‘Désenchantement’
Œuvre : André Maynet
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« Ce sont surtout les âmes tristes qui cherchent partout en vain
un remède à leur tristesse,
une explication de leur désenchantement. »
Montalembert
‘Histoire de Ste Élisabeth de Hongrie’
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Comment saisir Aurore, cette manière d’illisible buée, autrement qu’en la décrivant avec la modestie qui sied aux choses simples ? Elle est là, face à nous, en cet instant qui nous la révèle en même temps qu’elle paraît se soustraire à notre regard. Un genre de présence absente, d’oxymore existentiel : une fois la lumière, et elle est juste à portée de notre regard ; une fois une ombre, et elle se retire de la scène pour gagner les coulisses. Etrange pièce de théâtre qui nous aliène au seul motif que, spectateur unique d’une divine révélation, nous souhaiterions capter la totalité de son intérêt et nous n’en possédons jamais qu’un fragment, une fuite que nous ne saurions nommer, sauf à avoir recours au lexique du désarroi, de la perte, de la déshérence. C’est ainsi, les êtres de pure beauté sont de nature séraphique, poudroiement d’un nuage au plus haut du ciel, irisation de clarté au sommet d’une vague, tremblement cuivré d’une feuille morte dans la fuite d’un sous-bois. Mais à quoi donc nous servirait de poursuivre cette plainte orphique, si ce n’est de tomber nous-mêmes dans ce ‘désenchantement’ dont cette Jeune Femme est l’emblème en sa posture la plus exacte ?
Nous voulons dire Aurore dans une manière d’esthétique admirative, de fascination qui nous réduira, tel l’admirable scarabée pris dans son bloc de résine, à ne plus être qu’une ombre portée de qui elle est. Aurions-nous d’autre pouvoir que d’être ceci, mince phalène au large du rayonnement d’une lampe, grésillement alentour d’une flamme, cendre qui couve et ne peut rejoindre la braise ? Alors, voici que le ‘désenchantement’ dont Aurore est affectée nous transit à notre tour et que plus rien au monde ne nous intéresse que d’être auprès d’elle, peut-être en elle, partie de qui elle est, chair de sa chair, onde de lumière diffuse, éclat d’albâtre assourdi qui s’élève d’elle, irradiante lueur qui nous prend au piège et nos yeux ne pourront s’en détacher qu’à connaître la plus brusque des cécités. Ne plus la voir, c’est ne plus voir le monde, ne plus voir en soi la douce effervescence de l’illusion. Ne plus la voir c’est, en quelque manière, ne plus s’apercevoir soi-même, renoncer à son propre paysage et se réfugier à la source première de notre venue au monde, en cet incroyable moment d’avant l’ouverture de la conscience. Une nuit en quelque sorte avec ses dentelles de ténèbres et ses scories de mystère.
Pur enchantement pour notre regard : voir la nappe acajou de ses cheveux, l’ovale blanc de son visage pareil à un camée antique, voir le charbon à peine apparent de ses yeux, la discrétion de ses lèvres, la délicatesse de faïence de son cou, voir la douce comptine de ses bras, une si mince profération, on la croirait tout droit venue d’un conte de fées, voir sa robe, la souplesse de ses plis inclinant au bleu égyptien, au bleu de nuit, cette énigme qui demeure entière et nous ramène à la part d’inconnaissance de qui nous sommes, voir le haut croisement de ses jambes, l’empreinte presque invisible de son linge intime puis la perte de ses chevilles dans le gris du sol, voir ses ballerines qui semblent se reposer d’une danse ancienne, peut-être d’un rituel, d’une offrande à quelque Déesse seulement connue d’elle.
Désenchantement pour nous : que tout ceci, cette plénitude s’efface ne laissant derrière elle qu’une immense vacuité, un champ parcouru des traces du vide, des stigmates du silence.
