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Mettre en perspective l’ermite et le monde paraît, à première vue, constituer une gageure puisque, aussi bien, l’ermite fuit le monde peut-être pour ne jamais le retrouver. Ainsi se donne la compréhension commune de l’érémitisme telle que répandue dans l’imagerie populaire. Dans cet article j’essaierai de montrer que, bien au contraire, l’ermite s’approprie le monde en son plus haut degré. Théoriquement éloigné de sa figure, il ne la rejoint que mieux. Je tâcherai d’en tracer les possibles voies. Mais, en un premier temps, je donnerai les définitions canoniques du terme ‘ermite’, puis proposerai une approche de l’érémitisme au travers du beau livre de Sylvain Tesson : ‘Dans les forêts de Sibérie ‘.
*** Dictionnaire : ‘Religieux retiré, pour un temps limité ou jusqu'à sa mort, dans un lieu désert, pour y mener une vie de piété et de mortification.’
Citation - ‘L'ermite qui vit au fond du désert n'est pas à ce point retranché du monde, car il ne s'est enfermé dans la solitude que pour prendre sur lui, avec lui, toute la misère des autres, pour avoir la charge des âmes qui s'agitent dans le tumulte : il n'a pas fui la réalité pour qu'elle ne le trouble plus, mais s'y est enfoncé davantage.’ - Henri Massis -‘Jugements’
Dans cette belle réflexion, Massis nous donne d’emblée une partie des clés qui nous permettront de résoudre l’énigme de l’ermite.
*** Quatrième de couverture ‘Dans les forêts de Sibérie’ :
"Assez tôt, j'ai compris que je n'allais pas pouvoir faire grand-chose pour changer le monde. Je me suis alors promis de m'installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie. J'ai acquis une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal. Là, pendant six mois, à cinq jours de marche du premier village, perdu dans une nature démesurée, j'ai tâché d'être heureux. Je crois y être parvenu. Deux chiens, un poêle à bois, une fenêtre ouverte sur un lac suffisent à la vie. Et si la liberté consistait à posséder le temps ? Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence - toutes choses dont manqueront les générations futures ? Tant qu'il y aura des cabanes au fond des bois, rien ne sera tout à fait perdu."
*** De nombreuses occurrences du mot ‘ermite’ traversent le récit de l’Ecrivain. Quelques réflexions méritent d’être relevées :
« La sobriété de l’ermite est de ne pas s’encombrer d’objets ni de semblables. De se déshabituer de ses anciens besoins ».
« L’ermite est seul face à la nature. Il demeure l’unique contemplateur du réel, porte le fardeau de la représentation du monde, de sa révélation au regard humain. »
« Le bonheur d’avoir dans son assiette le poisson qu’on a pêché, dans sa tasse l’eau qu’on a tirée et dans son poêle le bois qu’on a fendu : l’ermite puise à la source. La chair, l’eau et le bois sont encore frémissants. »
« L’ermitage resserre les ambitions aux proportions du possible. En rétrécissant la panoplie des actions, on augmente la profondeur de chaque expérience. »
« L’ermite ne s’oppose pas, il épouse un mode de vie. Il ne dénonce pas un mensonge, il cherche une vérité. »
« …une phrase pour blason d’ermite : ‘Moins elle avait de but et plus sa vie prenait de sens. »
*** J’ai pris soin d’accentuer (en gras dans le texte) quelques mots ou expressions que je considère cardinales. Elles serviront de canevas au texte qui va suivre. Si accentuer est aller à l’essentiel, alors allons-y. Tel est le motif qui guide le cheminement de l’ermite.
Mortification - Ici, souffrances morales et corporelles sont sollicitées. Un ascétisme est requis pour parvenir à la pointe la plus extrême de soi. Les sociétés modernes font trop appel à la notion de plaisir immédiat pour que puisse se développer, en l’âme de chacun, le ferment nécessaire à un accomplissement personnel. Accéder à ses envies sans délai ne fait que retarder le processus de maturation interne. On s’expose à la trop vive lumière de la passion ordinaire, on progresse dans les sentiers de la contingence, on ne s’élève nullement dans l’ordre des idées, on ne connaît que de brèves et illusoires beautés. Des demi-beautés, si l’on veut, qui perdent leur essence à n’être que des fragments.
