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15 mars 2022 2 15 /03 /mars /2022 10:50
Sur l’illisible lisière de l’Être

Œuvre : Barbara Kroll

 

***

 

   [En guise d’entrée dans ce poème. Ce dernier, nul ne le comprendra (j’ai souvent défendu la thèse selon laquelle comprendre un poème revenait à le détruire, alors détruisons, de cette manière nous nous rapprocherons de l’abîme), on ne le saisira donc qu’à ouvrir le préalable suivant. Les mots ici posés, l’ont été à partir de cette Esquisse telle que proposée par Barbara Kroll. Le jeu de langage s’est calqué au plus près des signes qui paraissent au travers de l’œuvre naissante. La parole du poème est adressée par le Narrateur au Sujet de la toile. Mais il faut percevoir, sous cette signification formelle de surface, une autre signification plus profonde qui interroge l’humain jusqu’en ses plus ultimes fondements. Ainsi, décrire les biffures, faire apparaître le néant, en appeler à un vide constitutif de l’œuvre en sa genèse, c’est, de facto, procéder à sa propre genèse apparitionnelle.

    Aujourd’hui, enfin venus à nous dans la forme approximative que nous connaissons, notre épiphanie actuelle ne porte plus trace des phases constitutives de notre être-au-monde. Mais si nous présentons, ici et maintenant, un visage acceptable, c’est au simple motif que nos manque-à-être, nos balbutiements existentiels, nos failles les plus patentes, un lent travail du temps en a gommé la trop sévère réalité. Cependant disparition n’est nullement synonyme de total effacement.

   Si, par un rapide exercice de l’imagination, nous retournons notre peau, nous y trouverons sans délai, coutures, scarifications, plaies, cicatrices, morsures et autres lésions qui ont émaillé, souvent, à l’aune de quelque ressentiment, les étapes de notre cheminement. Nos afflictions d’aujourd’hui, du moins j’en fais l’hypothèse, ne sont que des réactualisions de ces actes du passé, lesquels, en termes psychanalytiques se nomment « lapsus ». Tout comme une œuvre venant à sa forme accomplie, nous ne sommes qu’une série d’actes manqués que notre ego dissimule à sa façon sous maints fards. Tout exister se construit sur des décors en trompe-l’œil. Savoir ceci est déjà participer à son propre sauvetage.]

*

 

Sur l’illisible lisière de l’Être

J’écrirai ton nom

 

Te tutoyer,

 t’amener auprès de moi,

n’est-ce pas déjà

un geste inopportun ?

Jamais de familiarité

avec l’Étranger,

 qui aussi bien pourrait

se dire l’Étrange.

Toujours une distance

s’établit de Toi à Moi

car nous n’habitons

nullement

le même territoire.

Vois-tu, malgré les essais

d’alliance,

de rapprochement,

 d’amour peut-être,

la distance entre les Vivants

est immense

qui, le plus souvent,

se donne tel

un vertigineux abîme.

 Je te sais exister en toi.

Tu sais ma propre posture

 en qui-je-suis

Nous savons

la profondeur

de la douve

qui nous sépare

 dont rien ni personne

ne comblera la faille.

Vérité infrangible

de notre mortelle condition.

Mortelle, oui,

nous en sommes assurés

car, en nous,

 autant de mort

que de vie,

en nous

 autant de blanc

que de noir,

en nous

 autant de joie

que de tragique.

 

 Sur l’illisible lisière de l’Être

Je graverai tes signes

 

Autant m’avouer que

 jamais je ne te connaîtrai.

Autant te persuader

que je demeurerai,

 pour toi,

 une lointaine terra incognita.

Nous sommes des îles éparses

que nul archipel ne réunit.

Nous sommes des créatures

 des vastes océans,

peut-être ces habitants

des grands fonds

 aux yeux aveugles

qui chantent silencieusement

au creux de noirs abysses.

Ceci, chacun le sait depuis

le clair cristal de sa conscience

mais nul ne l’avouerait

 qu’au risque de se perdre.

 

Sur l’illisible lisière de l’Être

J’avancerai les yeux ouverts

   

Parfois est-il préférable

de mettre sa lucidité

sous le boisseau.

Ne le ferions-nous

 et l’haleine glaciale

de l’aporie

 figerait notre dos,

ferait naître en nos reins

de minuscules

mais dangereux icebergs.

Pouvons-nous,

sur cette Terre,

connaître une autre mesure

que celle de l’absurde,

une autre réalité

que celle de l’insensé,

éprouver un autre sentiment

que celui d’une folie racinaire

qui ne rêve que

de nous faire rejoindre

cette glaise originelle,

nous y inscrire

pour l’éternité ?

Certes, tu trouveras

 mon propos

 bien fuligineux,

mes paroles pessimistes,

mes idées stériles.

