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23 mai 2020 6 23 /05 /mai /2020 07:55
Île du bout du monde

A l'écoute...

 Réserve naturelle nationale du Mas Larrieu »

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

      Nazario avait longtemps parcouru les rues infinies de la Ville, longtemps il s’était frayé un chemin parmi la foule de La Rambla, cette voie bordée d’arbres séculaires, cette artère pulsionnelle qui charriait ses milliers de têtes hagardes, ses milliers de jambes percutant le sol du poinçon de ses talons. Cela faisait son cliquetis obsédant, cela cinglait la peau, cela criblait les cheveux d’une grêle de pluie. Descendre La Rambla était comme un vertige. La foule était dense, compacte, étrange hydre aux innombrables yeux, agitations de poulpes avec leurs longs flagelles qui battaient l’air. On était immergé totalement. On ne s’appartenait plus. Votre tête, aussi bien, votre commensal urbain s’en emparait comme il l’aurait fait d’un simple masque. Et vos bras, dont le balancement rythmé n’était plus vraiment le vôtre, mais ceux de vos partenaires anonymes, étaient-ils au moins dans le district de votre corps ? Ne vous avait-on pas, déjà, privé du sens du toucher, du prendre, de l’estimation digitale ?

   Là, au milieu de l’immense maelstrom vous n’aviez plus de mains, seulement deux étiques membranes qui s’égouttaient piteusement tout au bout de ce qui, encore, demeurait votre isthme dernier qu’une marée aurait tôt fait d’emporter. Les jambes de Nazario-Pierre-Javier-Adriana-Carmen - car il n’y avait nulle différence dans la grégarité -, avançaient tels les rouages bien huilés d’une étrange machine. Nul  n’en avait conscience mais  le cortège revêtait l’allure d’une nuée de mannequins d’osier à la De Chirico. En guise de regard, l’aberration de simples trous. Nulle bouche, nul langage conséquemment. Bras moignons-haltères. Coque de la poitrine à la sourde résonance de plâtre. Triangles et flèches partout en lieu et place des organes internes qui se donnaient à voir sous les espèces de la géométrie. Culottes de bois tenues par des fils. Jambes de pierre, sans doute de travertin poli. Rien que d’inaccoutumé. Rien que de métaphysique. On avait déjà traversé la paroi de cristal du monde. On n’existait plus qu’à titre de maquette ou bien de biscuits antiques reconstitués derrière quelque vitrine hallucinée d’un Musée Grévin. Singulière présence archéologique, simple témoignage de civilisations échouées au rivage de l’Histoire.

   C’est non sans mal, non sans avoir lutté vaillamment que Nazario parvint à s’extraire de la pâte visqueuse de ces erratiques figures. En lui, sur sa laborieuse anatomie, demeuraient encore des lambeaux de présence, des vrilles d’aliénation, des copeaux de servitude. Un long moment il hésita sur la direction à emprunter, franchit des confluences de ruelles et se retrouva finalement devant la Gare, cette belle construction de pierres claires que surmontait une immense verrière assemblée par un réseau de poutres de métal. Sans réfléchir le moins du monde il se précipita dans le premier train. Bientôt il n’aperçut plus, au-dessus du puzzle des toits, que les étranges campaniles de la Sagrada Familia chapeautés de leurs bulbes extravagants. Il fit quelques sommes entrecoupés de visions hallucinées. Des compagnies de crabes, pinces levées, gueules écartelées le poursuivaient dans la complexité végétale d’une mangrove. Encore ensommeillé il descendit dans une gare inconnue, dans une contrée sans nom. Il lui restait à redevenir homme, à se dépouiller des images fascinatoires dont son rêve l’avait généreusement gratifié.

   Il sortit de la gare anonyme. Un seul banc s’y trouvait, dépourvu d’assise. La marquise de bois n’était plus qu’une dentelle armoriée se découpant sur le lisse du ciel. Une allée de peupliers décharnés montait la garde de part et d’autre d’un chemin de castine aux multiples ornières. Il n’y avait personne dans cette contrée désertique. D’anciens poteaux téléphoniques faisaient leurs signes d’épouvante, fils arrachés qui battaient l’air de leur résille d’ennui. Il faisait chaud sur La Rambla. Ici, l’air était tendu, traversé d’éclairs de froid. Nazario remonta son col de veste, enfonça ses mains dans ses poches, se mit à siffler pour se donner une contenance. Certes, personne ne pouvait le voir, mais il tenait à demeurer en harmonie avec lui-même, seule compagnie désormais disponible en cette terre dénuée d’avenir. Il marcha de longues heures, franchit des talus et des ravines, contourna des haies, traversa des bosquets. Bientôt une rivière étroite, aux basses eaux couleur d’argile qu’il traversa, retournant ses pantalons. Une barrière de roseaux en longeait le cours. Elle paraissait infranchissable tellement la végétation était drue, véritable réseau entremêlé de cannes. Ici et là des peupliers noirs et blancs en renforçaient la défense.

