‘Lignes de vie’
Photographie : Christine Laroulandie
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Sommes-nous immédiatement auprès de cette belle image ? Y entrons-nous de plain-pied ? Se dit-elle à notre conscience sur le mode de la connaissance sûre, définitive et, notre regard la visant, il n’y aurait plus grand-chose à dire, sa vérité ayant été saisie jusqu’en son fond ? Bien évidemment ces quelques questions, loin d’épuiser le sujet, ne font que le poser d’une façon encore plus aiguë. En effet, pourquoi interrogerions-nous si, comblés par une manière d’évidence, plus rien ne serait à dire, à éprouver, à sentir ? Mais chacun sait combien toute image est le lieu d’une infinie polysémie : selon sa forme, sa lumière, sa composition, les proportions relatives de ses divers motifs.
Mais demeurer sur ce plan strictement formel ne fait que cerner ce que nous voyons sans en sonder la dimension sensible (au sens de la sensibilité), sans en percevoir les arrière-plans nécessairement logés au creux de l’intime, les lignes de fuite du ton fondamental qui détermine nos affinités et notre façon unique d’être-au-monde. Car, avant tout, c’est bien de ceci dont il s’agit, percevoir en soi, pour soi, ce qui du réel nous attire, nous aimante, parfois nous fascine à tel point que notre vue, en son extrême focalisation, bien loin de voir une possible totalité, ne s’attache qu’au fragment élu dans une manière de stance amoureuse. Un désir se comble, certes dans son approche seulement, mais s’approcher est déjà, en quelque façon, s’immiscer dans, se trouver auprès, être en chemin pour plus loin que son habiter quotidien.
Et maintenant, qu’en est-il du réel qui vient à nous dont, la plupart du temps, nous pensons qu’il nous est remis telle cette chose incontournable, cette loi qui s’impose, ce destin dans lequel nous plaçons nos pas afin de ne nullement différer de la part qui nous a été allouée en cet ici et maintenant. Mais ceci a-t-il réellement rapport avec la photographie qui constitue l’objet de notre recherche ? Oui, cela a rapport au simple motif que, la plupart du temps, les images ne nous montrent le réel qu’en sa mesure la plus exacte, autrement dit selon son mode habituel de parution qui se nomme ‘réalité’, dont, à l’évidence, nous avons bien du mal à nous échapper, tant le monde soi-disant ‘objectif’ se livre à nous comme l’unique perspective dont se doter pour comprendre adéquatement le monde qui nous entoure.
Le réel, dans sa puissance ordinaire, le réel dans sa domination, restreint à l’envi notre propre liberté. Il n’autorise aucune marge dont nous aurions pu faire le lieu de déploiement d’une pure subjectivité. Or nous ne pouvons recevoir le tout autre que nous qu’en tant que sujet, c'est-à-dire conscience intentionnelle qui vise les objets et s’en détache nécessairement afin que s’installe cette distance qui seule nous met en pouvoir d’estimer, de juger, de faire émerger le dépliement des sensations. Certes, les compositions exactes, les géométries affirmées, la clarté de la sémantique d’une oeuvre, sa venue à nous dans la limpidité, tout ceci constitue des motifs de satisfaction dont notre raison s’empare sans délai à des fins d’exigence logique.
Mais rien n’est moins logique qu’un paysage car la Nature dont il provient en son essence est foisonnante, polychrome, profusion végétale, croissance infinie depuis le moteur même de son être. Or toute image fige un instant, toute image immobilise dans une sorte de résine et ce qui nous est donné à voir est une simple condensation de l’espace, un suspens de la temporalité. Comment alors reconstituer cette mobilité essentielle de la Nature, lui restituer son mouvement interne, lire en elle cette vie qui palpite, tremble, ne rêve que de surgir et surgir encore pour la simple raison qu’ayant ‘peur du vide’, la Nature ne saurait demeurer en soi et procéder à sa propre extinction.
