Source : Visit Sweden
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Lundi 11 Mai
Très chère Lointaine,
Voici de longs jours que n’ai plus de tes nouvelles. En ces temps de morne existence les liaisons, parfois, paraissent rompues. C’est tout de même affligeant cette mise en sommeil du monde, ce monde mis en échec par cet ennemi invisible qui frappe au hasard et fait feu de tout bois. Je t’écris toujours depuis ma tour qui s’ouvre sur le large plateau du Causse. Les chênes, maintenant ont verdi et c’est un genre de marée couleur d’amande, de sauge plus sombre, parfois jusqu’au soutenu de la malachite avec, ici et là, la tache claire du calcaire qui essaime le sol. L’univers entier est confiné et je le suis, sauf que cette condition m’est habituelle, enfermé du matin au soir parmi le peuple de mes livres familiers et des feuilles blanches que je remplis sans relâche de signes minuscules. « Servitude volontaire » pour faire un clin d’œil à La Boétie.
Tu sais, je n’ai guère à aller loin pour être au milieu d’une généreuse nature et Mai se pare de haies blanchies de fleurs, de chants d’oiseaux qui se répercutent de colline en colline. Je n’ai même pas à émarger de formulaire pour m’autoriser à sortir. Qui d’ailleurs pourrais-je rencontrer, il n’y a âme qui vive des lieues à la ronde ? Sans doute, chère Sol, t’étonneras-tu de cette existence quasi monacale mais il en est ainsi depuis de si longues années et les jours passent avec leur refrain léger sans même que mon esprit n’en soit alerté. Je ne rame jamais à contre-courant, si bien que l’aval du fleuve m’attire, m’appelle à lui et que je découvre l’estuaire ne me souvenant plus alors de la source qui lui donna acte et l’accomplit tout au long de son sinueux parcours.
J’ai toujours été un être des marges, un passant des lisières, un rêveur cherchant le discret clair-obscur des clairières. Sans doute penseras-tu que, d’avance, ma vie était tracée, que mes pieds ne chercheraient jamais que l’empreinte des ornières du destin et, sans doute, auras-tu raison. Vois-tu, rien ne sert de s’insurger contre la pente déclive de son sort. Quand bien même l’aurais-je fait, mon trajet en eût-il été modifié, mon ton fondamental altéré, la climatique qui me visite marquée de signes différents ? Non, je crois à une certaine permanence des choses, à des décisions qui se donnent comme immuables, à des cheminements que nous ne pouvons nullement infléchir d’une manière ou d’une autre. Pessimisme, scepticisme, inclination à ne voir que la cendre et la suie alors que le ciel est solaire, que l’horizon s’ouvre là-bas au loin sur le gonflement de quelque plénitude ? Vraisemblablement porté-je en moi ces affinités avec le sombre, parfois la contemplation songeuse, la méditation longue, ininterrompue, des interrogations qui touchent l’humain et, souvent, le désespèrent.
Oui, Solveig, je te l’avoue, je suis un être au large de moi-même avec nulle possibilité de rejoindre cette unité qui partout vole en éclats : une mauvaise nouvelle, un temps de neige, le vol en V des oies sauvages dans le ciel hivernal, ce chapitre écrit mais insuffisamment maîtrisé à mon goût. Sais-tu, toujours il manque une pièce au puzzle, toujours une faille qui lézarde le sol, toujours un mot qui ne trouve sa place et erre indéfiniment, sans possibilité aucune de trouver son assise. Alors le jour est long, alors le mot fait son lancinant bruit d’insecte, son grésillement continu et c’est comme d’être derrière la lame d’une vitre, de ne pouvoir saisir ce livre qui chante et désespère de ne pouvoir jamais être lu. « Désespère », oui, car tu le sais aussi bien que moi, les objets ont une âme, ce que voient tous les Eveillés, qu’ignorent tous les Dormeurs qui ne sont en voyage que pour eux-mêmes !