   L’Homme des Ramblas avait beau chercher, nul passage ne se montrait dans cette inextricable jungle. Il huma l’air, devina la mer tout droit devant lui et se jura qu’il trouverait bien un passage. Rien n’est plus irritant qu’un désir mourant sur le bord de sa réalisation. Il progressa lentement, à la manière dont les renards se faufilent dans une steppe d’herbes sans que le peuple des graminées ne s’en aperçoive. Bientôt, sur sa droite, un trou dans la végétation, sans doute un chemin emprunté par des animaux nocturnes. Nazario se baissa, rampa, s’aida d’une reptation des coudes et des genoux.  Le tunnel était long, en clair-obscur avec, en maints endroits, des ocelles de soleil qui dansaient devant ses yeux. La sueur perlait le long de ses arcades et ses longs cheveux bouclés se nappaient de poussière. Parfois les lames des roseaux entaillaient la paume de la main, éraflaient l’arête du nez. Mais il aurait fallu de bien plus graves dangers pour freiner sa progression. Son sang de Catalan déterminé n’aurait fait qu’un tour si quoi que ce fût l’avait mis en demeure d’abandonner son projet. Il ne savait pourquoi, mais il pressentait que, de l’autre côté du rideau végétal, quelque chose de surprenant se présenterait à lui. Oui, il en était sûr. Jamais son intuition ne l’avait trompé.

      Voici, soudain, l’explosion de lumière, l’ouverture du vaste paysage, le sens enfin retrouvé de la présence. Tout un lacis de pistes blanches serpentant parmi les minces forêts d’érables couleur de feu. Des camaïeux de lueurs fauves, des écus d’or, des glaçures vermeil, des ocres pulvérulents, des sanguines avec leur belle teinte de brique cuite. Puis des bouquets d’aulnes aux feuilles luisantes, dentelées, aux écorces crevassées où logent quantité d’insectes. Une belle odeur de nature, une senteur de liberté. C’est surprenant combien l’air s’est subitement radouci, est devenu cette légère brise marine avec juste ce qu’il faut d’embruns pour rafraîchir la toile de la peau.

   La clarté danse partout, rebondit sur les feuilles, lance dans l’air ses aiguilles translucides. Elle est une fête. Elle est une communion de soi avec le monde. D’un seul jet, d’un seul, on est cet homme, là, sur ce bout de terre innomée et on est l’espace ouvert, le temps alangui en son exacte précision. Plus de différence qui abraserait le corps, ligoterait l’esprit. Une alliance commune, une participation avec tout ce qui vit, féconde, pullule sous le ciel aux mille chatoiements. Ça murmure à l’intérieur de la cage d’os, ça fait son rhizome de contentement dans le canal des veines, ça ondule et vrille dans la joie d’un ombilic atteint de plénitude. Ça fait ses flux de sérénité dans l’eau des cellules, ça grésille dans les boules des genoux, ça habite la plante des pieds et c’est un train continu de fourmis qui en caresse la plante éblouie.  

   Face à l’irréel en personne, Nazario est lavé de toute inquiétude, débarrassé du moindre doute. Certainement encore, en quelque endroit de l’âme, la pliure d’un souci, la coquille d’un remords ancien, la lézarde d’un chagrin. Mais c’est si atténué : vol de libellule, égouttement d’une eau de fontaine dans la rigole de pierre. Comment dire en mots ce qui ne se dit qu’en ondes de silence, en orbes de quiétude, en palmes qui s’agitent avec grâce dans le ciel nettoyé de ses larmes ? Plutôt demeurer en soi et devenir repère pour ce qui est, ici, alentour, dans l’évidence, la profusion. Avancer dans ce Pays du Non-Lieu, c’est remettre à neuf sa vision, poncer ses anciennes pensées à blanc, balayer d’un revers de main les signes illisibles d’anciens palimpsestes. Tout s’annonce de soi sans qu’il devienne utile d’expliquer, de démontrer, d’argumenter. Plus de concept, plus d’intellect, mais la libre sensation qui croît et démultiplie le sentiment d’exister.