Ce que l’on veut, avec la plus vive espérance, le plus vif désir, c’est le feu d’une jouissance dont on pense qu’elle sera éternelle, qu’elle trouvera, dans chaque nouvel objet acquis par la conscience, l’amplitude de quelque luxueuse félicité. Seulement entretenir cette dernière, à supposer qu’elle ne soit jamais atteinte, suppose plus qu’une attente passive, un véritable pouvoir de la volonté, une pratique quotidienne exigeante d’exercices spirituels, seuls gages d’un affermissement de l’âme, d’une possibilité d’envol pour plus loin que soi. Ce qui, toujours, fait reculer, qui retient en-deçà du saut, c’est l’idée de douleur coalescente à la notion d’entraînement, d’application, un genre de geôle, pensons-nous, dans laquelle il faut consentir à vivre avant même que ne soit atteint le niveau suivant qui effacera et accomplira l’antécédent. Nous sommes tellement obsédés par l’idée d’un bon et effectif usage de la temporalité à des fins de satisfaction personnelle que nous différons le moment du passage à l’acte. Nous estimons alors que le retrait vaut mieux que l’abondance. Sans doute prendre sur soi est la seule façon d’acquérir un savoir neuf, d’accroître le champ de sa contemplation, d’ouvrir sa vue sur un regard renouvelé du monde.
Solitude, espace, silence - S’il existe trois éléments face auxquels le Sujet moderne est démuni, c’est bien ce qu’évoquent ces trois mots. De nos jours la solitude est éprouvée comme une perte, non comme un gain. A tel point que la simple idée de demeurer seul est ressentie en tant que phénomène possiblement pathogène. Quant à l’espace comme lieu de ressourcement, de développement de l’imaginaire, de rencontre avec le sublime, sa nature s’est réduite comme peau de chagrin. En réalité l’espace on ne le connaît plus que fragmenté, prédiqué en tant que lieux de loisirs, d’habitation, de rencontres. Mais l’espace comme espace, c'est-à-dire ce à partir de quoi tout peut s’ouvrir, aussi bien l’art, le poème, le séjour des dieux, tout ceci a été gommé par des siècles de consumérisme qui ne supportent guère que l’objectalité du monde, sa réification, non son amplitude sous les espèces de l’univers, du cosmos, de l’infini. Il y a un singulier danger à désessentialiser le monde, à le réduire à l’état de substance inerte, car le monde sans esprit est une idée contre nature et l’inscrire dans les catégories de l’ustensilité, de la fabricabilité est le condamner à n’être qu’une fumée dont le feu s’est éteint.
Sobriété - L’apprentissage du monde en sa figure dépouillée, voici ce dont l’Ermite fait la quotidienne expérience. Le recueil en la solitude ne saurait laisser place à une quelconque distraction. Viser l’unique, le simple, pratiquer la tempérance, la frugalité, telles sont les voies aux termes desquelles se connaître tel l’Enfant Prodigue qui revient au foyer les mains vides mais le cœur empli d’une joie sûre de sa source. La joie de revenir au foyer et d’y trouver l’essentiel, cet amour qu’il avait tenu éloigné mais qui tressait en lui les motifs prodigieux de la reconnaissance. Vivre dans l’intempérance et le multiple, lot de ceux qui veulent épuiser en un seul et même geste les plaisirs de la vie, ne mobilise que l’envie, la convoitise, le caprice et pour tout dire une dévotion mais qui n’est jamais qu’adoration de soi, non réel sentiment incarné. Le Fils Prodigue qui a dilapidé toute sa richesse pour n’en garder que l’amer souvenir, connaît la beauté de ce dénuement qui habite tout sentiment ressenti en sa puissance sourde, interne. C’est à l’épreuve de l’abstinence que l’âme s’éprouve telle l’inestimable ressource qui doit être sa nature la plus exacte. C’est parce que l’Ermite exige peu qu’il peut recevoir beaucoup. De lui-même, du paysage qui vient à sa rencontre, de l’animal qui traverse d’un trait rapide le champ de sa vision.
Contemplateur, révélation - Contemplateur pour la simple raison que l’érémitisme est tout d’abord question de regard. De qualité de la perception. La vision commune est un perpétuel fourmillement, un habituel égarement parmi les allées infinies du multiple phénoménal. L’esprit s’égare à suivre au cours des jours et des heures ce foisonnement du réel qui fascine en même temps qu’il aliène. Regarder adéquatement, c’est choisir et après avoir choisi, observer l’objet élu, en parcourir inlassablement les différentes esquisses jusqu’à en épuiser son sens relatif et le conduire aux limites d’un possible absolu. Être présent à soi est aussi être présent au monde, isoler ses figures, les placer en vis-à-vis avec sa conscience dans une relation de confiance.
