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14 août 2018 2 14 /08 /août /2018 19:09
Rouge cri

"Seul un guérisseur blessé est capable

de guérir vraiment les autres."

 

Carl Gustav Jung.

 

Œuvre : Sara Oudin avec Marcel Dupertuis

 

 

***

 

  

   Il faut avoir entendu le cri rubescent, cette déchirure uvulaire, celle plainte au-delà de tout, cet égorgement du tissu du réel. Il faut avoir vu des rivières de sang, des peaux rouges incisées du trajet des flèches. Il faut avoir bu le curare, fait son jour du peyotl. Il faut avoir goûté au breuvage sublime de la folie pure, avoir traversé des rideaux de flammes, avoir aimé jusqu’à la déraison, une femme, une racine, un arbre, une amphore à la douce courbure, un yatagan à la lame étincelante.

   Il faut avoir été soi jusqu’au bout de la conscience, s’être adoré puis brûlé sur le bûcher des vanités humaines, avoir connu l’extase puis la désespérance, avoir longuement joui de soi, de l’Autre en son étrange présence. (Aimer l’Autre, aimer Soi = le même). Il faut avoir été soi et l’envers de soi, cette omission accrochée au ciel, aux étoiles, à l’immensité sidérale. Dans la nuit étrange du non-créé, il faut avoir perdu son âme, avoir tendu le buisson de ses mains en direction de tout ce qui voulait y allumer la faveur d’une présence, le soudain d’une étincelle, une résille d’amour, le gonflement du givre à la pointe de l’herbe. Et tout est en perte de soi qui, toujours, fuit.

   Dans la ténèbre, cet avant-goût de la Mort, il faut avoir fait de son corps le lieu d’un long sépulcre. Il faut tout annuler, revenir à l’anse du Rien, tutoyer le voile du Néant, toutes ces essences Majuscules au gré desquelles se fera l’Ouvert en sa stupeur. Oui car l’être ne surgit qu’à l’aune d’une infinie surprise. Être : toujours nous sommes en attente de sa manifestation. Comment s’abreuver à son inépuisable ressourcement ? Il faut renoncer à la massive présence de sa geôle de peau, de son armure de chair. Désincarné, dépouillé, nu, tel est le geste primitif que nous avons à accomplir qui peut nous conduire à l’œuvre en son unique. Il faut la faire émerger de ce qui n’a aucun lieu, aucun temps, aucune substance sinon celle du vide. Toujours le plein naît du vide. Etrange émanation du non-être voulant l’être, le demandant comme le symbole sa partie manquante. Signifiant en chemin vers son signifié. Confondante plénitude issue de la béance

   Il faut reculer jusqu’à la limite de l’illisible dans la plus patente minceur, ne conserver que cette plaie ouverte à partir de laquelle tout se mettra à rayonner. Toute œuvre portée à la clarté du jour témoigne d’une incurable maladie dont les hommes sont atteints, que l’Artiste amène à la vue en se faisant, lui-même, existence sacrificielle. « Il faut se faire voyant » de sa propre douleur, elle est le miroir de l’humaine condition. C’est le corps du créateur qui nous est livré en pâture, qui témoigne de cette souffrance glissant toujours sous la ligne d’horizon de la perception. A la surface violentée du subjectile une tension paraît qui dit le lieu de la déchirure. Non ancienne, non effacée. Serait-elle annulée, l’œuvre en pâtirait au point de jouer le jeu de sa propre abolition.

   Mais qu’est-ce donc qui fait émerger cette immarcescible vérité du paraître si ce n’est le manque, la perte qui lui sont coalescents? Voyez « Le Cri » de Munch, sa force de commotion, sa puissance pareille au coup de gong tout contre la lame de votre conscience. Aperçu une seule fois, l’appel vibrera en vous, forera son puits, agitera son eau noire dans le fond mystérieux alors que vous ne serez qu’un Egaré, tout en haut, girant infiniment sur la margelle d’une pathétique aliénation. Une œuvre doit vous secouer, instiller en vous le poison du questionnement, vous faire êtres de vertige qui jetterez vos bras au large afin de vous retenir sur le bord de l’abîme. L’avaient infiniment compris Lautréamont, Artaud, Dostoïevski en littérature ; Rimbaud, Verlaine, Baudelaire en poésie ; Otto Dix, Picasso, Goya en peinture. Le génie, ce pouvoir de décrypter jusqu’à l’os l’essence du réel, est toujours brûlure. Nul ne s’aventure dans le dédale du sens profond de ce qui se manifeste sans en payer le prix au centuple. Le plus souvent la folie en est la seule issue, elle l’unique à pouvoir correspondre à la démesure du tragique. Voyez Hölderlin. Voyez Nietzsche. Seules les images d’Epinal vous laissent en paix puisqu’elles ne vous disent que le quotidien dont le pain est déjà gagné, non la sueur, la peine qui en ont précédé la venue.