   Il est si facile, ici, de s’adonner simplement à son être. Dans la frugalité, la survenue de l’immédiat, l’adhésion aux choses de la nature. Nazario avance lentement parmi les plaques de terre humide, les croûtes blanches du sel, les tapis de saladelles mauves, les cierges vert-clair des salicornes, les touffes d’iris jaunes, les étoiles blanches des renoncules d’eau. Parfois il cueille une branche de criste marine, en mâche lentement les tiges charnues  au goût de sel et d’iode. Et c’est une nouvelle saveur pour le palais, un nouvel émerveillement sur cet ilot du bout du monde, un refuge pour Robinson Crusoé.  

   Puis une dune de faible hauteur parsemée de quelques touffes de végétation clairsemée : boules étoilées des oursins bleus, surtout ; raisins de mer avec leurs feuilles plates et arrondies, telles des pièces de monnaie. Depuis l’éminence de sable se laisse apercevoir l’immense dalle bleu-vert de la mer. Claire par endroits, virant au bleu marine à d’autres, striée par les courants de surface, travaillée en son fond par l’immense flux liquide. C’est bien, alors pour Nazario, de faire face à ce mystère, d’emplir ses poumons d’iode, de sentir sur le tissu de la peau les milliers de grains de sable que le vent soulève, métamorphose en fin brouillard. Le sentiment de solitude est rivé au corps, semblable à la patelle amarrée à son rocher. Et, ici, nul désespoir, nul abandonnisme qui résulteraient d’une sortie du territoire des hommes. Bien au contraire, un faisceau de possibilités, un rayonnement de plaisir, la réelle disposition de soi au paysage, à la modeste aventure, à l’expérience nouvelle. Parfois le blanc trajet des mouettes raie le ciel puis tout retombe dans un calme souverain. Comme si le monde commençait, s’étirait, avant que de prendre conscience du prodige d’être.

   Maintenant, par un sentier poudré de blanc, Rozario vient de rejoindre la rivière. Des nuées de libellules tachées de noir et jaune s’envolent à son arrivée. L’eau est basse, couleur de terre avec, au milieu du cours, des amoncellements de cailloux, des touffes de joncs. Le silence est complet, sauf le bruit de ruissellement des gouttes sur les nappes de gravier, parfois la rumeur d’une vague mourant sur le rivage proche. Sur l’autre rive, posé sur une pierre, un lézard ocellé, robe bleu métallique,  monte la garde. Son goitre palpite doucement, griffes amarrées sur le minéral pour défendre le territoire. Dans l’escarpement au-dessus de l’eau, au milieu d’une paroi faite de gravats assemblés, quelques trous de guêpiers rythment la surface. Le Passager de l’indicible est ravi de pouvoir se fondre dans ce paysage si proche d’un état de nature. Rien ne trouble, rien ne distrait. Tout conflue en une heureuse harmonie. On pourrait bien vivre ici, à la rencontre de la rivière et de la mer, faire de ce modeste estuaire le lieu de son exister. On élèverait un abri de roseaux, on se laverait dans la rivière, on pêcherait poissons et crustacés que l’on ferait griller sur un lit de brindilles.

   C’est ceci qu’on ferait et on oublierait les allées et venues des hommes et des femmes sur la Rambla, les cris, les mouvements de la foule. On n’aurait plus à se frayer de passage au milieu des véhicules, à jouer des coudes pour obtenir sa place au spectacle, faire la queue à l’heure du déjeuner derrière la vitre d’un restaurant, s’impatienter des longues caravanes lors de la transhumance estivale. C’est en lettres de cristal et de feu que le mot divin de LIBERTE s’inscrirait sur la falaise du front et cette lumière gagnerait la nappe du corps avec la joie d’une marée d’équinoxe. A cette heure d’immense fraternité avec les éléments, quelle importance avait donc sa fonction de commis aux écritures dans un bureau aux hautes fenêtres grillagées donnant sur le tombeau d’une cour intérieure ? C’était un tel luxe que de pouvoir enlever ses espadrilles, se dévêtir, plonger dans l’eau bleu des délices. Le Paradis avait-il un autre aspect que ce qui se dévoilait devant ses yeux ?

   Maintenant il était à la confluence de la rivière et de la mer, en sa pointe extrême, cette digue naturelle de cailloux blancs. Quelques nuages légers dérivaient dans le ciel. Au loin la surface de la mer faisait un triangle sombre. Le voile léger d’une branche de tamaris bougeait lentement devant ses yeux. La ligne de rencontre des eaux se frangeait d’une écume claire. Oui, assurément, cette terre était une origine, un fragment du monde non encore parvenu à son éclosion. Ce refuge, il fallait le laisser demeurer en soi, n’être nullement touché par la curiosité des hommes. N’être offensé par les allées et venues des curieux. Trop d’endroits de la planète avaient été sacrifiés qui portaient les ineffaçables stigmates de la boulimie humaine. Mettre l’humanité à la diète, voici ce qui se signalait comme l’une des tâches les plus urgentes.

