigrane des pages. La plupart du temps, j'étais un des premiers clients du Café Véry, suivi ou précédé d'une jeune femme située entre jeunesse et maturité. Son âge était à peu près illisible, mais peu importait. Son obstination à lire en rêvant était ce qui m'attachait à elle d'une façon bien plus fidèle que ne l'eût fait la connaissance de sa biographie. Nous nous installions à quelques tables de distance, dans la chaleur des boiseries et la douce lueur des lampes. Elle se plongeait dans la lecture et n'en ressortait qu'après qu'elle avait bu sa tasse de thé. Visiblement, rien ne pouvait la distraire de ces pages qui semblaient la fasciner.

   Je lisais aussi, de la poésie surtout, et parfois entre deux pages, me revenait en tête une phrase de Balzac à propos de Lucien de Rubempré prenant son premier déjeuner dans ce célèbre café parisien :

   «Une bouteille de vin de Bordeaux, des huîtres d’Ostende, un poisson, un macaroni, des fruits … Il fut tiré de ses rêves par le total de la carte qui lui enleva les cinquante francs avec lesquels il croyait aller fort loin dans Paris. Ce dîner coûtait un mois de son existence à Angoulême ».

   Je ne me souvenais plus si cette évocation apparaissait dans 'Splendeurs et misères des courtisanes' ou bien dans 'Illusions perdues', Rubempré était si loin et, bientôt, moi aussi, il me faudrait m'acquitter de ma dette. Le luxe a un prix.

   Mais, maintenant, il faut revenir à cette matinée au cours de laquelle je devais en apprendre sur 'ma Lectrice' bien plus qu'une patiente enquête ne m'eût permis de le faire. Alors qu'elle était plongée, comme à son habitude, dans les pages de son ouvrage et, peut-être appelée à l'extérieur par un rendez-vous qu'elle semblait avoir oublié, elle se leva soudain, le rouge aux joues, oubliant dans son émoi la source même de sa joie. A peine partie, je me transportai à sa place et pris le livre afin de le lui ramener. Le hasard faisait qu'à quelques pas d'ici, nous nous retrouvions chaque jour à Richelieu dans une des salles de lecture aux sombres boiseries que des milliers de maroquins illuminaient de la lumière de leur patine.

 Hors la demeure des vanités.

BnF Richelieu, salle de lecture galerie Mazarine 

© J.C. Ballot/EMOC/BnF

***

   Sur le parcours, intrigué par un fin signet marque-pages, j'ouvris le livre qui était recouvert de parchemin. Il s'agissait 'D'Obermann'de Senancour, œuvre dont j'étais familier car amateur de ce romantisme naturaliste parfois proche des thèmes de Rousseau. J'y admirais essentiellement les descriptions de paysages dont la tonalité mélancolique et solitaire coïncidait à merveille avec ce pastoralisme montagnard dans lequel elle s'inscrivait. Des notes manuscrites, au crayon, ornaient de nombreuses pages et un court passage encadré devait me conduire tout près des états d'âme de cette mystérieuse de la Mazarine, pareille à l'eau étale d'une lagune :

LETTRE XI.

Paris, 27 juin, II

   

   "Je passe assez souvent deux heures à la bibliothèque ; non pas précisément pour m’instruire, ce désir-là se refroidit sensiblement ; mais parce que, ne sachant trop avec quoi remplir ces heures qui pourtant roulent irréparables, je les trouve moins pénibles quand je les emploie au dehors que s’il faut les consumer chez moi. Des occupations un peu commandées me conviennent dans mon découragement : trop de liberté me laisserait dans l’indolence. J’ai plus de tranquillité entre des gens silencieux comme moi que seul au milieu d’une population tumultueuse. J’aime ces longues salles, les unes solitaires, les autres remplies de gens attentifs, antique et froid dépôt des efforts et de toutes les vanités humaines."

   Ainsi, 'Celle de la Mazarine', venait dans ces salles silencieuses aux brocarts de pourpre, aux lumières tamisées, non pour y apprendre quelque savoir, mais par simple désœuvrement. Qu'y avait-il, chez elle, qui la poussait à gagner l'extérieur, puis à faire halte au Véry avant d'aller rejoindre l'atmosphère ouatée de la bibliothèque ? Avait-elle donc si peur de la liberté pour trouver refuge en un lieu privé de tentations ? Inclinait-elle à une naturelle mélancolie ? Une vive passion, peut-être inavouable, la poursuivait-elle de sa tyrannie ? Ou bien un amour déçu l'obligeait-elle à fuir un cadre de vie dont chaque objet lui rappelait un cruel souvenir ? Elle paraissait si seule dans cette quête du rien, son beau visage de porcelaine visité par une lueur d'aube qu'encadrait le buisson noir des cheveux alors que la braise éteinte des lèvres semblait enclore un éternel silence.

