Œuvre : Barbara Kroll
***
Voyez-vous, la Pensive (je vous nommai ainsi d’emblée, instinctivement), je crois que si je ne vous avais aperçue au travers d’une fenêtre (certes une apparition bien fugitive), mon séjour à Vienne aurait eu la couleur de l’automne, cette teinte de rouille traversée d’une lueur de plomb. J’étais arrivé la veille, avais pris quelques points de repère afin de pouvoir bâtir mon article sur votre si belle ville dédiée à la culture, à la musique, au théâtre, à l’opéra, tout ceci occupant l’avant-scène européenne pour ce qui est à voir, à entendre dans l’éblouissant domaine de l’art. J’avais longuement longé les quais du Danube puis avais gagné le très contemporain ‘Mumok’ dédié à l’art moderne. Y figuraient, entre autres, des œuvres de Picasso, Klee, Mondrian. Mais une toile avait tout particulièrement retenu mon attention. Il s’agissait d’une huile de moyen format, intitulée : ‘ Famille Schonberg’. Elle datait de 1908 et était dûe au talent de Richard Gerstl, un des maîtres de l’expressionnisme autrichien. Dans un fouillis de pleines pâtes aux couleurs primaires qu’atténuaient quelques touches pastel, quatre personnages, sans doute les parents avec leurs deux enfants, semblaient fixer le Peintre de leurs yeux éteints. Le violent expressionnisme en avait gommé pupilles et iris et il ne demeurait guère que des orbites vides qu’une seule pointe de bleu-marine renforçait.
Dans l’attitude de ces personnages si étranges (on les aurait crus tout droit venus d’un monde en formation non encore arrivé au terme de sa genèse), rien ne semblait faire sens qu’un genre de stupéfaction, de pétrification se donnant immédiatement dans la glaise des jours. Je ne sais pourquoi, en cet instant de ma contemplation, un mot me revint en mémoire d’une récente lecture, ‘magnificence’. C’était dans ‘Les Natchez’, une remarque de Chateaubriand ayant trait à la beauté : « Sur les côtés du lac, la nature se montre dans toute sa magnificence sauvage. » Était-ce ce tableau que j’avais devant les yeux, qui avait agi en contrepoint, dans son exact contraire, le terme de ‘magnificence’ si connoté de significations diverses dont celle de ‘splendeur’, ‘d’éclat’, de ‘somptueux’ ? Or la ‘ Famille Schonberg’, c’était un genre de truisme que de le formuler, surgissait de la toile avec une sorte ‘d’effrayante beauté’. Nul n’aurait pu énoncer que cette œuvre était raffinée, luxueuse ou bien élégante. Elle paraissait même une insulte au bon goût, une provocation esthétique, la mise en exergue d’un nihilisme dont les teintes tapageuses, violentes, ne pouvaient qu’inquiéter les Visiteurs du Musée. Tout ceci reposait l’éternelle question du bon goût (cette ‘bouteille à l’encre’), du beau (cette notion si subjective qu’elle se déclinait différemment selon chaque individu) et personne, pas même le plus avisé des esthéticiens n’eût pu fournir une réponse qui réconfortât l’esprit. C’était une manière de quadrature du cercle et si l’on m’avait, dans l’instant, demandé de produire un article sur cette perspective expressionniste, je dois avouer que grand aurait été mon embarras !
‘Magnificence’, ce simple mot résonnait encore dans ma tête bien après que j’avais quitté le ‘Mumok’. Cependant, sans doute, poursuivait-il sa rengaine en sourdine et tout ce que je voyais dans la ville, une jeune femme, une voiture, une vitrine, un bibelot, tout ce réel devait faire l’objet d’un regard proprement orienté par le sens de cette ‘magnificence’ qui se faisait si discrète dans les ternes allées du quotidien. Après ma longue déambulation parmi le dédale des rues, j’éprouvais le besoin de découvrir un peu de nature. Le hasard de mes pas me porta à proximité du Vieux Danube, près de ce bras d’eau de ‘l'Obere Mühlwasser’, paradis des pêcheurs à la ligne, des oiseaux, sans doute des amoureux et des artistes dont je pus déduire bientôt que vous faisiez partie de ces derniers personnages qui ne s’abreuvent qu’aux rivages de l’Art.
