« Entre sel et ciel
Pointe de l’Angle »
Photographie : Hervé Baïs
***
« Un signe nous sommes,
privé de sens … »
Hölderlin
« Mnémosyne »
*
Comme un signe sur l’eau
Un chemin s’ouvre
Nous faut-il le suivre ?
Vois-tu, il en est de la vie
comme des choses,
elle passe, suit son cours
et toujours nous sommes
orphelins de son être.
Toujours nous sommes
en avance.
Toujours nous sommes
en retard.
Y a-t-il eu,
au moins une fois
dans notre existence,
cet instant magique
qui nous eût permis
de coïncider
avec nous-même,
d’être en accord,
de sentir,
au fond de nous,
le fruit d’une plénitude ?
Nous cherchons,
nous lançons nos mains en avant,
mais nous ne saisissons jamais
que notre propre effroi,
notre propre vide.
As-tu- déjà éprouvé,
Toi l’Étrangère,
dans le pli secret
de ta chair,
plus qu’une once
de solitude,
une réelle joie
de te percevoir
en ton entièreté,
de ne nullement laisser,
derrière toi,
ces traces de perdition
qui te déterminent
en ton fond ?
Nous, les Hommes,
vous les Femmes,
sommes des archipels
qu’une eau claire a désertés,
il ne demeure qu’un
sable infertile qui,
loin de nous réunir,
nous disperse,
pareil à ce pollen printanier
qui, jamais, ne connaît
le lieu de sa destination.
Il erre, de-ci, de-là,
se confiant à ce qu’il croît
être son destin
mais qui n’est
que pure perdition.
Comme un signe sur l’eau
Un chemin s’ouvre
Nous faut-il le suivre ?
Toi l’Étrangère
en ta native étrangeté,
- mais ne sommes-nous déjà
étrangers à nous-même ? -,
Toi qui poursuis
ton chemin à l’aveugle,
aperçois-tu le désespoir
qui nimbe ma tête
d’une auréole floue,
diaphane,
mes yeux y perdent
leur pouvoir de voir ?
Seules demeurent des larmes
pareilles à un cristal vibrant.
Non, je ne cherche
nullement
ta compassion.
Non, je ne cherche
nullement
ton amour.
Non, je ne cherche
nullement
ta considération.
Compassion est inutile.
Amour, jamais,
n’est exaucé.
Considération est toujours
considération de Soi.
Ceci, l’Étrangère,
tu le sais,
ceci qui nous désigne
tels des Iliens
dont même l’Île
aurait perdu ses contours,
se dispersant parmi
les flots de l’incertitude.
Me trouveras-tu
pessimiste ?
penseur triste ?
Homme aux
abyssales pensées ?
S’il en est bien ainsi,
tu auras tracé
les limites d’une Vérité,
tu auras donné
à la Condition Humaine,
dont je suis l’illisible fragment,
ses lettres de noblesse.
L’Humaine Condition est bâtie
autour d’un vide
et les milliers de langages
de notre hystérique Babel
n’y pourront rien changer.
Jamais le vide
ne s’habille de paroles,
le vide est silence,
le silence est le chiffre
du nul et du non avenu.
Le silence est la matière
qui nous habite avec sa
plus constante détermination.
Parfois nous croyons
proférer des sons,
articuler des mots
mais ce sont les mots,
les sons qui abusent de nous,
se jouent de qui-nous-sommes,
nous faisant croire
à notre illusoire prestige.
Nous ne possédons
nullement le Langage,
c’est le Langage
qui nous possède
et décide de nous
jusqu’en nos murmures
les plus inaperçus.
Comme un signe sur l’eau
Un chemin s’ouvre
Nous faut-il le suivre ?
Toi, L’Étrangère,
je vois ton regard se porter
sur ce lumineux paysage.
Je devine, en toi,
ces milliers de ruisselets
d’un espoir qui voudrait
la transparence,
qui voudrait le SENS,
au moins une fois accompli.
Oui, ce paysage est beau
qui pourrait se décliner
sous les mots de Joie,
de Félicité, de Bonheur.
Certes, mais tu le sais,
tout comme moi,
un mot s’absente
qui fait s’écrouler
le château de sable
de nos croyances.
Ce mot qui manque,
ce mot qui résonne
de sa privation,
je le vois se former
sur la douce pulpe
de tes lèvres,
je le vois s’inscrire
en lettres Majuscules
sur le parchemin
de ta peau :
SACRÉ
Ce que disait le Poète Hölderlin,
c’était bien la perte du Sacré,
les dieux nous sont loin
dont nous n’entendons
plus la voix.
Ayant perdu les dieux,
nous nous sommes perdus
à nous-même,
nous avons fait
de notre solitude
le lieu d’une geôle.
Mais regardons
tant qu’il est encore temps
et disons la Beauté en son
immédiate signification.
Le Ciel court là-haut,
tout là-haut,
là où sont les dieux
qui ne cherchent
même plus à nous voir,
le Ciel est leur seule patrie,
le Ciel est leur seule ouverture.
La Terre est parcourue
de trop de failles,
la Terre est semée
de lézardes dans lesquelles
les Hommes se fourvoient.
De fins Nuages,
à peine une gaze,
glissent sous la
pellicule du Ciel.
Peut-être ne sont-ils
qu’une joie qui s’efface
et s’épuise à nous dire leur être,
nous ne le voyons pas.
Blanche est la ligne de l’Horizon.
Pure est la ligne de l’Horizon
qui se dissout dans la résille dense
de notre indifférence.
L’Eau est une grande
plaine neigeuse,
un genre d’âme qui flotte
et ne connaît nulle limite.
L’onde est si claire,
si lumineuse,
nos yeux s’y abîment
et en ressortent éblouis,
égarés.
Ils ne savent plus y lire
la belle mesure de la Poésie,
ils ne savent plus y déchiffrer
la lettre de ce qui vient à nous
dans la pure faveur,
la grâce infinie des choses.
Et que sont ces Bâtons Noirs
qui émergent du Néant ?
Et que sont ces Portiques,
vers quel Mystère
nous conduisent-ils
dont nous avons désappris
le singulier alphabet ?
Nous sommes placés là,
entre Ombre et Lumière,
nous sommes d’étranges
Clairs-Obscurs,
des êtres de Présence
dont une Absence
vient aussitôt ôter
la prétention à être.
Vois-tu, L’Étrangère,
si je peux te rassurer,
c’est à moi que je suis
le plus Étranger.
J’ai perdu le chemin
du Sacré,
celui qui dit l’Être
en sa multiple splendeur.
Mon propre chemin,
si tu m’as suivi.
M’aideras-tu
à le retrouver ?
Je suis si séparé
de-qui-je-suis,
je suis la Césure même
par laquelle le Vers se dit,
je suis le Milieu du Gué.
Aide-moi à franchir
la distance
qui me sépare de moi.
Là seulement sera
la réponse à l’énigme.
Deux moitiés assemblées
forment-elles une Unité ?
Es-tu cette Moitié
au gré de laquelle
gagner ma complétude ?
Non, ne réponds pas,
le Silence sera ta réponse,
l’Attente ma Joie.
Comme un signe sur l’eau
Un chemin s’ouvre
Nous faut-il le suivre ?