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3 juillet 2019 3 03 /07 /juillet /2019 10:13
LUNELLA

    Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

 

   Ici, l’on disait, elle s’appelle Lunelle. D’autres disaient, non, Lunella. D’ailleurs les noms féminins se terminent par « A », soutenait-on. Et l’on disait Eva, Amanda, Gloria et l’on rajoutait Laura, Clara. Mais la liste était infinie qui, jamais, n’aurait trouvé son épilogue. Ici, dans la Ville, on disait aussi qu’il s’agissait de Lucile, à cause du début qui appelait « lux » et disait le nom de la lumière. De tout ceci l’on n’était guère sûr et, pourtant, l’on défendait son idée avec une belle ardeur. On ne cherchait nullement à étayer ses jugements, à les argumenter, on se fiait à son flair comme d’autres font confiance à leur infaillible goût vestimentaire. Certes il est plus facile d’avoir des opinions que des idées et puis cela n’empêche pas le monde de tourner.

   Voyez-vous, dans cette Ville du bord de mer, l’humeur n’était pas chagrine et les croyances alternaient au rythme des marées. Si l’on ne faisait dans la nuance, cependant l’on s’accordait tous sur un point : il y avait quelque chose de mystérieux qui se produisait, chaque nuit, sur le sable déserté de la Plage. Imaginez ceci : la Lune fait son disque blanc très haut, au-delà des corps, au-delà des yeux. Quelques nuages légers - on dirait la brume dans les pupilles de l’Aimée -, la rendent si attirante, la Lune,  en raison même de sa presque dissimulation. C’est étrange, tout de même, cette fascination de cela même qui se retire et nous convoque dans l’immédiat d’un désir dont nous  ne saurions différer la présence.  La Belle que l’on aperçoit tous les jours, juchée sur son vélo, cheveux au vent, large robe faseyant à sa suite, nous finissons par ne même plus la remarquer. Elle fait partie de nos habitudes, elle tisse notre quotidien si bien qu’elle devient invisible. Un événement soudain surviendrait-il, qui la soustrairait à notre vue, et nous serions dans l’esseulement de nous, au bord de quelque vertige.

   Mais voici que la toile du ciel est immense, amarrée à l’horizon, juste une ligne grise, une ligne de flottaison, un souple tremplin pour nos songes les plus fous. Nous nous y perdons volontiers comme si cette lumière assourdie était un baume dont nous tirerions une félicité sans pareille. La mer est noire. Les vagues sont noires. Elles se posent sur la clarté de nos yeux et les éteignent le temps d’un rapide voyage. En-deçà de l’aire où l’eau finit sa course, il y a des zébrures d’argent, des zigzags de platine, des fissures pareilles à l’étain. C’est un reste de conscience du gonflement liquide, c’est encore un peu de raison dans la longue ténèbre de l’inconscient, c’est l’espoir qui se fait jour, parfois, lorsque les nuées s’amassent à l’horizon de l’être et menacent d’en biffer l’étrange silhouette.

   De temps à autre,  dans la dérive nocturne, entend-on des bruits étouffés. Ils viennent de la Ville. Ils viennent des chambres où les corps exténués de chaleur cherchent un peu de fraîcheur sur la plaine de neige des draps. C’est Lunelle, vous dis-je. Non, Lunella, c’est mieux, cela sonne mieux aux oreilles. Tous avez tort, c’est Lucille, c’est Lumière et c’est pourquoi la nuit se rend visible, autrement elle ne serait qu’un immense cauchemar dont, jamais, nous ne sortirions.

   Oui, dans leur divagation sur les lits de fortune ou bien d’infortune - flux et reflux de l’exister -, ils ont tous raison ceux qui, naviguant loin d’eux-mêmes, jouent à la Grande Loterie de la nomination. Oui, c’est Lunelle, conjonction de Lune et de Elle, celle que jamais on ne peut approcher, seulement voir qui badigeonne l’astre des nuits, le saupoudre de talc ou bien d’albâtre. Puis c’est aussi Lunella pour le simple plaisir de l’oreille. Lunelle se clôt trop tôt sur sa finale alors que Lunella ouvre en grand la demeure de l’espoir. C’est comme si ce beau nom ne pouvait trouver sa fin, croire seulement en son destin d’immortelle.

   Puis Lu-ci-le, ces trois consonnes si bien détachées, si envoûtantes, fermeture, ouverture, fermeture, clignotement du jour en son inépuisable ressource. C’est à nommer les choses, les êtres, que nous les connaissons. C’est à les confier à notre imaginaire ensuite que nous nous affairons afin que, prononcés, ils puissent gagner de l’épaisseur et, qui sait, peut être surgir dans notre réel. Alors peu importe qui sonnera à notre porte de Lunelle, Lunella, Lucile. Ce sera toujours un intense moment de bonheur car rien ne serait plus terrible que l’effacement des noms. Plus rien n’aurait de présence. Tout sombrerait dans une étrange confusion.

   Parfois, tard, aux terrasses des cafés de la Ville, l’on entend des éclats de voix, suivis de rires soudains que quelque chuchotement vient clouer de son aile de suie. Les yeux sont dilatés. Ils boivent la lumière. Ils goûtent l’ivresse jusqu’au tréfonds de leur âme. Oui, les yeux ont une âme, ils n’en sont pas uniquement la porte. Dans la nuit qui plane et s’alanguit vers le jour, c’est un étrange ballet qui se donne à voir. De ses doigts de fée, Lunelle peint les vagues, y dépose le brillant d’une glaçure pareille aux flancs luisants des céladons. Lunella, de son pinceau de cendre, lisse l’infinie beauté du paysage. Cendre sur cendre telle l’idée de la perfection. Lucile sort à peine de l’eau. Son corps est celui d’une Sirène et sa queue fouette l’écume, la teintant de blanc, faisant ainsi l’épreuve de la virginité, de la vérité lorsque, encore, rien ne s’est décidé dans le monde, que les choses restent vacantes, que l’avenir est immensément ouvert aux hommes attentifs et justes.

   C’est ainsi, il n’y a pas d’autre mystère que celui d’une Plage que les visiteurs ont désertée, d’une Ville où pèse la lourde chape de l’inconscient. Ces deux univers ne sont nullement conciliables sauf à être reliés par la belle et infinie passerelle des mots. Parlez, Lunelle, Lunella, Lucille. Rêvez, vous les tisseurs de songes. C’est la texture même de cet inconnu où dérivent les étoiles. Alcyone, la plus brillante des Pléiades. Sélène qui se laisse voir dans la constellation du Taureau. Gemma, la Perle de la Couronne. Lunelle, Lunella, Lucile, ne serait-ce pas le nom des étoiles, vous les rêveurs d’impossible, vous les tireurs de plans sur la comète ?

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