Je m’étais engagé dans une rue étroite bordée d’arbres d’agrément. De basses clôtures séparaient les maisons les unes des autres. La maison, la vôtre, était une modeste demeure crépie d’une enduit rose-thé, volets et fenêtres rehaussées de tons gris entre l’ardoise et le fer. Il y avait une réelle harmonie et de tout ceci émanait un air de tranquillité et de confiance heureuses. Face à votre maison était installé un banc de bois qui donnait sur un petit square attenant. Je m’y assis pour consigner quelques notes pour mon futur article. Les choses s’annonçaient plutôt bien et il suffirait encore de quelques flâneries dans Vienne, du côté de ces beaux passages ‘Art Déco’ dont on m’avait dit le rare, près de ces reproductions des antiques fiacres, carrosseries noires, roues cerclées de rouge que deux chevaux blancs tiraient, puis terminer par le splendide panorama se laissant voir depuis le pré ‘Am Himmel’.
Tout occupé à mes projets, je n’avais nullement aperçu, au travers de feuillages clairsemés, cette troublante silhouette que, bientôt, je ne reconnus pas pour la vôtre mais qui était votre simple reflet dans un miroir. Vous teniez dans la main droite une brosse enduite de couleur que vous posiez par touches successives rapides sur une toile dont je percevais clairement l’image. Cette vision était excitante au plus haut point au motif que je ne pouvais vous découvrir qu’au travers de ce double mystère : un simulacre sur le poli de la glace, quelques formes colorées dont je pouvais saisir qu’il s’agissait de votre autoportrait. Alors, comme une source jaillit du sol aux yeux du sourcier étonné, le magique mot de ‘magnificence’ refit son apparition (en réalité il s’était dissimulé mais n’avait point disparu), et, dès lors, ne me quitta plus d’un pouce. Ce que je voyais là, posé sur la toile, associé à la silhouette se levant du miroir était bien ce que je cherchais depuis au moins une éternité, la mise en forme du lexique qui me questionnait depuis que j’avais quitté les murs du ‘Mumok’. Oui, cette double mise en scène, de la toile, du miroir, que vous complétiez dans un sublime effacement, cette scène donc était le visage accompli de cette ‘magnificence’ qui, toujours, se nichait dans un endroit où on ne l’attendait pas. La ‘Famille Schonberg’ faisait grise mine, loin là-bas entre ses murs de béton. Combien votre beauté, certes si abstraite, lui était infiniment supérieure ! Je pensais que la splendeur des choses vient bien plutôt de la lumière que l’on projette sur elles que de leur nature propre. Comment dire ? J’étais en amour de vous, de votre reflet, de votre esquisse. J’étais situé au point focal de leur rencontre, j’étais, en quelque sorte, leur émanation. Oui, c’était dans la simple et immédiate donation des événements que quelque chose comme un éclat pouvait se montrer, faire son bel étoilement, scintiller à la manière des constellations dans la limpidité d’une nuit d’hiver. Il y avait tant de joie, pour moi, à me glisser dans votre ombre portée, à vous connaître depuis mon cône de silence, sur ce banc qui devenait un reposoir pour mon esprit. J’étais apaisé, en accord avec moi-même et ce miracle je vous le devais et vous n’en saviez rien. Confluence de deux êtres que tout sépare. J’étais heureux de cette situation paradoxale. Il y a une heure encore, je ne vous connaissais pas, vous n’étiez qu’une possibilité au large de mon être, une tremblante hypothèse que nul hasard ne viendrait m’apporter de façon à combler ma solitude
Oui, ma solitude, car mon souci de la ‘magnificence’ m’avait laissé en rase campagne et mon esprit bien trop romantique pour se ressaisir seulement à la vue d’un carrosse, d’un canal, du Danube ou bien des hôtels luxueux logeant les avenues, languissait de ne plus jamais pouvoir trouver son envol. Selon la formule convenue, j’errais comme ‘une âme en peine’, désespérant de ne jamais pouvoir retrouver entrain et goût de vivre. C’était seulement vous qui m’aviez replacé sur le chemin d’une lumineuse trajectoire. C’était bien ceci, maintenant j’en étais entièrement persuadé, le caractère ‘magnifique’ des choses tenait au curieux phénomène de la rencontre, non à un quelque don inné dont serait atteint un être qu’un heureux destin aurait favorisé. Ainsi, la ‘magnificence’ n’émanait ni de vous, ni de moi, ni du tableau que vous étiez en train de peindre, ni de l’image reflétée par le miroir, pas plus que des rues et belles maisons de Vienne, bien plutôt elle se situait à ce carrefour des choses qu’une liaison fortuite avait assemblés en un point particulier, en une heure singulière du monde. ‘Magnificence’ était relation, jeu de miroirs où tout mon séjour en Autriche se reflétait, auquel vous preniez part au seul fait de votre présence.
