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24 juillet 2018 2 24 /07 /juillet /2018 08:14
De tous les temps, le plus insaisissable

                  Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

 

   On est quelque part sur une haute colline au gré de laquelle se laissent deviner la mer en son moutonnement, la terre aux pliures d’argile, les rivières qui suivent leur cours sans autrement questionner le monde. Tout semble aller de soi et l’on pourrait se contenter de dériver, là, au creux de son être, sans que le moindre doute ne s’instille dans la conscience. Juste une déambulation sur la courbure des choses et rien n’altèrerait la marche en avant, pure logique élémentaire, une maille appelant l’autre dans la facilité. Mais voici que, soudain, la vue se trouble, le jugement s’altère, le vertige s’annonce comme la seule réalité possible.

   Le vent s’est levé. A peine un souffle venu de la mer avec ses gouttes de brouillard en suspension. Sur le chemin qui bouge, au milieu des herbes folles, on s’essaie à progresser mais on ne sait plus le but de sa marche, s’il existe vraiment, si le fait même d’avancer a un sens, s’il procède de lui-même, si une volonté en dresse le progrès, si un sombre dessein en fomente la forme finie à jamais.

   Ces arbres qui tanguent dans l’espace ouvert, cette manière de collusion des choses avec une confusion originaire, cette ligne bleue à l’horizon qui profère le temps en sa perte constante, toutes ces entités si floues, est-ce moi qui en règle le seul ordonnancement ou bien est-ce ainsi depuis la nuit du monde ? Alors, on n’est plus que ce mode de donation infinitésimal qui ne sait plus rien de sa condition, de ses limites, de ses supposées prérogatives.

   Cette ligne bleue à l’horizon qui me dit le présent que je vis, sitôt perçue elle est en fuite d’elle-même, elle s’esquive à reculons dans le passé qui se referme, n’est plus que tremblement, illusion. Le jour d’hier, qui est-il que je puisse rejoindre ? Il n’a plus cours. Il n’a plus corps. Seulement la consistance d’une soie qui bat dans le vent et murmure du fond de ses fibres si lâches, elles n’existent que par procuration, tel un signe usé sur un palimpseste sans mémoire. Cette ligne faseye longuement sur l’écran buriné de la sclérotique, elle hésite entre le céleste et le givre, ne sachant plus le lieu de sa couleur. Elle dit le site de sa perte, ces jalons qui courent au loin et ne sont plus que signaux par défaut, étincelles qui se dérobent au regard.

   Et le jour de demain, s’annonce-t-il au moins dans cette subtile irisation ? Est-il le devin qui m’appelle et me projette dans ce futur que je souhaite et redoute tout à la fois ? Aruspice heureux de jours de lumière, cœur de gemme diffusant sa clarté lapidaire comme pour dire le luxe du temps à venir ? Mais ces arbres à la voûte abritante, ne retiennent-ils l’instant afin qu’il ne s’évanouisse et ne s’égare dans quelque néant ? Ou alors participent-ils à ce curieux sabbat de l’heure qui, jamais, ne confie le secret de sa venue, le mystère de son envol ?

   Le temps est une imposture. A peine s’annonce-t-il qu’il devient cet inconnu, cette bouche d’ombre où s’occulte tout ce que nous cherchons à connaître qui amorcerait le début d’une logique. Nous le sentons frémir au printemps lorsque pris de l’ivresse de vivre nous nous déployons telle la crosse de  fougère. Nous le sentons en été faire sa couronne solaire qui incendie le ciel, il est figure de durée. Nous le sentons lors des belles clartés d’automne, il palpite à la façon d’une feuille morte dans le clair-obscur du sous-bois. Nous le sentons encore, mais dans l’atténuation, quand les premiers frimas poudrent la bannière grise des jours. Il est prémonition de cette décroissance qui l’entraîne vers un éternel retour du même.

   Cette ligne bleue à l’horizon qui me dit le présent que je vis, c’est elle la plus confondante de toutes, c’est elle qui procède à mon deuil, cloue un crêpe noir sur la dalle de mes yeux, alors la nuit s’installe qui noie tout dans l’inintelligible. Le passé, aussi évanescent soit-il on peut le retrouver dans le rêve éveillé, la songerie, les traces d’une photographie. Le futur, on peut le faire venir à soi, détailler un projet, donner corps à une espérance, élever le poème que nous dédierons à une inconnue. Mais le présent, il est cette immarcescible attente, ce flux continuel qui dessine dans le sable les vergetures de son passage et les efface en un même geste d’élision. Se montrant par éclipses, scintillements et brusques scansions, il nous dépossède de son être et du nôtre et nous demeurons, paradoxe des paradoxes, dans cette éternité sans nom que nous appelons de nos vœux, dont toujours nous savons  qu’elle est pure utopie et pourtant nous en configurons les illisibles limites en dehors de nous, en dedans de nous. Toute présence est au prix de ce doute fécond. Demeurer est pur prodige.

 

 

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