Patrick Geffroy Yorffeg
" La lune noire de la mélancolie"
(Technique mixte)
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Le 20 Juin 2018
A toi dont le regard porte au loin
Solveig, me voici de retour après une assez longue absence. Sans doute suis-je identique à ces animaux qui hibernent et ne montrent le bout de leur nez que les beaux jours venus. Demain le premier signe de l’été et je me doute de la joie qui doit envahir ta nordique contrée, le froid est si vif qui vous cloitre dans vos demeures de bois, tout près de l’âtre ou bien dans la vapeur du sauna. Ici, les orages s’estompent et le beau fixe semble vouloir remplacer la monotonie pluvieuse d’il y a peu. Mais nous reparlerons bientôt du temps. Il est un sujet inépuisable et un commode passe-partout pour éviter les discussions sérieuses. Il est bien des préoccupations, bien des soucis qu’atténue une pluie, que dissout une vague de chaleur.
Tu sais mon penchant pour les questions douées d’inquiétude et tu ne t’étonneras point que j’aborde ici une des plus vives interrogations de notre temps : la marche à pas forcés du progrès, le dénuement partout présent, la gloire des nantis, le cruel déséquilibre qui affecte les Existants selon qu’ils se situent du côté de l’ombre ou bien de la lumière. Saisis-tu, comme moi, au travers de ces rapides et innombrables mutations ce qui s’y dessine en creux, à savoir l’étonnant et prodigieux phénomène de la métamorphose ? Tout passe de plus en plus vite de la larve à l’imago sans même que le stade intermédiaire de la chrysalide soit en aucun moment appréhendé. Tout surgit sans crier gare et une invention n’a de cesse d’annoncer la suivante qui, déjà, n’est plus qu’un souvenir à l’horizon des choses. Si nous n’apercevons nullement les passages, les changements, les états successifs de la matière sociale c’est que nous devons être affectés d’un trouble de la vision qui occulte une partie du réel. Nous naviguons à vue, c’est le cas de le dire et, le plus souvent, nous perdons le cap.
Et ce qui vaut pour le progrès n’est-il nullement applicable à notre vision générale du monde ? Souvent, je me plais à penser que le trajet existentiel de l’homme se calque, en quelque manière, sur ces fameuses époques de l’art. Ainsi, à certaines périodes de notre vie, serions-nous pointillistes, modern style et parfois cubistes. Mais je dois te parler de mon propre ressenti. Sans doute est-il tissé de pure subjectivité, mais le tangible n’est-il l’ensemble de ces perceptions éparses qui sillonnent la Terre et lui donnent son curieux métissage ?
Mon attention à l’art, laquelle précéda de peu mon arrivée à l’adolescence, se déroula sous les fastes de la statuaire antique, notamment la grecque dont l’Apollon du Belvédère (certes une copie, mais quelle maîtrise tout de même !), sans doute, en son exactitude, sa pureté, sa grâce, son élégance, tenaient à ma vue éblouie le discours de la beauté.
Mon adolescence fut l’occasion d’un grand bond effectué dans les stations esthétiques, me déposant dans l’aire du Symbolisme tout près des figurations bibliques d’un Puvis de Chavannes (« Le pauvre pêcheur », par exemple) dont les thèmes chrétiens (j’étais un croyant occasionnel et opportuniste !), les postures humbles, les teintes si proches d’une aménité exacte, non feinte, empreinte d’une évidente empathie, ces à peine couleurs, donc, donnaient aux personnages cette inclination de douce langueur dont tout prétendant à l’existence traverse nécessairement les flots au cours des modifications propres à l’âge, à ses indécisions, ses fluctuations.
Puis, jeune adulte, ce fut au tour du Cubisme de chambouler ma vue du monde. Comment en effet demeurer hermétique à cette révolution picturale qui fut non seulement un nouveau degré dans l’évolution de l’art, mais aussi une manière, pour toute subjectivité, de se projeter dans l’assuré en y imprimant la singularité de son propre sceau ? Maintenant il était permis d’avoir une conception toute particulière des modalités de l’expression plastique, d’élaborer ses propres équations de la vie, d’acquérir une liberté que nous avaient ôtée l’art classique et les perspectives logiques de la Renaissance.
Je me souviens avoir observé longuement « Guitare, verre, bouteille de vieux marc » de Picasso, accordant sans doute plus de place aux « remarques marginales », papier peint, développement des formes dans l’espace, palette de teintes sourdes, rusticité des matériaux, qu’au sujet lui-même qui devenait, à mes yeux, simple prétexte à exercer une virtuosité dans le champ du maniement esthétique. Ce qui me plaisait surtout, je crois, c’était la juridiction que le mental, le concept, appliquaient aux phénomènes en les réaménageant selon une architectonique qui ne soit seulement la conformité aux choses vues. Mais, Sol, tu connais l’irrésistible attrait que le Cubisme a forgé en moi qui, jamais, ne s’effacera. Pour chacun il est des points limites indépassables. Il suffit de savoir les reconnaître.
