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26 septembre 2023 2 26 /09 /septembre /2023 09:27
Du retour de Soi à Soi

Autoportrait

Léa Ciari

 

***

 

   La belle œuvre de Léa Ciari est, ici et là, parsemée de subtils jeux de miroir. Ce choix, loin d’être gratuit, se donne tel un questionnement profond de l’habituel et incontournable triptyque : Soi, les Autres, le Monde. Du reste cette tripartition s’inscrit-elle, à la manière d’une anaphore, dans bon nombre de mes questionnements métaphysiques. Bien évidemment, nul n’en peut faire l’économie. Plutôt que de nous livrer à la richesse infinie du symbolisme du Miroir, focalisons notre attention, en premier, sur la dimension d’Altérité dont, toujours, il interroge le ténébreux mystère. Et citons la remarque, « réflexive » pourrions-nous dire, adressée à Alcibiade dans le dialogue éponyme de Platon :

   « Tu n’as pas été sans remarquer, n’est-ce pas, que quand nous regardons l’œil qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce que nous appelons la pupille, comme dans un miroir ; celui qui regarde y voit son image. »

   Troublante remarque qui, quelques siècles avant « Huis Clos » de Sartre, pose le Regard de l’Autre comme condition de possibilité de notre propre identité, partant de notre effective présence au Monde, de notre liberté. Certes le constat sartrien n’est nullement angélique et il reflète un fond de vérité qui teinte de tragique la toile de la condition humaine. L’Autre m’aperçoit-il dans une perspective dévalorisante et me voici autorisé à dire, tel le Héros sartrien :

   « Tous les regards qui me mangent… Ha, vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. Alors c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! Quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer c’est les autres ». 

   Mais nous ne nous attarderons guère dans les parages de l’enfer, tâchant seulement d’extraire, de cette surprenante image, quelques significations qui en parcourent la surface dans une manière de discrétion heureuse. Car, d’abord, il nous faut décrire, comme un geste de déblaiement préalable à toute compréhension de cette œuvre. De cette œuvre au caractère immédiatement énigmatique. La pièce est dans le gris, douce teinte médiatrice, tout juste posée entre bonheur et tristesse, entre mélancolie et amorce d’une joie, entre jet de Soi-hors-de-Soi et retour en ses entours les plus proches, ses plis les plus secrets. Tout n’est que déclinaison de lumière en ses plus subtils affleurements, une soie, une cendre, un duvet, une onctuosité balsamiques.

   Nulle inquiétude ici, nul Enfer qui viendraient assombrir le déroulement de la journée. Le cadre du miroir est de neige, de pure blancheur, de virginité doucement suggérée. Comme s’il s’agissait d’une aube nouvelle, d’un genre de commencement du Monde, peut-être d’une Naissance à Soi dans le secret de la chambre. Et, soudain, nous pensons au beau titre du livre de Xavier de Maistre « Voyage autour de ma chambre », cette « pérégrinante rêverie » d’un chantre intimiste versé aux confidences tout empreintes de romantisme. L’amour du petit rien s’il peut toutefois trouver à se symboliser.

   Nulle inquiétude qui percerait, trouerait le tissu du réel. Bien plutôt une confiance dans la vie, une ouverture, une disposition à quelque plénitude sise dans un horizon proche. Le tulle léger d’un rideau, la consistance d’une mousseline se déploie dans la diagonale heureuse du miroir. Dans la glace, le reflet de quelque mobilier familier, un naturel refuge où s’assembler en Soi, estimer l’irréfragable de sa position exacte parmi les confluences, les mouvances de la réalité, ce fleuve impétueux, ce flux continu, ce constant murmure, cet égarement parmi les choses en fuite d’elles-mêmes. Et là, comme enchâssée dans le luxe d’un coffret, la pente tout en douceur du portrait de l’Artiste. Une manière de sourire en coin, un genre de complicité, de rayon dirigé en Soi, pour Soi, multitude heureuse du Simple et de l’immédiatement advenu. Existerait-il geste plus précieux que celui de cette synchronie de Soi à Soi, un rythme unique, seulement connu de Soi, un faible murmure, la coulée en Soi d’une eau primale, mais avant le surgissement du cri, avant le déchirement de la toile existentielle où sourdent, tel le bruyant essaim, les tumultes assemblés du vivant en sa plus grande démesure.

