Aquarelle et encre de Chine
Œuvre : Sophie Rousseau
***
Ces taches vois-tu
Elles ressemblent à tes yeux
Oui à tes yeux teintés d’ombre
Un khôl posé sur l’azur
Une manière de vie
Faisant son mince trait
T’es-tu au moins aperçue
Toi l’illisible forme
La distraction faite signe
Du précieux de l’heure
De l’instant en sa fuite
De la beauté sans égale
Du jour qui point
De ceci qui surgit
Que jamais
Tu ne reverras
*
Ce nuage si haut
Cette ténèbre qui vient de loin
Ces flocons d’air en suspens
Ils disent l’étrangeté du monde
La tienne aussi
Dont la présence
Est fluide telle l’eau
À peine un battement de cils
Et l’envolée a lieu
Qui se donne
Comme mystère
Comme épuisable source
*
Tu n’as nul effort à faire
À seulement exister
À tendre les paumes de tes mains
Dans la présence qui crépite
Mais es-tu au moins assurée
De ton nadir
De ta foulée accomplie
Là juste à l’horizon
Cette faille qui t’attend
Comme sa complétude
*
Es-tu si libre que tu le prétends
Alors tu serais simplement un elfe
Nageant parmi l’océan de bleu
Le céruléen le céleste l’indigo
Le marine le maya le minéral
Ces taches vois-tu
Elles sont toi
Elles sont aussi
Ton absence
Ta hâte à les saisir
Le diapason de ton âme
Les verras-tu jamais
*
Tout est Rien
Tu le sais bien
Alors pourquoi chercher
A t’évader de toi
A te fondre
Dans cet Air cette Mer ces Rochers
Ils ne sont là que pour t’abuser
Le comprendras-tu toi
L’illisible qu’on nomme œuvre
Cette fuite à jamais
Dans les coulisses du temps
Mais qui donc embrassera
Le mystère de ton être
Puisque tu n’es qu’apparence
Pure décision formelle
Abritement du monde
Alors même que tu en ouvres un
MONDE
Que bien peu perçoivent
Mais ils sont tellement rivés
A leurs propres illusions
Ils en deviennent touchants
Infiniment
*
Lèveraient-ils les yeux
S’écarteraient-ils de leur chair
Ils verraient le tumulte des flots
L’horizon hérissé d’échardes
Le ciel en sa continuelle dérive
Le nuage lourd d’affliction
Le vent arrêté au firmament
Ils verraient l’absence
De l’oiseau
Perdu le goéland à l’œil noir
Dans le dais serré des brumes
Ils verraient les blocs de rochers
Tels de funestes présages
Ils imagineraient une fantasmagorie
Elle ne serait que la leur
Projetée sur la scène mondaine
Rien n’est triste que ce que l’on confie
À la tristesse
*
Ces taches vois-tu
Elles dessinent l’empreinte
La tienne la mienne
Celle des navigateurs errants
Des perdus en mer
Des naufragés privés d’amer
Des Lyriques des Tragiques
Car le destin de toute poésie
La Toile en est une
N’est que de se tenir
Dans le pli du Néant
Seuls les hommes peuvent
L’en délivrer
Allumer sur son rivage
La lumière d’une présence
Ce n’est qu’un feu de Bengale
La montée de courtes flammes
Un brasillement dans la nuit dense
L’ouverture de la conscience
*
Ces taches vois-tu
Mais les vois-tu vraiment
Toi la Femme Muséale
Toi l’œuvre en sa justesse
Elles disent en prose humaine
Ce que l’invisible a de mortel
Car même le Rien est provisoire
Oui infiniment rétractile
Ceci nous le savons
Nous-mêmes sommes
Et ne sommes pas
Origine et
Au-delà de l’origine
Cependant en sursis
Nous avançons vers plus loin
Que ne voient nos yeux
*
Qu’y a-t-il derrière le paravent
De cette marine
Que nos yeux indigents
Ne sauraient voir
Qu’y a-t-il
Toi la Femme-œuvre
Délivre nous donc de nos chaînes
Nous sommes si à l’étroit
Dans la geôle de nos corps
Si à l’étroit
Or nous voulons la lumière
La courbure de l’espace
La dimension infinie des choses
Mais le pouvons-nous
Nous sommes en attente de vivre
Et la nuit tombera bientôt
Pareille à un flamboyant suaire
Oui flamboyant
*
Ô obscurité du poème
Atteins-nous donc
Au plein de notre hébétude
D’attendre nous n’en pouvons plus
Ainsi parlent les déshérités
Que nous sommes depuis
Le massif ombreux de nos corps
Cette geôle aux meurtrières occluses
Infiniment occluses
*