Œuvre : Barbara Kroll
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[En guise d’entrée dans ce poème. Ce dernier, nul ne le comprendra (j’ai souvent défendu la thèse selon laquelle comprendre un poème revenait à le détruire, alors détruisons, de cette manière nous nous rapprocherons de l’abîme), on ne le saisira donc qu’à ouvrir le préalable suivant. Les mots ici posés, l’ont été à partir de cette Esquisse telle que proposée par Barbara Kroll. Le jeu de langage s’est calqué au plus près des signes qui paraissent au travers de l’œuvre naissante. La parole du poème est adressée par le Narrateur au Sujet de la toile. Mais il faut percevoir, sous cette signification formelle de surface, une autre signification plus profonde qui interroge l’humain jusqu’en ses plus ultimes fondements. Ainsi, décrire les biffures, faire apparaître le néant, en appeler à un vide constitutif de l’œuvre en sa genèse, c’est, de facto, procéder à sa propre genèse apparitionnelle.
Aujourd’hui, enfin venus à nous dans la forme approximative que nous connaissons, notre épiphanie actuelle ne porte plus trace des phases constitutives de notre être-au-monde. Mais si nous présentons, ici et maintenant, un visage acceptable, c’est au simple motif que nos manque-à-être, nos balbutiements existentiels, nos failles les plus patentes, un lent travail du temps en a gommé la trop sévère réalité. Cependant disparition n’est nullement synonyme de total effacement.
Si, par un rapide exercice de l’imagination, nous retournons notre peau, nous y trouverons sans délai, coutures, scarifications, plaies, cicatrices, morsures et autres lésions qui ont émaillé, souvent, à l’aune de quelque ressentiment, les étapes de notre cheminement. Nos afflictions d’aujourd’hui, du moins j’en fais l’hypothèse, ne sont que des réactualisions de ces actes du passé, lesquels, en termes psychanalytiques se nomment « lapsus ». Tout comme une œuvre venant à sa forme accomplie, nous ne sommes qu’une série d’actes manqués que notre ego dissimule à sa façon sous maints fards. Tout exister se construit sur des décors en trompe-l’œil. Savoir ceci est déjà participer à son propre sauvetage.]
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Sur l’illisible lisière de l’Être
J’écrirai ton nom
Te tutoyer,
t’amener auprès de moi,
n’est-ce pas déjà
un geste inopportun ?
Jamais de familiarité
avec l’Étranger,
qui aussi bien pourrait
se dire l’Étrange.
Toujours une distance
s’établit de Toi à Moi
car nous n’habitons
nullement
le même territoire.
Vois-tu, malgré les essais
d’alliance,
de rapprochement,
d’amour peut-être,
la distance entre les Vivants
est immense
qui, le plus souvent,
se donne tel
un vertigineux abîme.
Je te sais exister en toi.
Tu sais ma propre posture
en qui-je-suis
Nous savons
la profondeur
de la douve
qui nous sépare
dont rien ni personne
ne comblera la faille.
Vérité infrangible
de notre mortelle condition.
Mortelle, oui,
nous en sommes assurés
car, en nous,
autant de mort
que de vie,
en nous
autant de blanc
que de noir,
en nous
autant de joie
que de tragique.
Sur l’illisible lisière de l’Être
Je graverai tes signes
Autant m’avouer que
jamais je ne te connaîtrai.
Autant te persuader
que je demeurerai,
pour toi,
une lointaine terra incognita.
Nous sommes des îles éparses
que nul archipel ne réunit.
Nous sommes des créatures
des vastes océans,
peut-être ces habitants
des grands fonds
aux yeux aveugles
qui chantent silencieusement
au creux de noirs abysses.
Ceci, chacun le sait depuis
le clair cristal de sa conscience
mais nul ne l’avouerait
qu’au risque de se perdre.
Sur l’illisible lisière de l’Être
J’avancerai les yeux ouverts
Parfois est-il préférable
de mettre sa lucidité
sous le boisseau.
Ne le ferions-nous
et l’haleine glaciale
de l’aporie
figerait notre dos,
ferait naître en nos reins
de minuscules
mais dangereux icebergs.
Pouvons-nous,
sur cette Terre,
connaître une autre mesure
que celle de l’absurde,
une autre réalité
que celle de l’insensé,
éprouver un autre sentiment
que celui d’une folie racinaire
qui ne rêve que
de nous faire rejoindre
cette glaise originelle,
nous y inscrire
pour l’éternité ?
Certes, tu trouveras
mon propos
bien fuligineux,
mes paroles pessimistes,
mes idées stériles.
