Œuvre : Barbara Kroll
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Chair de plénitude,
tu nous interroges si fort
sur Nous
sur l’Autre, sur le Monde
Chair de plénitude
En ce temps
où la guerre fait rage,
en ce temps où les hommes
semblent avoir perdu
leurs repères,
leur raison,
comment pourrais-je
me détourner de Toi ?
Certes, tu n’es qu’Esquisse
sur une toile
mais Esquisse présente
bien au-delà
de ta forme,
de ta teinte,
de ta posture.
Une Esquisse en Soi
qui réhausse le sentiment
que je peux avoir de moi.
C’est étrange et rassurant
cette vertu de l’art
de métamorphoser
Celui Celle
qui s’y adonnent avec ardeur,
de les ôter à eux-mêmes,
de les déposer au lieu
où ils pourront éprouver
une heureuse complétude.
Chair de plénitude,
Tu nous interroges si fort
Sur Nous
Sur l’Autre, sur le Monde
Chair de plénitude
Te pensant,
t’imaginant,
te nommant,
toujours je trouve
le sublime mot de
PLÉNITUDE
Telle Celle que tu es,
tu es une manière d’orient
qui m’indique le chemin
vers Modigliani,
vers « Nu couché ».
Même carnation,
même corps souple
offert à la vue,
même confiance
en la vie,
même liberté
à l’intérieur de Toi.
Certes tu es plus pudique
que « Nu couché »,
mais ceci n’est-il peut-être
qu’une réserve provisoire.
Si la forme diffère,
le fond consone.
Chair de plénitude,
Tu nous interroges si fort
Sur Nous
Sur l’Autre, sur le Monde
Chair de plénitude
C’est une véritable
Ode à la Joie
qui se lève de vos deux figures.
Eloignées dans le temps,
unies dans l’identique du dire.
Mais c’est Toi que je vais
regarder maintenant.
Toi et le Monde
qui paraît si près
de sa fin.
La vague souple
de tes cheveux
n’est-elle le signe
de ce généreux abandon
qui semble te combler
et te porter hors de toi
vers qui voudra bien
t’apercevoir
selon ta propre vérité.
Tes yeux clos ne le sont-ils
qu’à biffer le Monde
en quelque sorte,
à l’abandonner
à sa propre finitude ?
Chair de plénitude,
Tu nous interroges si fort
Sur Nous
Sur l’Autre, sur le Monde
Chair de plénitude
Ta peau soyeuse,
que tend une chair pulpeuse,
se pare de si heureuses touches !
En Toi, une lumineuse palette
qui dit l’intensité de la vie,
l’urgence de te donner
au bonheur sans réserve.
Uniquement des couleurs
de félicité :
Coquille d’œuf
qui dit sa discrétion,
l’atténuation de la lumière ;
Chair qui affirme sa densité ;
Saumon et déjà tu remontes
à ta source ;
Dragée et tu rejoins
les rives radieuses
de ton enfance.
Chair de plénitude,
Tu nous interroges si fort
Sur Nous
Sur l’Autre, sur le Monde
Chair de plénitude
Et ce linge rouge
qui t’entoure,
ce Rosso Corsa
plus vif que la Pourpre,
est-il large fauteuil,
tenture ou fond
d’où tu proviens,
un genre d’incendie
dont nul ne connaît la raison,
que nul ne pourrait éteindre ?
n’est-il tout uniment l’épiphanie
d’une félicité intérieure
qui traverse ton corps
et bourgeonne à la façon
de l’éclosion d’une fleur,
singulièrement d’une rose ?
Nullement le bouton
replié sur lui-même,
mais plutôt
le déploiement
des pétales,
le luxe ouvert
de la fragrance,
la tête vous tourne
à son contact mais
le vertige est délicieux,
il est réminiscence
des temps anciens,
il est floraison
des souvenirs éteints.
Chair de plénitude,
Tu nous interroges si fort
Sur Nous
Sur l’Autre, sur le Monde
Chair de plénitude
L’un de tes bras suit
la diagonale de ton corps
dans un geste de protection.
De quoi est-il le signe :
d’une pudeur native ?
D’une retenue
en ton intime ?
D’une crainte vis-à-vis
des syncopes du Monde ?
L’autre bras est
une longue liane
qui épouse ton flanc,
semble le flatter.
Une jambe est relevée et pliée
sur laquelle ta tête prend appui.
L’amande de ton sexe
est visible,
à la manière de celle
d’une Jeune Fille nubile
qui, encore, n’aurait connu
le signe de la défloration.
Et, en quelque sorte,
tu serais en-toi-hors-de-toi,
en voyage pour
une nuptiale cérémonie.
Certes, tu souhaiterais devenir,
en un seul et unique
trait de ta volonté,
devenir l’Épousée
du Monde,
mais l’Épousée
d’un Monde heureux,
débarrassé de ses scories,
dispensé de ses maux,
exhumé de ses biffures,
un Monde sans hébétude
ni servitude,
un Monde
sans négritude
ni solitude,
mais surtout
un Monde
de quiétude,
de plénitude,
car seulement à ce prix
la vie vaut d’être vécue,
d’être éprouvée en sa pulpe
douce comme la pêche,
souple comme la pluie,
veloutée comme
la joue du nouveau-né.
Oui, nous avons
un réel besoin
de renaître
à nous-même,
aux Autres,
de même que le Monde
a besoin de retrouver
les traces de son origine,
une blancheur,
une page vierge
où rien ne figure
que la pure
possibilité d’être,
de devenir.
Un sourire
à l’orée du Vivant,
un regard empli
de la lumière
des choses.
Chair de plénitude,
Tu nous interroges si fort
Sur Nous
Sur l’Autre, sur le Monde
Chair de plénitude