Mais je n’ai parlé que de moi, je n’ai fait que dresser ma statue, oubliant la tienne dans la pénombre, ne lui donnant nulle clarté. A défaut de parler de toi, de moi, je ne parlerai que de nous, cet étrange personnage qui est bien plus que nos deux identités assemblées. Jeunes, nous nous sommes connus et aimés l’espace d’un été. Encore en moi, il vibre pareil à une flamme qui ne veut nullement s’éteindre. L’espace d’une lumière boréale haut levée dans le ciel, puis plus rien, si, quelques lettres puisque, depuis lors, notre correspondance ne s’est jamais arrêtée, marquant de longues poses parfois, mais toujours une manière d’eau de ruissellement qui n’attendait que la branche qui en immobiliserait le cours et donnerait naissance à un lac lumineux aux eaux profondes. Oui, tu connais mon goût des métaphores, sans doute le travers de quelqu’un qui ne vit que d’écriture.
Notre « amour », mais peut-on nommer ainsi une « toquade » de jeunesse, le fleurissement soudain d’une passion, puis la terre jonchée de feuilles mortes et presque plus de trace de ce qui a eu lieu et se dissémine parmi les turbulences de l’air ? Certes nous aurions pu réaliser notre oubli réciproque mais je présume que des affinités réelles avaient tissé entre nous les liens ineffaçables de ce qui deviendrait une amitié au long cours. Parfois, dans le silence de mon Causse, cette terre bénie entre toutes, marchant entre deux écritures, il me plaît de rêver, de poser des questions sans raison, un peu à la volée, comme l’enfant lâche son cerf-volant au gré des courants aériens. L’un d’entre eux le reprendra qui le conduira là où jamais il ne pensait aller.
Des questions : pourquoi donc nos corps sont-ils devenus étrangers, non seulement séparés par une longue distance, mais désertés des belles pulsations de l’amour ? Pourquoi ne voyons-nous plus ensemble la belle lumière de ces aurores boréales qui, un soir, furent le lieu d’un commun ravissement ? Pourquoi ne puis-je encore éprouver la soie de ta peau, plonger dans l’eau de tes yeux, ils sont couleur noisette si ma mémoire est exacte ? Pourquoi ne viens-tu me rejoindre, ici, nous pourrions faire de longues promenades et nous raconter, l’un l’autre, comme des gamins qui se retrouvent et sont éblouis de se reconnaître ? Pourquoi ne puis-je lire à haute voix, pour toi, le dernier chapitre que j’ai écrit, peut-être y discernerais-tu des accents familiers, y reconnaitrais-tu des paysages du côté de Mariestad, avec son lac immense aux couleurs de plomb, sa ligne d’horizon si basse, le tremblement de ses bouleaux argentés sur la rive esseulée ? Pourquoi ne puis-je, un matin à ton réveil, venir t’offrir ces délicieux gâteaux aux amandes qu’on nomme « Toscatårta », tu en raffolais, je me souviens.
Pourquoi tant de pourquoi ? Est-ce le temps, sa perte qui s’y inscrit à la façon d’un impossible ressourcement ? Est-ce le sentiment d’amour qui, lentement s’effrite ? Est-ce la nostalgie qui recouvre l’âme d’une taie invisible d’ennui ? Est-ce l’espace qui s’est agrandi, qui te trouve toujours plus lointaine, plus évanescente, plus irréelle comme si tu n’avais jamais existé ? Rassure-moi, Solveig, tu es bien la même que celle que j’ai connue dans un temps qui n’est plus ? Ton sourire en moi fait ses flux et ses reflux, pareil à de légers et fascinants nuages qui voguent au plus haut du ciel.
Demeure en toi, fidèle à qui tu es, je demeurerai en moi aussi longtemps que je le pourrai, identique à qui j’ai été. La réminiscence est le seul fil qui nous relie. Belle est la mémoire à ceux qui la célèbrent avec justesse.
Celui qui s’abreuve à l’eau du souvenir.