Et je crois que le moment est venu d’éclairer le Lecteur, la Lectrice des motifs picturaux qui traversent votre toile, vous en l’occurrence puisque vous êtes projection sur le linge blanc qui vous accueille et vous révèle telle que vous êtes en votre mutation. ‘Pensive’ donc en votre heure venue. Avant même que la forme ne vous saisisse en ses limites et vous fixe dans un destin trop étroit. La forêt de vos cheveux est noire, pareille à une pierre de tourmaline. Une mèche descend, qui tutoie votre sourcil. Votre visage a la douce consistance d’une poudre de riz, un genre de masque à la Colombine qui vous sied parfaitement. Sur le lisse de votre joue, l’ombre est verte, un vert d’eau qui se tient comme en réserve. Vos lèvres sont un étrange ruban noir que nulle parole ne vient franchir. Oui, vous êtes dans la méditation, peut-être un geste d’introspection qui vous hèle au sein de votre propre abîme. Car, vous, comme moi, sommes bien des abîmes puisque le jour viendra où plus rien de nous ne paraîtra qu’un souvenir vite halluciné au chapitre de la conscience des Existants. Un ‘aura été’ placé en fin de registre, après il n’y a plus que le souffle violet du Néant. Mais je reviens à vous dans votre rapide gloire, mais je reviens à moi afin que, de vous, subsiste plus qu’un songe, une réalité que j’emporterai avec moi, que je regarderai les jours d’infinie tristesse. Votre corps est semblable à la feuille tombée sur la pellicule d’eau, une fuite que nulle mémoire ne fixera. Cette robe, mais est-elle vraiment une robe ?, papillonne dans le vide avec des airs d’insecte ivre. Une mousse. Une soie. Une écume qui vient, sans doute, dire votre fragilité, la vacuité du temps qui passe, les remous de l’heure, la mouvance souple de l’espace. Tout en bas, dans une approche discrète, vos deux jambes sagement croisées, l’élégance d’un oiseau sur la branche, un mince effleurement du jour.
Et, voyez-vous, au point où je suis parvenu de ma compréhension de qui vous êtes, c’est un autre mot qui vient jouer avec ‘magnificence’, une rime approximativement riche, une désinence qui, aussi bien pourrait ressembler à ‘présence’, mais qui joue avec le temps en mode de souvenance. Je veux dire ‘réminiscence’. Je crois, qu’en une période plus lointaine, lorsque ayant regagné Paris, j’observerai la lente progression des péniches depuis mon balcon du ‘Quai aux Fleurs’, je reviendrai jusqu’à vous, au gré de ma fantaisie, de mon imaginaire. Je vous retrouverai, je le sais, une intuition. Alors ‘réminiscence’, ‘magnificence’ seront assemblées d’une manière indissoluble. Ne croyez-vous pas ? Bien sûr, vous ne pouvez me répondre, cependant vous savez mon souci pour vous. Je n’aurais pu vivre un moment si intense pour qu’il n’en restât rien ! Je reviendrai dans ce beau quartier semé d’eau de ‘l'Obere Mühlwasser’. Vous apercevrai-je au moins ? Aurez-vous mis une dernière main à votre toile ou bien serez-vous toujours dans cette souveraine indécision de votre être ? Le flottement vous va si bien !