L’Impressionnisme et son cortège d’artistes prodigieux fut le point d’orgue de mon âge mûr. Y a-t-il coalescence entre une forme particulière de l’art et l’époque à laquelle on en ressent les effets ? Ce qui voudrait affirmer la prégnance d’une réceptivité accrue due au seul bénéfice d’une attention plus ouverte à tel âge qu’à tel autre. Ensuite viendraient des moments d’irréflexion ou bien de moindre intérêt, peut-être de déclin (il faut bien nommer les choses parfois) où une vigilance moins soutenue aux productions de l’art en pervertirait la saisie plurielle. Mais peu importe cette digression. Venons-en à Monet, Degas, Renoir, Sisley, Caillebotte, Cézanne, enfin à ceux qui, à une époque de leur vie, adhérèrent à ce mouvement fécond.
Les Nymphéas
Claude Monet
Source : Wikipédia
As-tu, toi aussi, ma contemporaine, été saisie au plus vif par le cycle des « Nymphéas » de Monet ? Un bouleversement de la vision comme jamais et, corrélativement, la survenue de nouvelles sensations. Si le Cubisme faisait signe en direction de la raison, ici, c’est de sensualisme au sens plein dont il faut parler, de forces internes qui se laissent amener au bord du vertige. Impression (le terme bien nommé), de saisissement, de collusion des formes, d’entrelacement des éléments naturels dans une sorte de figure illusionniste qui les dépasse et les transcende. Chaque fleur des Nymphéas ouvre un monde qui communie avec celui qui lui est contigu. Ce qui, d’ordinaire, vit séparé, l’eau, les arbres, les reflets du ciel, tout ici trouve le lieu de sa totale manifestation. Tout s’accomplit et dévoile la profondeur de son être dans une manière de voilement-dévoilement, caractère qui est, précisément ce qui s’annonce dans toute donation d’invisibilité. Or, de l’être des choses, rien ne paraît si ce n’est le déploiement de leur étant qui toujours s’abreuve à une source qui ne nous est humainement accessible. Peut-être aux elfes et aux sylphes qui habitent le mystérieux domaine de la poésie ou bien les forêts profondes de chez toi : il y a tant de choses inconnues, de territoires indéchiffrés ! Les « Nymphéas » nous fascinent, tout comme le feu qui brûle dans l’âtre dont l’essence s’évanouit à mesure de son ignition. Nous en ressentons la chaleur, nous nous aveuglons de ses flammes, nous brûlons d’en connaître la troublante énergie mais, bientôt, ne resteront que des cendres témoignant d’une puissance disparue à jamais.
Impressionniste, également, cette photographie qui épanouit son sujet telle une corolle posée sur la vibration de l’eau. Ce qui est magique, c’est ce trouble de la vision si proche d’un astigmatisme, comme si la réalité dédoublée s’offrait plus à notre imaginaire qu’à notre perception pure. Combien alors le conventionnel « Réalisme » nous paraît à cent lieues de nos préoccupations de saisie immédiate de ceci qui fait face. Nous sommes ravis, en même temps que désemparés et immensément libres de donner cours à toutes interprétations qui viendraient à surgir sur l’écran de notre fantaisie. Aussi bien y apercevrions-nous un groupe de personnages affairés à deviser, l’élan de corolles hors de leur vase, un objet non identifié dans un rayon de lumière, en tous les cas de multiples hypothèses dont toutes, peut-être, manqueraient leur cible. Mais est-il inscrit quelque part, gravée dans le bronze, une loi inflexible qui nous intimerait l’ordre d’une unique et inaltérable perception des figures qui nous posent énigme ? Bonheur que d’errer le long des rives en clair-obscur de la poésie, que de douter du sens d’une nouvelle fantastique (merveilles des contes d’Edgar Poe !), de flotter dans les feuillets complexes d’une peinture surréaliste.
Du monde matériel trop engoncé dans d’inutiles rets il convient de se libérer afin que soit atteinte cette belle « extase matérielle » suggérée par Le Clézio, où il ne s’agit nullement de se confronter aux choses mais de s’immerger en elles, d’accéder à « ce désir jamais oublié de se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière ». Oui, alors la fusion opère l’impossible auquel, par nature, nous sommes condamnés, à savoir demeurer dans l’enceinte de notre corps à la façon d’un sépulcre étroit qui n’aurait accès qu’à sa propre dimension, n’entendrait que sa rumeur singulière, se fermerait à tout appel qui ne viendrait de son étroite citadelle. La fusion nous prend en notre propre lieu et nous dépose en tous autres espaces matériels avec lesquels nous avons affaire, la fleur, l’animal qui fuit, la gorge dans la montagne, la douce épaule d’une Belle au loin devinée.
