Dessin : Blanc-Seing
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Le multiple vient à nous avec sa cohorte d’images, son infinité de signes. Toujours notre vue est bombardée de ces milliers de queues de comètes, de ces brillants lapillis qui fusent comme au sortir d’un volcan. C’est comme une nuée de soufre avec ses éclatants soleils. C’est comme une nuit vangoghienne semée de la terreur et de la magnificence des astres. Nous sommes égarés au milieu de la fête immense du paraître, nous sommes ballotés et étendons les bras au cas où quelque chose de secourable, une main, Vénus la belle étoile, s’allumeraient en tant que ces fanaux que nous attendons qui pourraient nous sauver de nous. De nous car c’est nous qui sommes en danger et ne savons plus reconnaître le lexique du monde, sinon ce bruyant tohu-bohu, ces lointaines déflagrations venues du plus loin de l’espace, peut-être d’un monde né il y a des millions d’années dont la parole ne nous parvient qu’à l’instant, nous disant l’immensité alors que, faibles cirons, nous avons peine à sortir de notre carapace de chair.
La réalité c’est que nous ne faisons jamais que nous actualiser sous la figure fragmentaire de la chrysalide, ne parvenant nullement à ce vol hauturier du lumineux papillon, le Monarque par exemple, avec ses ailes corail cloisonnées de noir, ses lunules blanches, ses antennes doucement vibratiles coiffées de deux faines sombres. Combien nous aimerions lui ressembler ! Mais nous sommes, irrémédiablement, des Monarques déchus, des dignitaires sans hermine, nous en sentons le cruel dénuement dans le vestibule du corps où souffle le vent froid de l’incomplétude. Alors nous nous débattons, nous cherchons désespérément à nous extraire de cette nappe de fibres qui gèle nos mouvements, nous prive d’espace mais aussi bien de temps. Comment pourrions-nous nous emparer du délice de l’heure, nous si immobiles dont les grains du sablier sont en suspens ?
Nous prenons des crayons de couleur, des feuilles de papier. Notre désarroi est grand dans la chaleur qui monte, fait ses hauts tourbillons, lance ses flammes de tungstène dans l’air tendu telle la corde de l’arc. Un premier coup de crayon. Un premier signe qui biffe le néant, y installe un début de parole. Le silence est si grand qui siffle dans le vortex des oreilles. L’atmosphère est si lourde qui pose sa chape de plomb sur l’ourlet des épaules. Du rouge foncé pareil à un sang que l’air aurait coagulé. Un bleu sourd, de fumée ou bien tiré de quelque mélancolie à l’indéfinissable teinte. Puis du noir de suie, du noir broyé comme pour une ultime libation avent le Grand Voyage. Puis un rouge plus vif, si proche du fragile coquelicot, de ses pétales qu’une simple brise emporte au loin et il ne demeure qu’un cœur endeuillé disant l’absence. Puis des lignes claires qui délimitent des formes. Une maison, ses fenêtres, un nuage crénelé, un soleil qui veille, des gouttes de pluie qui cinglent l’azur. Oui, tout ceci est si rassurant. Tout ceci dit un lieu pour l’homme.
Trois hommes sont là en avant de l’image, et, sitôt, tout prend sens : la maison pour accueillir, le nuage avec sa réserve de pluie, le soleil et ses rayons de miel. Serait-ce ici pur hasard ou bien clin d’œil à des dessinateurs célèbres ? A Gaston Chaissac le Vendéen en sabots, le Picasso des champs qui, tout au long du jour, couche sur le papier ses immémoriales figures. Elles sont parées d’éternité, elles sont inusables dans le siècle qui s’écroule et va à sa chute. Combien de vie ouverte dans ces modestes mannequins du quotidien, combien de joie simple, de bonhommie heureuse mais aussi d’infinies tristesse, affres de la condition humaine. Clin d’œil à Jean Dubuffet le Magnifique, lui l’inventeur d’une nouvelle Comédie Humaine. Ses personnages dans Paris Circus, L’Hourloupe, Coucou Bazar, Un théâtre de la mémoire sont les figurines du temps présent où se laisse lire toute l’histoire du monde, peut-être sa préhistoire mais aussi son futur. Et surtout ne commettons pas l’erreur de croire que le Dernier Dubuffet a exilé l’homme de ses Mires ou de ses Non-Lieux. Certes non, il y est présent et son absence crie l’urgence de le reconnaître. Ses dernières œuvres sont munchiennes, elles crient et disent l’humain dans l’immense délaissement de son être.
Figurer l’homme en peinture, littérature ou poésie, c’est pratiquer un jeu perpétuel de renvois entre des empreintes princeps. L’homme appelle l’homme qui réclame l’homme. Infini jeu de miroirs où le mystère d’être se déploie en totalité. Toujours, fût-ce à notre insu, nous nous livrons à l’inclusion de l’Autre dans la cimaise de notre musée imaginaire. Toujours se dévoile un phénomène d’écho. Un seul mot ne saurait suffire à créer un langage. Nécessité de deux mots, la profération de l’Autre, la mienne, afin que de cette relation naisse un double accomplissement, deux consciences prenant acte de leur commune destinée. Ainsi s’exhibe du silence originel ce qui y était depuis toujours assigné : parler de manière à porter à l’œuvre ce qui, sans cette attention ontologique, aurait péri dans la stupeur générale. Sans relâche nous sommes commis à faire se lever ce Théâtre de Marionnettes. Simple métaphore de notre présence au monde. Bientôt le brigadier frappera les trois coups. Nous serons en scène. Pas de plus beau praticable que l’exister. Le reste est pure supercherie !