   D’une œuvre qui n’en est une, nul souvenir ancré dans la glaise de la mémoire, sinon l’empreinte inaperçue d’une bluette. Avec elle vous ne prenez nullement le risque de vivre, de vous confronter à une éthique, de faire se dresser la pierre humaine en direction du ciel, autrement dit de convoquer l’aire d’une transcendance. Trop de figurations font l’économie d’une angoisse, d’une déréliction, trop d’images dissimulent l’absurde sous l’épaisseur d’une croûte immanente à l’inertie naturelle des choses. Toutes choses sont « jolies », agréables  qui ne se manifestent que sous les atours de l’immédiatement préhensible, de l’infiniment compréhensible. Toujours un labeur est exigé qui nous conduit sur les hautes cimes du paraître, là où le plus souvent, l’image dépouillée de ses habituels atours brille dans la netteté de l’abstraction, dans la pureté du geste décisif.  Le Cervin ne se donne facilement qu’au regard, non au pied qui le foule, non à la main qui s’y agrippe, à l’esprit qui s’y mesure.

   Là, cette tache oblongue qui hurle dans le carmin, c’est une obole de sang, un regard déchiré par la violence du jour, une citadelle pliée en sa monade parfaite, trop parfaite qui dit l’impossible de l’Existant en son immense solitude. Comment pourrait-il en être autrement, pour nous, les Livrés-au-péril-d’exister, à savoir se hisser une coudée au-dessus de la totale vacuité ? Nous sommes acculés à notre mesure mortelle tout comme le prisonnier l’est dans sa cellule sans horizon. Ou bien nous levons les yeux, nous distrayons de notre essence, tentant de happer, ici et là, quelques flocons de bonheur - cette chimère -, ou bien nous demeurons regard rivé au sol avec la lucidité qui fait ses sillons dans la terre dense de notre infini tourment.

   Là, sur la bulle de sang, quelques traces légères pareilles aux coups d’archet d’un fusain. Nous ne savons trop quel est leur langage mais supputons qu’elles jouent en écho le battement du monde, la scansion universelle qui nous tient en suspens, dilatation-rétraction, diastole-systole au gré desquelles s’égrène le compte du temps. Elles ne sont là qu’à provoquer le doute dont notre ego est le requérant pour tester l’épaisseur du cogito cartésien : « Je doute, donc je pense, je pense donc je suis ». Ce n’est pas la pensée qui est le fondement de la vérité de notre exister mais ce doute, ce soupçon originel qui sont le tremblement même auquel nous confions la marche hasardeuse de notre destin. D’emblée, cette indétermination de notre être-au-monde est consubstantielle à l’atteinte en profondeur de nos incertitudes. Elles ne sont que toiles lacérées identiques à celles dont Luciano Fontana était l’initiateur comme s’il avait voulu traverser le voile des apparences, faire venir à la lumière l’invisible visage de la métaphysique. Sans doute aussi l’épiphanie d’une invincible tristesse. Qui regarde les fentes n’aperçoit plus la toile.

   Cette œuvre, nous ne pouvons la faire nôtre, donc lui donner son être, qu’a vibrer à son diapason, la plaquer à même les fibres de notre chair, trouver en elle les mots et les frappes de notre propre énigme. Alors se produira ce tellurisme intérieur dont nous sentons bien qu’il nous adresse ce langage direct, dépourvu de tout artefact, de toute intention calculante, dépouillé d’une proposition logico-rationnelle mais doué de cette pulsation sensible que nous reconnaîtrons comme l’indéfectible sol sur lequel, au gré de l’âge, nous bâtissons notre fragile tour de Babel. Puisque, aussi bien, c’est le langage qui justifie notre parcours et livre l’événement que nous sommes au monde qui nous accueille dans le secret de l’être.

   Le seul problème à poser au terme de cette brève méditation : cette œuvre a-t-elle vertu cathartique pour nous qui la regardons, pour l’artiste qui ne peut que l’avoir tirée de son propre désarroi ? Tout geste créatif est nécessairement lié à ce questionnement : est-on au moins sauvés, temporairement, du deuil de vivre ? (Et, du reste, le doit-on, le peut-on ?) Un sens a-t-il brillé dans la nuit d’une crypte ? Un sang aura-t-il été versé au prix d’une rédemption ? Si l’art est universel, la réponse ne saurait être que singulière. Peut-être quelque songe n’en conservera-t-il que cette vision en forme de larme, cette singulière pulsation de la couleur, ces quelques traits maculés qui viennent y apporter la modulation d’un étrange phénomène ? Il est si étonnant de vouloir décider à l’aune du langage de ce qui, par nature, ne se profère jamais que dans les mailles ténues de l’indicible ! Nous regardons et demeurons en silence, preuve indéfectible qu’une rencontre a eu lieu. Il faut la maintenir dans son effusion aussi longtemps que le sang, en nous, fera son trajet de feu, sa lumière de braise.

 

 

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