C’est à ce point de jonction du mobile et de l’immobile, de l’inerte et du vivant, du repos et de l’activité que la photographie de Christine Laroulandie prend tout son sens. Nécessairement immobile dans son support, elle s’anime d’une multitude d’intimes translations, de menus passages, d’un métabolisme interne au terme duquel se justifie le titre de cet article : ‘Une esthétique de l’irisation’. Les peupliers sont des flammes levées qu’un simple courant d’air fait frissonner, leurs minces rameaux sont d’évanescents traits de fusain, des esquisses en voie de paraître, des rumeurs semblables au chant si discret et mélancolique du chardonneret. Cet effet de vibrato nous prend au cœur même de qui nous sommes, il s’insinue en nous, il fait ses trajets et sème notre chair des germes d’un subtil bonheur, presque inapparent mais d’autant plus inscrit dans le luxe de sa propre profération : une modestie, la juste effusion du simple qui est aussi l’une des faces les plus délicates d’un sentiment de vérité. Cette scène prend les airs d’une climatique automnale et c’est comme un adagio qui s’enlace aux troncs, lisse les écorces de sa plainte longue, un brin ténébreuse, parcourue des brumes impalpables d’une rêverie.
Derrière les peupliers, un peuple indistinct de touffes végétales, un rythme élégant de blanc et de noir, un ciel poudré d’une clarté de neige, une lumière opalescente qu’on dirait venue du plus loin de l’espace, mais aussi du temps, sorte de clarté originelle dont le bourgeonnement évoque la grâce séraphique d’une poésie mallarméenne. La berge se détache à peine, fin liseré gris, ligne médiatrice subtile sise entre la terre et l’eau. L’eau, en sa parie médiane, a pris la profondeur mystérieuse du noir limon, étrange confusion des éléments qui dit leur inséparable présence, leur unité, la ressource première de leur belle venue en présence.
Ce que le haut de l’image installait dans une manière de fugue, la partie inférieure l’accomplit dans un contrepoint qui lui répond. Pièces en écho d’une voix unique qui veut dire le réel en son essentielle oscillation car rien n’est figé qui est vivant. L’onde paraît immobile mais elle est animée de ce miroitement qui la fait être, tout à la fois, l’eau qu’elle est en sa substance propre, mais aussi émergence souple des grands peupliers qui viennent à leur être dans ce long frisson qui les abandonne à eux-mêmes et les remet au nécessaire astigmatisme de notre regard.
Nul regard n’est jamais fixé en un airain qui le rendrait fixe. Toujours, dans notre prise en compte du monde, le décalage d’une myopie, l’approximation d’une hypermétropie, comme si ces défauts de la vision étaient la métaphore d’une vérité à poursuivre, à n’atteindre jamais. Seulement des essais. Seulement des tentatives. C'est-à-dire le recours à une esthétique de la palpitation, du tressaillement, de l’ondoiement. Une existence jamais en pleine lumière, jamais en une totale obscurité : un clair-obscur, le passage d’une réalité à une autre, d’une nuance à une autre, d’un état d’âme à un autre. Peut-être n’y a-t-il plus essentielle réalité que celle-ci !
D’une façon sûre la photographie ne peut échapper à cette règle, pas plus que l’art en ses manifestations. Ici, l’image « donne à penser ». Pourrait-on se soustraire à ceci ? Penser le monde est déjà entrer dans son jeu le plus secret, le plus passionnant. Le pire, sans doute, ne nullement frissonner au contact de l’image belle. Un frisson contre un autre. L’exister est toujours cet écart à soi, aux autres, aux choses du monde. Penser est combler la vacuité autant que faire se peut. Là s’inscrit le sens en son plus estimable visage. Cette photographie nous y invite dans la légèreté, la délicatesse, la dimension d’un luxe raffiné. Comprendre ceci, c’est être sans délai au cœur de la photographie, l’habiter en ce qu’elle a de plus éployant, de plus émouvant. ‘Emotion’ dont la valeur étymologique est la suivante : « mouvement » et « trouble, frisson. » En ceci, l’image, bien plus que d’apparaître en tant que simple objet est devenue sujet, sujet qui nous interpelle, à qui nous devons répondre. Être en dialogue avec les choses du monde, chair contre chair, y aurait-il plus belle dimension de l’exister ? Exister : ‘lignes de vie’.