Route d'Aubrac -10 -
Photographie : Hervé Baïs
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Voir, en ce temps-là, c’était dépasser la courbure de ses yeux, la porter loin de soi, à l’endroit où la beauté se donnait comme la seule mesure du temps. Le temps ne bougeait pas, feuille immobile sous la vaste portée du ciel. L’espace était là, infiniment accordé à son être. On aurait pu demeurer ainsi, dans sa posture d’homme, sans que rien ne la troublât sauf le silence qui faisait, partout, ses larges confluences. En ce temps de plénitude, le regard se portait en direction des choses avec l’exactitude nécessaire à la perception de la vérité. Le ruisseau se donnait en tant que ruisseau, la colline en tant que colline, le nuage disait sa nature de nuage. C’était si bien ce simple directement alloué à découvrir le monde selon sa justesse : l’aire souple d’une plaine, les hampes des peupliers dans le pollen d’automne, le lac à l’horizon avec son eau pareille à la lame d’un canif. Une évidence qui déroulait sa ouate à l’infini sans que rien ne vînt en troubler l’événement heureux.
Le jour est monté lentement dans une manière de douce mélancolie, comme s’il demeurait sur le cercle du passé, se retenant au seuil du futur. Une longue hésitation, le dépliement d’un ruban pris dans les feuillets de l’air. C’est tout juste si on l’entend bruire, plutôt un simple frémissement à l’orée de l’heure. La terre du ciel est une levée de sillons faisant alterner ses mottes grises, ses blancs calcaires. La lumière est longue, sans doute immémoriale. Elle semble venue des temps géologiques, cette infinie lenteur des choses à embrasser l’horizon de la visibilité. Ou bien est-ce une eau fossile dormant dans les failles de glaise immaculée ? Une eau de lagune avec sa belle densité, ses reflets d’étain tout contre le front soucieux des hommes ? Une eau de delta dont les ramifications se perdent dans l’illisible des flots océaniques ? La lumière glisse au ras du sol, fait ses plaques claires parmi le moutonnement souple du plateau. Elle est un chant mystérieux, une parole posée sur les choses dans le respect de tout ce qui est, ici, dans ce paysage au long cours.
L’arbre. Un seul. Sombre ponctuation qui vient jouer, tout contre l’horizon, son destin d’abri. Des hommes y trouvent refuge. Des bêtes s’y allongent pour un peu de fraîcheur au plein de l’été. La maison. Une seule. Mais est-ce une maison ? Peut-être une étable emplie de foin où dorment les somptueux lézards. Leur gorge palpite dans la lueur bleue du temps pareille à l’infini battement des secondes, au flux de l’eau qui coule, souterraine, parmi la nuit des moraines et les blocs lumineux de calcite. La colline. Une cascade muette de plis, de souples escaliers au gré desquels se montrent les taches blanches du troupeau au contre-jour de l’herbe, ce tapis noir rehaussé des bouquets d’arbres, des lignes du terrain qui font leur marche séculaire sans que nul ne s’en rende réellement compte. C’est bien ceci, ici, qui est remarquable, qui trace son infinie avenue dans l’histoire de la terre, cette sourde poésie des reliefs karstiques. Ils disent face au ciel la trame immense des millénaires. Ils disent dans le retrait du limon le travail des forces à l’œuvre, que jamais on ne voit mais qui dessinent les arêtes du visible.
Tutoyer ces hautes erres ne peut avoir lieu que dans cette mémoire d’un temps long au pied duquel, nous les hommes, ne sommes que d’illisibles présences. Et c’est ce dialogue qui est à poursuivre avec la conscience aiguisée au vif de la lucidité. L’ineffable est ceci qui nous effraie en même temps qu’il nous fascine parce que nous sentons, dans la latence du paysage, ces forces immenses qui sont à l’œuvre et nous déterminent bien plus que nous ne pouvons l’imaginer. Ces formes que nous voyons se lever devant nos yeux, se coucher docilement sous l’appui des nuages, sont le revers des archétypes de roc et de glaise qui habitent la nuit des cryptes et des grottes, des gouffres et des silencieux avens. Nous n’en apercevons que la face de lumière alors que leur socle même est teinté des ténèbres dont notre propre inconscient est habité auquel, jamais, nous ne pouvons donner droit. Il est un puits sans fond, un mot quelque part étouffé dans les remous de ce qui fut notre passé. Si ce beau pays d’Aubrac se livre avec l’esthétique rare du simple c’est parce que son histoire est le fruit d’une immense et douloureuse parturition dont les vagues nous parviennent seulement aujourd’hui. Pour cette raison, ce paysage est éternel car façonné identiquement à une œuvre patiemment méditée par quelque artisan aux dons multiples. Il nous est remis à la manière d’une offrande. Prenons garde à le laisser persévérer dans son être. Seule cette attention est digne de sa nature unique. Oui. Unique !