   Oui, le Soi est répétitif, itératif, il se dessine tel un impératif existentiel. Mais ne vous y trompez pas, il n’est le reflet de nul solipsisme, il n’est le miroitement de nulle perte en Soi, bien au contraire il est simple disposition à tout ce qui va advenir, l’Autre, la Nature, l’Esprit et même la contingence de l’objet quotidien, le fait inaperçu, le souffle d’air roulant au sommet de la colline. Car, avant de se projeter hors-de-Soi, il convient d’être à l’aise avec Soi, d’y avoir creusé sa niche, d’y avoir découvert la texture droite d’une Vérité ou, à tout le moins, d’une possibilité d’y accéder. Là seulement le Monde se donne à Soi telle l’Altérité à laquelle on pourra faire face, cherchant à y reconnaître toutes les belles virtualités découvertes en pleine conscience dans son habitat primordial, celui qui, encore à l’abri des pollutions de tous ordres est une chair neuve, disponible, bienveillante, éveillée à la multiplicité des phénomènes, à leur manifestation qui, suivant les jours, s’orne de lumière, se teinte parfois d’ombres longues.

   Mais, jusqu’ici, nous n’avons parlé que du reflet, non de Celle qui en est l’émettrice, qui en autorise la parution. Le massif de la tête est plongé dans une demi-obscurité, lieu de tous les simulacres possibles, mais ici, l’image vraie du miroir vient en chasser tout ce qui pourrait être mensonges ou faux-semblants. La coiffure est haut levée, les cheveux assemblés en chignon. Le visage est à peine perceptible, plutôt deviné que saisi en sa réelle épiphanie. Mais il n’est nullement équivoque. Il n’est nullement cette « inquiétante étrangeté » de Sigmund Freud apercevant le reflet paradoxal de son propre visage dans la vitre du train. Non, loin de ceci, il est assagi, seulement livré à l’exercice de la méditation sur Soi, sur le geste d’introspection qui est l’acte propédeutique antérieur à toute connaissance de Soi, cette énigme, cette Isis dont il faut soulever le voile, cette Nature qui toujours « aime à se cacher » selon les propos d’Héraclite, cet Être qui fuit toujours là-devant, cet Être non déployé qui ne se dévoile qu’à titre de son immédiat voilement. C’est, sans nul doute, cette réticence, cette dissimulation, ce rébus de l’Être universel et de son Être singulier dont l’Artiste est en quête car, ne le serait-elle, et l’image dans le miroir s’effacerait et, n’ayant plus de vis-à-vis, n’ayant plus d’écho, n’ayant plus de résonance, c’est de son statut d’Existante même dont il serait question, de sa possible disparition, de l’ouverture du Néant en tant que ce nihilisme achevé dont, depuis longtemps déjà, de sombres mais lucides penseurs se sont fait les aruspices.

   Et maintenant, il nous faut proposer d’autres clés de lecture plus audacieuses, plus hypothétiques, se destinant à d’autres possibles de la pensée. Il nous faut poser quelques unes des perspectives du « regard en ce qui est » pour reprendre la belle formule heideggérienne. Ce rayon de vision partant de Soi, explorant le vaste Monde, nous lui donnerons les trois perspectives suivantes :

  

Regard distal d’ordre esthétique

Regard médial d’ordre psychique

Regard proximal d’ordre métaphysique

 

   Ce sont là, nous semble-t-il, les voies adéquates pour percer cette surface miroitante qui risquerait de nous égarer sur des « chemins qui ne mènent nulle part », nouvelle référence heideggérienne. Mais nous aurons recours à un schéma qui synthétisera les quelques concepts qui seront développés à la suite.

Du retour de Soi à Soi

   Ce qui, d’emblée, paraît évident, ce sont les destins radicalement différents de ces formes plurielles.

   Le regard DISTAL parcourt de longues distances pour se dissoudre à même le Monde. Ce regard est comme la pointe acérée d’une flèche qui, traversant le miroir des apparences et des illusions, ne s’épuisant jamais dans l’acte de son jet, voulait tout connaître, tout inventorier, tout découvrir. Mais le Monde est vaste, mais le Monde est infini en lequel il finit par s’immoler, certes chargé d’une kyrielle d’images dont, jamais, il ne pourra exploiter la riche moisson. Pour le Voyeur, ce regard est perdu, il s’abîme à même le procès de sa contemplation.  Son unique motif est esthétique, il ricoche de formes en formes sans en retenir aucune, occupé qu’il est à glisser sur l’épiderme des choses, nullement à en connaître la profondeur.