A parler juste il serait urgent d’abandonner cette vision autiste au champ si restreint qu’elle se confondrait avec les faibles signaux émis par la cécité. Le regard doit s’ouvrir jusqu’à l’intensité de la mydriase (tu auras reconnu ce thème rémanent de ma rhétorique perceptive), autrement dit atteindre le beau rougeoiement d’une neuve lucidité. Envisager l’impressionnisme, au sens de « lui donner visage », de manière approfondie, c’est accepter de se plonger sans retenue dans la sphère inouïe des Chants de Maldoror, (ce monde étrange de l’impression portée à son incandescence), entrer en folie en une certaine manière, larguer les amarres des contingences ordinaires, plonger dans cette eau abyssale du rêve éveillé, se livrer aux bizarreries des états hypnagogiques dont Flaubert disait dans sa « Correpondance » : « L'intuition artistique ressemble en effet aux hallucinations hypnagogiques - par son caractère de fugacité, - ça vous passe devant les yeux, - c'est alors qu'il faut se jeter dessus, avidement. » Oui, avec avidité car sans cette spontanéité gestuelle autant qu’intellectuelle rien ne saurait se montrer que de banal, de conventionnel, de non parvenu à son propre rayonnement
L’on ne peut demeurer sur le bord de l’étang, regarder les « Nymphéas » avec des yeux atones, s’exonérer des phénomènes internes et subtils qui s’y jouent, qui nous appellent, qui nous invitent à en rejoindre le trouble, le désordre, tel l’amoureux ; la fougue, telle la passion. Hors ce saut en avant de soi, l’œuvre reste muette, son message illisible, son chant étouffé, condamné aux limbes. L’on ne peut demeurer au bord de cette photographie sans éprouver un frisson, faire se lever un doute qui ne sera que le signe de notre égarement face à l’inconnu.
« La lune noire de la mélancolie », nous dit le titre donné par l’Auteur. Certes, la lune nous en apercevons la tache noire en haut de l’image. Mais la mélancolie, « tristesse douce et vague » nous précise La Fontaine dans la « Préface » de ses œuvres, cette langueur, ce vague à l’âme, cette brume comment en témoigner afin de ne nullement tomber dans l’anecdote si ce n’est en lui accordant le bénéfice d’un tremblement, l’auréole de l’indécision, la vacillation de la flamme, l’irisation de l’eau sous les reflets du ciel ?
Et rien ne sert de chercher une vérité, une exactitude qui détruiraient précisément cette tentative de peindre l’irreprésentable, à savoir la floculation interne d’un individu en proie à ses démons, confronté à un obstacle qui le déracine, anéantit son être au point même où cela souffre et se rebelle. Ici, le langage devient aphasique, la parole disséminée en rhizomes, les gestes fébriles de ne point trouver d’exutoire à une impalpable douleur. Ineffable pour la raison que les phénomènes au plus près de l’âme ne sont qu’effusions, évanescentes marbrures, ocelles se diluant dans la nuit de l’être. L’abattement ne repose que sur de l’indicible, le chagrin vrai ne fait fond que sur des ombres fantasmatiques qui en profèrent l’impossibilité descriptive, l’imprécision sémantique puisque toute signification abolie ne saurait trouver la voie de quelque acquiescement. La mélancolie se conjugue sur le mode du non, flétrit sur les rives explicatives de la raison. Comment donner forme à ce qui, précisément, refuse toute mise en scène qui objectiverait l’inobjectivable ? Toute mélancolie est passion qui a retourné sa peau, espérance qui a muté en son envers, joie métabolisée par un inconscient qui la rend méconnaissable.
Dans la densité rhétorique de la pluralité mondaine, comment porter à l’être ce qui s’absente de toute représentation, ce qui se mine de l’intérieur, ce qui sape les bases mêmes qui s’ingénieraient à trouver un début d’explication ? Comment faire l’esquisse d’une « humeur noire » autrement qu’à en dissoudre l’image à l’instant même où on la pose comme possibilité, hypothèse ? Sans doute l’impressionnisme, par son côté inachevé, par le fourmillement de ses touches, l’imbrication complexe de son lexique semble la forme la plus exacte pour déterminer l’indéterminable. Le classicisme antique serait trop précis, trop inséré dans le principe d’imitation du réel. Le symbolisme confit de pureté idéale ne pourrait rendre compte de ce marais dans lequel se débat celui affecté de neurasthénie. Le cubisme pêcherait par excès de conceptualisation. L’expressionnisme serait une proposition trop exogène d’un sentiment par définition demandant l’ombre abritante. L’esthétique postmoderne s’interrogeant sur la possibilité d’une éthique humaine après la Shoah, trop universelle alors que la condition mélancolique en est l’exact opposé : la claustration, l’enfermement dans une citadelle sans portes ni fenêtres, seule parution nocturne que confond la lumière voilée d’une lune noire.
Voilà, Sol, le degré de mes méditations bien grises pour un été qui s’annonce. La saison est belle qui amène l’éblouissement des tenues, la légèreté des allées et venues, les terrasses de café volubiles, les peaux saturées de soleil, l’amour à fleur de peau et me voici dans ma demeure de pierres, écrivant tout le long du jour alors, qu’au loin, bruissent les cigales sur les pierres chauffées à blanc du Causse.
Sois heureuse sous la lune blanche.
Mon souvenir est marqué de ton étoile.
Que sainte Lucie en sa fête de lumière te soit bénéfique.