Vois-tu, souvent l’on m’a parlé de toi, on m’a vanté tes nombreux mérites, ta silhouette si changeante selon les saisons, parfois tes caprices, tes sombres humeurs, tes joies aussi, la lumière que tu émets, la chanson que tu pousses qui se mêle au bruissement des feuilles, aux rumeurs de la ville. Avant de t’avoir aperçue, je pensais que tes zélateurs exagéraient, qu’ils étaient amoureux de toi, aveuglés par ton étrange beauté. Depuis peu de temps me voici installé dans un appartement du Quai aux Fleurs, face à l’étrave de l’Île Saint-Louis. Depuis mon balcon j’ai le loisir de t’admirer. A l’aube, lorsque l’air est un à peine dépliement bleu, au grand midi dans les assauts de la verticale lumière, au crépuscule quand ton visage prend les reflets du cuivre. Les Naïfs me demanderaient à quelle heure je suis le plus ébloui par ta présence. Mais il ne s’agit nullement d’un moment particulier. Est-on plus amoureux sous la poudrée du printemps, dans la rutilance d’été, la mélancolie de l’automne, la rigueur de l’hiver ? Combien ces questions sont oisives qui ramènent les sentiments aux motifs du temps qui passe ! Tu le sais, l’amour est éternel, il n’a ni temps, ni espace particulier, mais il embrasse tous les temps, tous les espaces. Il est cette ritournelle qui monte d’une rue étroite, ce carillon qui fait ses trilles au loin, là-bas, ce simple mot posé sur l’écorce vert-de-gris des platanes. Un cœur y fleurit qui enferme tous les secrets des gens simples et heureux.
Sais-tu, je t’observe en silence, je prends des notes, je les consigne dans un carnet recouvert de cuir fauve. Un genre de manie de collectionneur, d’esthétique de graphomane, de passion qui ne rutile que de sa propre clarté. Je te dessine aussi et la pointe de graphite crisse sur la feuille comme pour signifier l’imprononçable nom qui est le tien, ta fluente figure, elle fuit à mesure que l’on s’approche de toi. Mais laisse-moi donc tracer ton portrait, sans m’interrompre, tu pourras amender mes impressions à la fin, comme bon te semblera. A simplement te regarder, aux premiers jours de mon installation si près de toi, je me trouvais dans une confusion bien compréhensible. J’avais quelque difficulté à te saisir. Je dois dire, tout au début, je te trouvais farouche, fantasque, sans doute indomptable. Tu t’inscris en permanence sous le signe de la métamorphose. Tes longs cheveux, on dirait des fils d’argent ou d’or, parfois se teintent de la note sourde de la cendre ou bien du plomb, ou encore du zinc, ce métal si parisien, il jette au ciel ses lueurs qu’on penserait perdues pour toujours. Que dire de ton visage, sinon qu’il est pareil à une terre semée d’ombres en cet instant, puis en un autre instant, inondée de soleil, où glisse, par intermittences, le grésil de fins nuages ? Un genre de présence jamais mieux affirmée qu’à l’aune d’une constante fuite. Je crois pouvoir fixer ton image, mais comme dans un bain révélateur photographique, voici qu’elle s’auréole de gris, se déforme, se développe selon des traits qui se fondent à seulement paraître. Ceci, cette inconstance, te rend d’autant plus précieuse. On n’aime jamais tant que ce qui menace de se perdre. On visse son œil à la margelle du puits et l’on ne sait si ce reflet d’argent, en bas, on ne l’a inventé à la force de son imaginaire. Mais on veut encore le voir et éprouver ce si radieux prestige.
Certes, tes cheveux sont flous, ton visage le creuset d’une énigme, mais ton corps, est-il au moins plus réel, incarné, si bien qu’on pourrait l’effleurer des doigts, ressentir dans la pulpe de sa chair un trouble délicieux de cette approche à fleurets mouchetés ? Je n’ose y penser, puisque te penser est déjà, en quelque manière, te détruire. On fixe, on essaie de tracer une topologie, mais c’est une infinie dissolution des choses qui s’annonce et reporte toujours à plus tard la floraison d’une connaissance. Ton corps ? Il est long, fluet, pareil au flottement d’une liane dans la touffeur d’une forêt pluviale. Je le fixe en moi, comme on fixe une feuille de papier sur un mur, les punaises font une guirlande dorée. Mais voici que ton corps grossit, comme s’il était atteint de bouillonnements internes, sans doute un grand désordre. De mince qu’il était, le voici devenu cette nappe étincelante qui semble n’avoir point de limites. Cependant je crois que je me refuse à comprendre les motifs qui animent ta peau, l’étirent, comme les teinturiers le font de cuir qu’ils veulent tendre. C’est un mystère d’autant plus grand que quelques jours suffisent pour que tu retrouves ta forme initiale, cette longue sagesse que je préfère à cette subite expansion, à ce débordement, à cette fluence qui se perd sous l’horizon des êtres et des choses !