Il n’est que de se reporter à la définition étymologique du mot ‘contempler’ pour en saisir le précieux, le rare : « regarder en s'absorbant dans la vue de l'objet ». Or ‘s’absorber’ veut dire ‘s’abîmer’ dans l’objet, y creuser sa propre niche existentielle, le posséder de l’intérieur, mêler sa propre chair à celle de la substance qui attend et se dispose. Ici, grâce à la qualité du regard, se trouve résolue d’emblée l’antique opposition du Sujet et de l’Objet. Le Sujet se fond dans l’Objet, l’Objet reçoit le Sujet comme sa ‘part manquante’. Plénitude du Sens acquise au mérite d’une déliaison métamorphosée en liaison. La source et la terre qui l’accueille : le Même ! Y aurait-il plus grand bonheur que d’énoncer ceci ? L’Ermite en fait l’expérience quasiment extatique lorsque son âme emportée par la giration de son propre tourbillon rejoint le Grand Tout cosmique, cet Univers dont il participe au titre de l’un de ses fragments, cet Univers qui demande sa pleine adhésion afin que ce qui est soit totale complétude. Dans cet horizon ontologique qu’est-ce donc que la révélation ? L’aboutissement de la contemplation.
La profondeur - Ce prédicat concerne la qualité de l’expérience de l’Ermite. Par conséquent, ceci veut signifier qu’il lui intimé de renoncer à la surface. A la surface de quoi ? Mais, bien évidemment, des choses. Car c’est dans la profondeur que gît l’essentialité d’une compréhension du monde. Jamais le monde n’est donné gratuitement comme s’il était une feuille tombée de l’arbre, dont nous prendrions acte comme d’une simple évidence. Nécessité de creuser le réel pour tâcher d’en connaître l’envers, d’en interpréter les coutures, d’en sonder le derme, d’en pénétrer jusqu’à la dernière cellule. Travail assidu, patient, d’archéologue, toujours recommencé, jamais fini, le chemin constituant sa propre justification. Comment l’Ermite pourrait-il s’approprier quoi que ce soit de ce qui l’entoure et l’habite intérieurement, s’il ne cherchait à en faire le continuel inventaire, à en explorer la moindre faille, le plus mince territoire ? Et ceci n’est nullement le privilège de l’anachorète religieux qui rechercherait la présence de son Dieu. Non, ceci est la quête de tout Existant qui a en vue d’aller plus loin que la ligne d’horizon commune qui lui est assignée par le destin. Il faut dépasser la mesure du simple hasard, en faire une nécessité, une exigence de manière à se libérer des contraintes du quotidien, ouvrir les perspectives autant qu’il nous est possible de le faire. Si l’Ecrivain-voyageur Sylvain Tesson a choisi comme lieu de sa recherche d’érémitisme le profond de la forêt sibérienne, ceci ne résulte pas seulement d’un accident quelconque. Ce qu’il faut lire dans cette retraite c’est une manière d’allégorie qui pourrait s’énoncer : ‘Tu ne connaîtras ta propre profondeur qu’à la confronter à une autre profondeur.’ Ainsi se réalise l’osmose unissant une conscience aux objets qu’elle vise.