   Des territoires devaient demeurer vierges, à l’abri de tout regard, enclos en leur insondable mystère. Pareils à ces majestueuses forêts pluviales qu’aucun regard autre que celui d’une faune sauvage ne rencontrerait. Cela devenait une si brûlante évidence pour Nazario, qu’il se sentait un peu mal à l’aise d’être le témoin oculaire de toute cette neuve beauté. Avait-il au moins le droit de demeurer ici avec le puits de ses pupilles empli de ce secret ? Il ne savait trop. Partagé entre le désir de demeurer au bord de cette félicité et l’envie de s’en détacher. C’était comme une déchirure, une faille qui se creusait entre son corps et celui de la rivière, de la mer, de cette levée de pierres comme prête pour un envol.

   Nazario resta un temps qui lui parut une éternité à fixer le pur prodige. Ses yeux brûlaient d’avoir trop scruté, sondé l’impossible partage. Jamais on n’était maître et possesseur de quoi que ce soit, autre être, fragment de nature, objet, fût-il de prédilection. S’appartenait-on soi-même ? Rien n’était moins sûr car tout était continuellement en fuite, en perte, en disparition. Alors il fallait savoir se contenter de frôler les choses, de cueillir le calice d’une fleur ici, de humer l’odeur d’une épice là, de caresser le duvet d’une peau ailleurs. Avoir trop de lucidité entaillait l’âme, en accélérait la combustion. Souvent, il fallait renoncer à explorer le réel, à connaître l’ami autrement qu’à l’aune de son image, de la représentation qu’il donnait de lui. Bien des choses étaient pure monstration, occasion de spectacle, exhibition sur la scène du monde. Avions-nous au moins déjà aperçu en quelque endroit l’once d’une vérité, le fragment irréfragable d’une authenticité à l’œuvre ? Ceci était si rare donc digne du plus vif intérêt. Il ne s’agissait nullement de s’avouer vaincu, de déserter l’espace de sa propre vie. Seulement prendre acte de l’impermanence des choses qui, partout, parcourait l’épiderme des Existants  de ses mortelles vergetures. Oui le monde était cabossé. Oui le monde était sillonné de chausse-trappes. Oui le monde ne se donnait à nous que sous les auspices de l’affèterie, de la caricature, du faux-semblant. Toujours face à nous les portes en trompe-l’œil, les décors en carton-pâte, les masques dissimulant les nervures de la présence.

   Bientôt le soir arriverait, le crépuscule teinterait tout d’une couleur de cuivre. Bientôt les oiseaux rejoindraient leurs trous dans la falaise de sable, les lézards se retireraient sous leurs abris de roches. Bientôt le tamaris replierait sa dentelle, le jour ses membranes. Alors Nazario sut qu’il lui fallait partir, quitter le paradis, traverser les chicanes du purgatoire, enfin se retrouver en enfer et marcher à nouveau sur les braises. A l’aide d’un bout de bois, dans le derme fragile de la plage, il inscrivit en lettres bâtons les indices de son rapide passage :

 

NAZARIO

 

   Un instant il s’abîma dans la contemplation de son nom, cette empreinte singulière de qui il était sur cette Terre. Puis, du plat de la main, il effaça consciencieusement les traces de sa présence, les stigmates de l’homme sur ce rien qui était en même temps un tout, un cercle si parfait que nul n’aurait pu en imiter la parfaite courbe. Bientôt la nuit arriverait. Nazario fit demi-tour sans porter un dernier regard à ce qui s’était révélé à lui dans une manière d’éblouissement. Il gravit la dune, parcourut rapidement le chemin de blancheur, traversa la haie de roseaux, fut sur la route, fut près du banc sans assise, fut devant la gare à la marquise ajourée. Un train s’arrêta dans lequel il monta. Sans doute un train fantôme qui le conduirait aux portes d’airain qui ouvraient le sourd brasier de La Rambla. Déjà il en entendait les sombres rumeurs, déjà il en devinait les terribles ondulations. La chaleur était intense, se dépliait en lames cotonneuses. Ayant franchi le seuil du terrible Tartare il savait que jamais plu il ne connaîtrait la paix. Jamais plus ! Là était la seule vérité dont les hommes possédaient l’indicible secret.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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