Ce qui, en tout cas, est évident, c’est cette infinie mobilité qui te traverse, elle ressemble à une impatience, à un attrait pour le nomadisme. N’es-tu pas bien, ici, longeant les flancs de cette si belle Île ? Souvent des amoureux enlacés sur un banc viennent t’admirer. Ils te saluent de toute la gaieté dont la jeunesse est capable. Ils font des vœux et soufflent dans leurs mains afin qu’ils te rejoignent, ces vœux, que tu les prennes en ton sein, y apportes tout le soin dont tu es capable. Sans doute pensent-ils que tu pourras les exaucer. As-tu de réels pouvoirs ? Nombreux sont ceux, celles, qui paraissent rechercher ta compagnie. Ton anatomie brillante sous le ciel de plomb est-elle un miroir dans lequel, leur image se reflétant, ils en tireraient un assuré bonheur ? Parfois, en automne, je m’amuse à regarder les longs convois de feuilles mortes qui escortent ton voyage. Ils font des genres de tresses du plus bel effet dont tu ne sembles prendre nul ombrage. Oui, tu es bien Mystérieuse, Toi que parfois je nomme ‘La Passante du Sans-Souci’, pensant au beau roman de Joseph Kessel. Tu sais, le Narrateur depuis le bistrot du ‘Sans-Souci’ à Montmartre, voit passer une belle Inconnue qui semble être égarée. Il est comme fasciné par cette image, tout comme je le suis par la tienne qui s’imprime sur mes rétines avec la force des rencontres soudaines qui mettent le cœur en émoi.
Ne sois pas surprise par mon trouble. Nombre de mes amis m’ont dit la vie tumultueuse qui a été la tienne bien avant que je ne te connaisse ou essaie d’y parvenir. Tu fus, jadis, on me l’a affirmé, la Muse, sinon la Maîtresse des peintres impressionnistes, au nombre desquels on ne compta pas moins que les prestigieux Monet, Renoir, Sisley, Pissaro. Excuse du peu ! Mais les arts plastiques ne semblaient te suffire, tu élargissais tes subtiles ondes aux grands noms de la littérature, Balzac, Flaubert, Apollinaire, Aragon. Fallait-il que ton charme ait eu des échos, ton talent de profondeur, tes atours d’attraits ! Je m’égarerais presque à épeler tous ces noms, à faire l’inventaire de tous ces Prétendants. Je pourrais même être jaloux, te taxer d’infidèle, moi qui te fais, tous les jours qui passent, une cour silencieuse mais non moins assidue ! Je pourrais même abandonner le Quai aux Fleurs et aller me perdre en quelque coin de nature, peut-être sur le Plateau de Langres, les collines de la Brie et méditer sur l’infidélité, tâcher d’en percer la nature, d’en deviner les motifs.
Quelques uns de mes plus sincères Amis m’ont assuré qu’ils t’avaient vue, étincelante, une parure d’or ceignant ton cou, depuis la ruine du Château-Gaillard aux Andelys ; d’autres qu’ils t’avaient surprise, lascive, voluptueuse, épousant les méandres aux alentours d’Elbeuf ; d’autres encore t’ont observée depuis les tours de la Cathédrale de Rouen, partie pour de bien étranges pérégrinations qui n’avaient nullement la piété pour but ; à d’autres enfin tu dévoilas ta plus exacte nudité, dans le rayonnement de lumière de l’estuaire à Honfleur. Mais j’arrêterai ici ce qui pourrait bien te faire croire qu’il s’agit d’une enquête policière, de la filature d’un détective ou bien, plus simplement, de la conduite d’un Amant éconduit en proie à quelque vengeance. Crois-moi, je ne suis rien qui pourrait m’approcher de ces sombres et mystérieux personnages. Je suis tout simplement fasciné par les mille visages qui sont les tiens au fil de l’espace et du temps, fasciné par ton beau corps qu’on croirait fluvial telle la belle Ophélie dérivant dans sa robe de brume au fil des eaux. Et, pour me faire pardonner ces pensées flottantes ne reposant sur à peu près rien de stable, voici que je t’offre le beau poème de Guillaume Apollinaire, cet amoureux de Paris dont il connaissait le moindre recoin. Peut-être t’y reconnaîtras-tu ? Peut-être, un jour, depuis mon balcon du Quai aux Fleurs, me diras-tu ton secret ? Je t’embrasse, tel le Marinier les flots qui le portent.
‘Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure’
Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913