Une vérité - C’est là le lieu de la finalité que l’Ermite se pose consciemment et à laquelle il n’a de cesse de consacrer son énergie, son temps disponible. La grande force des puissances septentrionales, le fluide secret des lumières boréales, la vastitude de la taïga, tout ceci converge en un point de si intense évidence, en même temps que de si grande exigence, qu’au terme de cette ‘haute solitude’ ne peut se dévoiler que le sublime paysage d’une vérité. Voyez le Célèbre tableau de Carl David Friedrich, ‘Voyageur contemplant une mer de nuages’, cette icône du romantisme (qui apparaît souvent dans mon écriture), non seulement elle dit la beauté, mais aussi l’Idée en sa plus haute donation, mais aussi cet effroi qui surgit au cœur de l’homme, qui est réalité-vérité se révélant sans apprêt, sans fioriture, vertige de l’Absolu et plus rien au-delà qui signifierait. Ce paysage de hautes montagnes, tout comme la forêt de résineux sibérienne, exerce une si totale fascination que plus aucune place n’est laissée pour l’approximation, l’affèterie, le faire-semblant. Tout est vertical. Tout est vrai jusqu’à la démesure. C’est sans doute une expérience identique que fait Sylvain Tesson lors de ses expéditions hors du gîte rassurant de sa cabane qu’il donne pour ce doux bain amniotique maternel (voir la résurgence multiple de cet Eden primitif dans nombre de mes textes), totalement envoûté au gré des paysages majestueux qui lui sont offerts :
5 Juin - « Je rame vers le nord, en cette fin d’après-midi, deux cannes à pêche accrochées aux plats-bords. Les baies étalent des plages de galets roses. La transparence de l’eau laisse entrevoir les rochers où le soleil plaque des clartés de lagon. Passe un radeau de glace où huit mouettes prennent le soleil. Du large, je découvre la montagne, transformée. La ligne vert tendre des mélèzes soutient la bande vert-de-bronze des cèdres coiffés par la frise vert wagon des pins nains. Des névés survivants les ponctuent de virgules. Les montagnes jouent à front renversé. Les reflets sont plus beaux que la réalité. L’eau féconde l’image de sa profondeur, de son mystère. La vibration à la surface situe la vision aux lisières du rêve. »
Ici, c’est l’eau qui symbolise la profondeur dont les nuages sont les correspondants dans le tableau de Friedrich. Eau, nuages, un même nom pour dire l’essence de la Vérité. L’eau ne triche pas. Les nuages ne trichent pas. Ils sont immédiatement au monde sans que quelque artefact fâcheux puisse venir ternir leur pure beauté. Ils se donnent dans la confiance, ils apparaissent dans la rectitude. Nul ne pourrait les changer pour autre chose que ce qu’ils sont en leur fond sans en altérer gravement le principe quasiment immuable. C’est de la même fixité pleine de grâce dont l’Ermite est l’image lorsque, transcendé par ce qui vient à lui, il est au cœur même des choses, dans leur foyer vibrant, dans leur chair vive. Il n’y a plus dès lors d’espace dans la représentation des choses qui les produirait de telle ou de telle manière. Liaison directe de l’esprit du Voyeur (ou bien du Voyant) avec l’intensité phénoménale, au gré d’une intensification intuitive qui est le tissu même des essences là présentes, que la conscience fixe dans le luxe de l’instant révélé. Sans doute pas de plus grande joie ! Le Sujet est à lui-même, aux choses, au monde en un seul et même geste de sa courbure existentielle, il y figure au zénith, là où seulement se découvre l’Unique en sa prodigieuse beauté.
Ici, il faut reprendre la belle formule d’Henri Massis pour la poser comme synthèse de ce qui a été dit :
‘L'ermite qui vit au fond du désert n'est pas à ce point retranché du monde, car il ne s'est enfermé dans la solitude que pour prendre sur lui, avec lui, toute la misère des autres, pour avoir la charge des âmes qui s'agitent dans le tumulte.’
La thèse que cet article proposait est la suivante : l’ermite s’approprie le monde en son plus haut degré. Ce qui, pour moi est une évidence, j’espère en avoir montré quelques résurgences au cours des commentaires qui précèdent. Dans son espace de silence, l’Ermite expérimente l’aridité de sa solitude. Temps de sobriété qu’accentuent les mortifications successives. Le regard aiguisé contemple toutes choses dans la profondeur, faisant surgir du réel la vérité dont il est atteint en son fond mais qui, presque toujours, demeure voilée. Extraire la Vérité de la gangue qui la retient, telle est la mission la plus urgente, la plus belle dont l’Ermite est porteur.
A cette aune, d’une effective et haute Présence, l’Ermite est auprès du monde, dans le monde, inclus dans le monde, comme nul ne peut l’être qui vaque à ses occupations avec l’habituelle distraction qui caractérise le parcours erratique des hommes. C’est parce que l’Ermite a renoncé à presque tout qu’il découvre tout en son essentielle saveur. Nous serions bien en peine, nous les Vivants ordinaires, de nous porter à cette hauteur. Aussi nous faut-il consentir à regarder le monde avec une vue basse, à peine située au-dessus de l’horizon et des tribulations de l’existence. Parfois le fardeau est-il lourd à porter. Oui, LOURD !