Mais, en ton fond,
tu sentiras,
comme l’on éprouve
un frisson
sous l’impulsion
d’un vent soudain,
ce tourment qui ne sera
que confirmation de mes dires,
fussent-ils funestes,
eussentt-ils dessiné
la forme étique
d’un non-sens.
Sur l’illisible lisière de l’Être
J’inventerai la forme
de ton bonheur
Hors ce préambule,
force m’est destinée
de te dire selon Celle-que-tu-es.
Ta Forme, mais sans doute
le qualificatif est-il excessif,
ton Esquisse plutôt est celle
de-qui-vient-au-Monde
dans l’incertitude de soi,
dans l’incomplétude,
dans une manière
de gris désarroi.
La mélancolie
est le ton
qui te définit
le mieux.
C’est à peine
si tu te détaches
d’un fond blanc
maculé de taches.
Confirme mon impression,
ce blanc,
c’est bien le Néant
en personne,
ces taches ce sont bien
des tentatives d’exister
qui s’annulent à même
leur illusoire prétention ?
Sur l’illisible lisière de l’Être
Je donnerai acte à ta joie
En vérité,
tu es un Être
traversé de néant,
griffé de nullité,
comme retenu,
sinon aspiré par le Vide
d’où tu proviens.
Sais-tu qu’à prétendre vivre,
est attachée
une incroyable audace ?
Il faut une force inouïe
pour s’extraire du Néant,
pour refuser,
chaque jour qui passe,
ses attraits,
ses aimantations.
Saurait-on,
à l’orée de sa naissance,
le violent combat qu’est la vie
et nous retournerions sans délai
dans le non-lieu,
le non-temps
qui nous abritaient.
Sur l’illisible lisière de l’Être
Je poserai les contours
De ton épiphanie
Tes cheveux ?
Une sorte de vague résille,
un aria d’épines,
une jonglerie de rien.
Ta tête ?
Rouge, entre Alizarine
et Ponceau,
simple giclure de sang.
Ta tête ?
Un visage à la Basquiat
avec ses orbites vides,
la herse visible des dents,
les joues mangées
par quelque lèpre,
une apparition-occultation,
une avancée-retrait
dans l’illisible du siècle.
Tes bras ?
Deux angles vifs,
ils enserrent ta tête
dans un étau.
Ton corps,
ton corps de haute lassitude,
ton corps d’invisible présence,
qu’est-il que je ne saurais saisir ?
Corps-canopée
en son inatteignable figure ?
Corps-lagune
livré aux vents mauvais ?
Corps-mangrove
déchiqueté par les pinces
des crabes ?
Corps-brume
sans réelle consistance ?
Corps-diaphane,
on pourrait le franchir
sans même s’en apercevoir.
Ou bien déroutant
Corps-astral,
traversé de forces mystérieuses,
Corps de Lotus et de Chakras,
Corps-quintessencié
qui n’aurait plus,
pour paraître
que le motif
de sa propre lisière ?
Sur l’illisible lisière de l’Être
J’appliquerai le calque
De ton Corps
Rien de ce qui fait sens
pour moi n’est présent.
Nulle poitrine.
Nul bourgeon
mimant des aréoles.
Nul ombilic
en sa mince doline.
Nulle clairière du sexe
avec son lumineux appel.
Et tes jambes,
Disséminées,
de-ci, de-là,
on penserait
à des pattes d’insectes,
elles disent
dans cette bizarre posture
ton à peine appartenance
à l’espèce humaine.
Oui, je sais, tu n’es
qu’une Esquisse
sur un subjectile,
un ensemble
de traits tâtonnants,
de reprises et de biffures,
d’affirmations et d’effacements,
d’avancées et de retraits.
Tu es à l’image de tout exister,
à l’image de la Femme que tu es,
je suis à l’image
de l’Homme que je suis.
Aujourd’hui, parvenus
au plein de nos êtres,
ou y tendant,
nous avons oublié
les prémisses
de notre venue sur Terre.
Nous ne vivons jamais
qu’à être amnésiques.
A peine notre mémoire naissait,
projetait dans le temps et l’espace
ses milliers de boucles et d’arabesques
et, déjà, il ne demeurait de nous
que ce Vide sidéral,
que cette nullité
que nous nommions
« Vie »,
qui n’était
qu’effacement,
perdition,
dépassement
de la lisière
en direction
du Vaste Inconnu.
Sur l’illisible lisière de l’Être
J’écrirai ton Poème,
le Poème de Qui-tu-es
en ton Énigme
ÊTRE