 Mais, en ton fond,

tu sentiras,

comme l’on éprouve

un frisson

 sous l’impulsion

d’un vent soudain,

ce tourment qui ne sera

que confirmation de mes dires,

fussent-ils funestes,

eussentt-ils dessiné

la forme étique

d’un non-sens.

 

Sur l’illisible lisière de l’Être

J’inventerai la forme

de ton bonheur

 

Hors ce préambule,

force m’est destinée

de te dire selon Celle-que-tu-es.

Ta Forme, mais sans doute

le qualificatif est-il excessif,

ton Esquisse plutôt est celle

de-qui-vient-au-Monde

dans l’incertitude de soi,

dans l’incomplétude,

dans une manière

de gris désarroi.

La mélancolie

est le ton

qui te définit

le mieux.

C’est à peine

si tu te détaches

d’un fond blanc

maculé de taches.

 Confirme mon impression,

ce blanc,

c’est bien le Néant

en personne,

ces taches ce sont bien

des tentatives d’exister

qui s’annulent à même

 leur illusoire prétention ?

 

Sur l’illisible lisière de l’Être

Je donnerai acte à ta joie

 

En vérité,

 tu es un Être

 traversé de néant,

griffé de nullité,

comme retenu,

sinon aspiré par le Vide

d’où tu proviens.

 Sais-tu qu’à prétendre vivre,

est attachée

une incroyable audace ?

 Il faut une force inouïe

 pour s’extraire du Néant,

pour refuser,

chaque jour qui passe,

ses attraits,

ses aimantations.

Saurait-on,

à l’orée de sa naissance,

le violent combat qu’est la vie

et nous retournerions sans délai

dans le non-lieu,

le non-temps

qui nous abritaient.

 

Sur l’illisible lisière de l’Être

Je poserai les contours

De ton épiphanie

 

Tes cheveux ?  

Une sorte de vague résille,

 un aria d’épines,

une jonglerie de rien.

Ta tête ?

Rouge, entre Alizarine

et Ponceau,

simple giclure de sang.

Ta tête ?

Un visage à la Basquiat

avec ses orbites vides,

la herse visible des dents,

 les joues mangées

par quelque lèpre,

une apparition-occultation,

 une avancée-retrait

dans l’illisible du siècle.  

Tes bras ?

Deux angles vifs,

ils enserrent ta tête

dans un étau.

Ton corps,

 ton corps de haute lassitude,

ton corps d’invisible présence,

 qu’est-il que je ne saurais saisir ?

Corps-canopée

en son inatteignable figure ?

Corps-lagune

livré aux vents mauvais ?

Corps-mangrove

déchiqueté par les pinces

des crabes ?

 Corps-brume

sans réelle consistance ?

Corps-diaphane,

on pourrait le franchir

sans même s’en apercevoir.

 Ou bien déroutant

Corps-astral,

 traversé de forces mystérieuses,

Corps de Lotus et de Chakras,

Corps-quintessencié

 qui n’aurait plus,

pour paraître

que le motif

de sa propre lisière ?

 

Sur l’illisible lisière de l’Être

J’appliquerai le calque

De ton Corps

 

Rien de ce qui fait sens

 pour moi n’est présent.

Nulle poitrine.

Nul bourgeon

mimant des aréoles.

 Nul ombilic

en sa mince doline.

Nulle clairière du sexe

avec son lumineux appel.

 Et tes jambes,

Disséminées,

 de-ci, de-là,

on penserait

 à des pattes d’insectes,

elles disent

dans cette bizarre posture

 ton à peine appartenance

 à l’espèce humaine.

Oui, je sais, tu n’es

qu’une Esquisse

sur un subjectile,

un ensemble

de traits tâtonnants,

de reprises et de biffures,

d’affirmations et d’effacements,

 d’avancées et de retraits.

Tu es à l’image de tout exister,

 à l’image de la Femme que tu es,

je suis à l’image

de l’Homme que je suis.

Aujourd’hui, parvenus

au plein de nos êtres,

ou y tendant,

 nous avons oublié

 les prémisses

de notre venue sur Terre.

Nous ne vivons jamais

 qu’à être amnésiques.

A peine notre mémoire naissait,

 projetait dans le temps et l’espace

 ses milliers de boucles et d’arabesques

 et, déjà, il ne demeurait de nous

que ce Vide sidéral,

que cette nullité

 que nous nommions

« Vie »,

qui n’était

qu’effacement,

 perdition,

dépassement

de la lisière

 en direction

du Vaste Inconnu.

 

Sur l’illisible lisière de l’Être

J’écrirai ton Poème,

 le Poème de Qui-tu-es

en ton Énigme

 

ÊTRE

 

 

 

 

 

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