De mon Causse en ce Samedi, premier jour de l’été
Vois-tu, Cécile, il est toujours difficile de décrire la personne qu’on aime. Pourtant je vais m’y risquer avec, sans doute, une marge d’erreur, des incertitudes, des inexactitudes. Mais peut-on, en réalité, brosser le portrait de quelqu’un sans, inévitablement, en donner des images déformées par une involontaire anamorphose ? Car, sais-tu, c’est là le lot de notre subjectivité, nous ramenons toujours l’Autre à nous-même, en prenons possession le plus souvent à son corps défendant. Si le domaine de la vérité est semé d’embûches, nul ne doute qu’en matière de sentiments nous ne progressions qu’en terrain miné. La moindre remarque, le moindre détail prennent aussitôt l’allure de monts élevés ou bien d’abysses dans lesquels nous pourrions bien sombrer. Nous le savons tous, en notre for intérieur, le narcissisme est le lieu de toutes les gloires, mais aussi de tous les naufrages. Aussi, j’essaierai de tracer de toi un portrait équilibré, qui ne puisse prêter à confusion ou bien entraîner de fâcheuses interprétations.
Tu es dans la grâce de l’âge, au plein de cet âge béni entre tous que je pourrai qualifier de ‘l’avant-maturité’. L’adolescence est déjà loin qui fait son étrange falot dans la brume, l’heure de midi n’est pas encore venue et le déclin de l’automne est cette braise inaperçue qui mourrait presque de n’être pas encore rejointe. Je te connais depuis peu mais je crois t’avoir approchée avec suffisamment d’attention pour être en mesure de cerner la personne que tu es. Tu viens tout juste d’avoir trente-cinq ans et tu es donc en pleine ascension, confiante en ce zénith qui te surplombe, que tu rejoindras bientôt. Tu as cet air indéfinissable, printanier en quelque sorte, à mi-distance d’un hiver tout juste passé, d’un été qui surgit dans son éblouissement solaire. Ta nappe de cheveux est châtain avec une raie qui la divise en deux parties égales, des frisotis en terminent la course tout contre le pavillon de tes oreilles. Ton teint est pâle, un teint de Colombine que napperait la douce clarté de la Lune. Ton front est ce dôme tissé de lumière, on dirait une colline visitée par la première lueur de l’aube. Tes sourcils ? Deux traits légèrement arqués, deux fines ponctuations qui animent ton visage, lui donnent cette impression de tristesse infinie, à la limite d’une mélancolie. La courbe de ton nez est à peine apparente, une manière de talc discret ouvert aux fragrances les plus subtiles. Tes yeux, deux perles d’opale pareilles à ces ciels du Nord où les oiseaux se perdent dans le jour illisible. Au centre, la pupille est de jais qui dissimule le mystère que tu es. Et l’aplat de tes joues, un marbre que visiterait un pétale de rose, juste dans l’effleurement, l’à peine onction de l’heure.
Et cette bouche si troublante, à la fois si secrète, réservée, retirée en soi, mais aussi cette couleur de fraise qui dit la gourmandise latente et, sans doute, la volupté à fleur de peau. Un aveu, Cécile, en quelque sorte, mais dissimulé sous une discrétion voulue, proférée à demi-mots. J’imagine alors la fraîcheur de ta langue, son aspect légèrement bombé, son contact avec le palais qui l’accueille et contient en soi l’inimitable saveur de la vie. Car, sous des motifs inapparents, je crois bien avoir saisi ton caractère exigeant, une volonté sans faille, le feu couvant sous la glace, en quelque sorte. Ton cou est fin, à la manière du col d’une amphore. Il se révèle jusqu’à la limite de ton chemisier, un fin bouillonnement que retient un cardigan sombre dans les tons bleu-gris. C’est comme un écrin offert à ta personne, un genre de reposoir qui convient si bien à ta retenue instinctive, à ta pudeur native.
Je n’ai encore jamais vu ton corps dénudé et, peut-être, ne le verrais-je jamais ? Laisse-moi cependant l’imaginer, en dessiner les contours, en dresser l’esquisse approchante. Ta poitrine est menue, haut perchée, tes aréoles deux grains de café sur la plaine neigeuse de ta peau. Tes bras sont menus, la dépression de ton ventre percée en son centre du minuscule germe de l’ombilic. Il est ton secret, le lieu d’où découvrir ta généalogie. Ressembles-tu à ta Mère, à ton Père, à quelque aïeul de plus lointaine origine ? Te souviens-tu de ta naissance, de ta première marche, des mots que tu as prononcés dans l’arcade souple de tes lèvres ? C’est étonnant cette présence de ceux par qui tu es venue au monde à la seule lecture de cette petite excroissance. Elle est ta signature, le signe singulier qui te détermine.
Puis j’avance vers un territoire si intime que je ne saurais le déflorer que par des mots légers, sans conséquences. Ton mont de Vénus est cette mince élévation habitée d’une souple végétation. Je t’imagine au bord de la mer, sur quelque rivage désert, le vent jouant avec ta toison secrète, y imprimant de doux effluves, le Soleil y projetant des ombres courtes. Sais-tu combien il est délicieux d’imaginer à défaut d’avoir vu ? L’imaginaire déborde la vision, la multiplie, la livre au carrousel des belles efflorescences. Là, dans ce clair-obscur qui te visite, ton sexe est presque inapparent, deux plis jointifs qui disent le calme de ton être, la latence qui y est inscrite dans l’attente du surgissement d’un rubescent désir. Car, tout comme moi, tout comme nous tous, tu es bien marquée, Cécile, au sceau du plaisir, tu en attends la divine manifestation, tu en anticipes la venue même si rien en toi ne joue le rôle de sémaphore. Seulement une flamme en veilleuse qui ne demande qu’à être rallumée, fouettée, exhibée au cœur d’ne passion que tu dissimules avec beaucoup de tact. Tes longues jambes sont des fuseaux qui se perdent loin là-bas sur cette terre que tes pieds foulent avec une belle élégance.
Tu auras remarqué, j’ai surtout décrit ton apparence visible, la partie émergée de l’iceberg si je puis dire. Comment pourrais-je aller au-delà, explorer tes sentiments, deviner l’inclination de ton esprit, découvrir tes affinités, dire la teinte de ton âme, mauve et triste, rouge et ardente, blanche et silencieuse ? Je serais bien en peine de faire mon propre inventaire, il y a tellement de choses cachées et cet inconscient qui retient en lui une grande partie de notre existence. Nous sommes tous des continents inconnus, des glaces à la dérive qui charrient avec elles quantité de notions qui ne pourraient se découvrir que sous la ligne de flottaison de nos étranges destins. J’ai cheminé avec toi un bref instant, mais malgré la rapidité de ma visite, maintenant il me semble mieux te connaître. Tu sais, la plupart du temps, nous ne saisissons de l’Autre que quelques apparences, quelques clichés que nous archivons dans notre mémoire. Ensuite, cette dernière réaménage la structure des formes, des impressions, des événements, les façonne de manière à ce qu’ils nous parlent le langage que nous attendons, dont nous espérons qu’il constituera le Sésame nous donnant accès à ces mystérieuses présences, à commencer par la nôtre, à poursuivre par celles de Ceux Celles qui croisent notre chemin et qui, peut-être, s’inscriront dans notre avenir. A te revoir bientôt Cécile. Qui seras-tu alors ? Qui serai-je ? Qui donc pourrait le dire ?