   Le regard MÉDIAL, lui, fait l’économie d’un voyage au long cours. Partant du Voyeur, il fait halte au contact de ceci même qui l’attire et le fascine. Devant lui, telle la surface brillante d’un lac baigné de lumière, l’éclatante glaçure du Miroir, son étincelant mystère. Comment aller au-delà, comment franchir ce qui s’illumine du feu de ses désirs ? Å ceci, à ce renoncement, il faudrait pouvoir faire appel à la puissance de la volonté, mais la force fait défaut, mais l’immédiat requiert le Regardant avec une belle et inépuisable vigueur. Alors, tel un Pèlerin parvenu au terme de son voyage, si près de ce Sacré qui l’appelle, Celui-qui-voit ne consent plus qu’à cette halte qui deviendra le lieu même de sa perte. Et ici, comment ne pas évoquer le fameux « Stade du miroir » auquel Lacan a donné son plein développement ? Si, pour l’enfant en quête de sa propre identité, l’image spéculaire est le médiateur qui assemble en un seul lieu les fragments épars d’une conscience qui commence tout juste à bourgeonner, aboutissant ainsi à cette joie, à cette « assomption jubilatoire », un tremplin pour l’exister, a contrario pour le Regardeur-Narcisse ébloui par la réverbération de son ego, le trajet sera, celui, terminal, d’une chute dans le miroir, autrement dit d’une aliénation à qui-il-est, cette cellule monacale close sur elle-même où ne parvient même plus le lointain bruit de fond du Monde. Son unique motif est intra-psychique.

   Le regard PROXIMAL, lui, assurément, est le seul qui soit fondé en vérité. Son parcours est unique qui, partant du Sujet, tutoyant l’Objet-Miroir, y percevant la dangereuse magie, fait retour à Soi avec la plus lumineuse des lucidités qui se puisse concevoir. Frôler l’abîme est sans doute le seul moyen d’en repousser les funestes attraits. Éclairée, la conscience retourne d’où elle vient chargée de prédicats neufs dont elle fera le centre d’une réflexion, le foyer d’une méditation. Car le Soi est à connaître avant même que de parcourir le Monde, d’en explorer les facettes aussi multiples que chargées de séductions, lestées d’envoûtements, plombées d’enchantements qui, le plus souvent, se révèlent vénéneux, sinon mortels.

   Sans doute les parcours précédents ne s’étaient nullement accomplis pour rien. Le Distal avait connu ses idoles et ses icônes, le Médial avait croisé un certain nombre de gemmes aveugles, mais nul n’était parvenu à cette pure Beauté du Proximal, là où un cristal étincelant lance le précieux de ses rayons. Sous la métaphore il faut voir le motif métaphysique qui en anime la venue et le premier des motifs, celui dont découlent tous les autres est bien ce Retour de Soi à Soi, cette connaissance de Soi, ce constitutif Face à Face sans lequel rien ne peut être connu ni de l’Autre, ni du Monde, sauf cette buée qui, lentement monte de la Terre et se perd dans le champ multiple et infini des Étoiles.

   Oui, c’est bien ceci, le Métaphysique précède et conditionne tout ce qui s’abreuve à sa Source, aussi bien la Psyché en sa quête incessante d’un Sens, aussi bien l’Esthétique en sa quête d’un ravissement pour le regard. Dans le vaste cosmos, nous ne sommes que cette poussière, mais cette poussière pensante qui n’a de cesse de se comprendre et de comprendre ce qui, tout autour d’elle, la questionne sans cesse.

 

Questionner est déjà répondre.

 

   Voici, peut-être, ce que nous dit la belle photographie de Léa Ciari et notre hypothèse se révélât-elle fausse et entièrement subjective (ce qui est dans l’ordre des choses), l’essentiel aura consisté en ce cheminement au-delà des apparences. Chacun, Chacune en traversant la pellicule têtue y trouvera, selon ses inclinations singulières, ce que bon lui semblera, peut-être, simplement, un halo de Soi fluctuant parmi le confondant fourmillent mondain.

 

Du retour de Soi à Soi.

 

 

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