Pur enchantement pour Elle qui fait face : remonter à l’origine des choses, ce dont témoigne son beau prénom ‘Aurore’. Ne nullement se contenter de la croûte du sol mais forer jusqu’au peuple dissimulé des blanches racines, s’emmêler au tapis des fins rhizomes, plonger dans l’humus qui est le ferment pour le beau nom ‘d’homme’. Se mêler à l’eau de source, devenir filet cristallin s’égouttant de la fontaine. S’immiscer dans l’essentielle Nature en ses multiples visages, être le bouton de rose semé de fines perles d’eau à la pointe du jour. Débuter simplement et naître de soi avant même de naître aux choses. Sentir en soi les trajets métaboliques de la vie en ses premières efflorescences, la croissance lente de la lumière, le dépliement de la feuille, le bruit interne de la pierre, la première levée de l’Océan, la respiration du volcan traversé de ses laves incandescentes. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci
Avant toute chose, Aurore est un genre de concrétion de ce qui vient à l’être « sur des pattes de colombe » (Nietzsche), de ce qui, de soi, s’élève jusqu’au site de son ultime parution. C’est en soi, dans l’enceinte même de son propre corps, qu’Aurore perçoit tous ces subtils mouvements qui sont la scansion éternelle du monde. Un diapason vibre en elle, une clepsydre fait tinter son chapelet de gouttes, un sablier décompte chaque seconde avec un bruit de soie. A la surface de sa peau, Aurore sent les premiers frissons de la levée du jour, les intimes frémissements des Endormis sur leur couche de toile, les dernières notes fugueuses des songes de brume, les ultimes flux des fantasmes avec leurs ricochets, leurs diapreries, leurs regrets de quitter les rives du désir, les notes épicées du plaisir. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci
La Jeune Existence est tellement installée dans son tropisme auroral qu’elle a bien du mal à imaginer ce que pourrait être la clameur d’un zénith si, toutefois, il devait venir jusqu’à elle, ce que serait un couchant hespérique avec ses lourds incendies pourpres, là-bas sur la ligne incendiée de l’horizon. Être pour soi, en soi, en cette dimension matinale des premières pensées du monde, des décisions ultimes du paraître, de la retenue sur le bord des choses, c’est pure félicité. Tout est encore vierge, serti dans son cocon de pure beauté, d’exacte venue en présence. La lumière n’est pas encore la lumière, plutôt un genre d’étincelle qui se déclot à partir de son centre en une douce effusion. L’eau n’est pas l’eau, plutôt une théorie liquidienne attendant l’heure de son flux. Le feu n’est pas le feu, plutôt une nitescence en arrière de soi, une puissance sur le point de se libérer. L’air n’est pas l’air, plutôt un immobile alizée animé en son sein de pliures aériennes. La terre n’est pas la terre, plutôt un éparpillement de poussière en attente de devenir humus. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci
Ce qui est à saisir en tant que son fondement, c’est bien ce site d’une Attente, cette disposition au Passage, cette primitive impulsion d’une originelle métamorphose. Tout est contenu en ceci, en cette première parole qui pose le monde tel le poème qu’il est, tel le magnifique langage qui s’abrite en retrait derrière chaque chose. Les choses ne viennent nullement à nous sur le mode de l’image, comme si le réel consistait en une immédiate et intuitive saisie de qui il est, ce qui alors serait de la nature de la pure magie. Non, les choses viennent à nous en mots. Regarder la montagne c’est la faire venir à nous en son nom de ‘montagne’. Regarder la mer, la saisir en tant que son nom de ‘mer’. Se regarder soi, se nommer telle la personne que l’on est, qui ne peut guère apparaître sur l’immense scène mondiale qu’à décliner son identité, à parler, articuler son propre soi. Adam, le premier homme ne l’est jamais qu’à la mesure du nom fondateur de qui il est. Eve, la première femme n’est jamais qu’à la mesure du nom fondateur de qui elle est. A cette aune, Aurore, ne peut faire sens qu’à s’identifier à ces trois syllabes qui constituent son alphabet primitif, celui grâce auquel, s’installant en sa parole, elle se connaîtra elle-même et connaîtra le monde. Désenchantement pour elle : renoncer à tout ceci
Chacun, en soi, est une histoire qui a un jour commencé, dont chaque heure nous poursuivons la fable sur le grand livre existentiel des présences humaines. Avant toutes choses nous sommes langage en notre essence. Ceci, Aurore le sait du plus profond de sa conscience. Ainsi ne se retrouve-t-elle jamais mieux qu’à se ressourcer à quelque texte très ancien, situé à la limite de la mémoire des hommes. Campée ici, sur cette chaise qui paraît être celle d’une église, là où résonne nécessairement le Verbe premier, Aurore n’a de cesse de répéter, derrière la blanche falaise de son front, quelque texte fondateur de l’humain en sa plus belle manifestation.
Alors, où aller mieux puiser la source aurorale que dans le texte sacré du Rig-Véda ? Où trouver paroles plus originaires, paroles plus justes de ce qui se dit et s’éclaire dans la matinale pensée des hommes tôt-venus ? Ecoutons donc leurs mots de grande sagesse et nous saurons mieux, à cette écoute, qui est Aurore, qui nous sommes aussi puisque, aussi bien, il ne peut qu’y avoir coalescence de nous à l’autre, de l’autre à nous :
« Fille du ciel, tu nous apparais jeune,
et sous un voile étincelant,
reine des trésors terrestres,
Aurore, brille fortunée pour nous.
Suivant les pas des Aurores passées,
tu es l’ainée des Aurores futures,
des Aurores éternelles.
Viens ranimer tout ce qui vit,
viens revivifier ce qui est mort !
(…)
Dans les temps passés elle brillait splendide ;
avec la même magnificence,
aujourd’hui elle éclaire le monde ;
et dans l’avenir elle resplendira aussi belle.
Elle ne connaît pas la vieillesse ;
immortelle elle s’avance,
toujours rayonnante de nouvelles beautés…
L’Aurore ouvre ses voiles,
comme une femme couverte de parures…
Elle semble, quand elle se lève,
une jeune femme sortant du bain.
Comme une femme qui veut plaire,
l’heureuse fille du ciel déploie
sa beauté devant nous. »
Enchantement pour elle : revenir à ces paroles premières, elles sont le creuset où se devine le luxe d’exister conformément à la loi de l’univers. La seule qui soit belle et pertinente. Nous suivrons Aurore jusqu’au seuil de la nuit, nous impatientant de la retrouver en sa matinale splendeur. Aurore, Aurore toujours, la suite n’est n’est que l’anecdote dans laquelle se perdent les hommes !