   Son retrait du monde, sa visible réclusion à l'intérieur de ses propres frontières étaient-ils le fruit d'une nature réservée, un excès d'orgueil ou bien le refus de ces vanités humaines dont faisait état Senancour ? J'étais assis à ma place habituelle, un peu en arrière de la lumière, 'Obermann' posé sur mon pupitre, le feuilletant distraitement et rien ne se produisait que l'allée et venue de quelques lecteurs silencieux, pareils à des ombres glissant sur des paravents. Bientôt, l'heure passant, je devais me résoudre à faire mon deuil de vous. Vous ne viendriez plus, ni à Véry, ni à la Mazarine, ni aujourd'hui, ni les jours suivants. Quel était donc ce cataclysme qui semblait vous avoir frappée alors que vous vous leviez précipitamment, l'air égaré, oubliant votre livre, sortant du café avec l'allure d'un automate ?

   Vous me manquez, je dois l'avouer, d'abord parce que vous étiez l'écho, le rythme de mes journées, ensuite parce que nos séjours parmi les livres avaient les mêmes motifs : fuir le monde, se fuir soi-même, renoncer à une illusoire liberté. Dans les salles rouge et acajou de la Mazarine, je n'ai plus personne sur qui faire flotter mon regard, faire reposer mes rêves. Pourtant il y a bien d'autres lecteurs et lectrices mais leur concentration studieuse ne m'intéresse guère. Que pourraient-ils donc m'apporter ? Les gens qui se livrent à la seule connaissance sont trop méthodiques, trop livrés à l'exercice de la raison pour pouvoir m'émouvoir. Ce qu'il me faut trouver chez l'autre pour meubler l'horizon de mes pensées : l'espace du désarroi, la quête de soi, une sourde mélancolie d'où peut naître le lieu de la poésie.

   Je viens de regagner mon appartement, Quai aux Fleurs, dans la perte du jour. C'était il y a à peine une seconde et vous étiez encore là, dans le secret du Café Véry, attendant votre boisson, lisant quelques lignes 'd'Obermann', vous installant déjà par la pensée dans la demeure accueillante de la Mazarine, dans les plis de sa douce lumière, les reflets dorés de ses boiseries. Comme une aventure en vous, intime, singulière, vous révélant mieux que ne l'aurait fait la rencontre d'un bel inconnu. Vous étiez l'objet même de votre recherche, vous étiez visage se noyant dans l'eau dont cette dernière réverbérait l'image jusqu'à une sorte de vertige. Il n'y a pas de plus grand contentement que d'aborder sa propre plénitude, hors du consentement de l'autre, dans le creux fécond de soi. C'est cela que vous pensiez, qui vous animait et vous donnait cet air d'être au bord du monde avec une hautaine réserve.

   Car vous étiez pénétrée de l'idée que l'autre était un continuel attrait en même temps que l'auteur de votre propre perdition. Mais qui est-il donc, cet autre qui, vous défenestrant de vous, vous avait jetée dans ce tourbillon sans fin dont vous ne deviez jamais plus vous exonérer ? C'est bien cela, je ne m'égare pas dans des considérations oiseuses, je dis bien la vérité ? Faut-il qu'il y ait eu une manière de séisme pour vous arracher subitement à vos habituelles polarités , le livre, le Café, la bibliothèque ! Vous étiez si hagarde dans la faille ouverte du jour ! Je ne vous reverrai pas, tel est mon pressentiment et j'irai seul dans les allées de la Mazarine, comme un orphelin livré à ses multiples errances.

   Le jour baisse dans des teintes de feuille morte et les péniches ont arrêté leurs longues dérives. Il n'y a plus de passants dans la rue. Je tire les rideaux et, dans la montée de l'ombre, je vais lire encore quelques phrases de Senancour avant d'aller me coucher. Je vous les dédie puisque vous sembliez être le simple reflet de cet 'Obermann', "L'homme des hauteurs" qui ne cherche que l'absolu alors que l'existence se perd souvent dans d'insondables bas-fonds.

   "J’avais besoin de bonheur. J’étais né pour souffrir. Vous connaissez ces jours sombres, voisins des frimas, dont l’aurore elle-même, épaississant les brumes, ne commence la lumière que par des traits sinistres d’une couleur ardente sur les nues amoncelées. Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses, ces lueurs pâles, ces sifflements à travers les arbres qui plient et frémissent, ces déchirements prolongés semblables à des gémissements funèbres ; voilà le matin de la vie : à midi, des tempêtes plus froides et plus continues ; le soir, des ténèbres plus épaisses, et la journée de l’homme est achevée."

   Pour moi aussi "la journée est achevée", la nuit recouvre de sa taie profonde la Seine et l'étrave de Saint-Louis. L'Hôtel de Ville n'est plus que cet immense vaisseau illisible qui sombre dans des eaux noires, immobiles. Demain, au Véry, je lirai encore et encore ce livre, seul testament qui me reste de vous.

Partager cet article
Repost0
Published by Blanc Seing - dans NOUVELLES

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher