« Entre sel et ciel »
Etang de Leucate
Photographie : Hervé Baïs
***
sommes-nous le nom ?
Toujours nous errons quelque part
au large de nous-même
mais nous ne savons guère
quel est le lieu
de notre navigation,
le terme de notre voyage.
Déjà, enfant, nous n’étions
guère à nous, partagé
que nous étions
entre des Parents
certes aimants
mais dont nous étions
une manière de possession,
au moins symbolique.
De quel écueil
sommes-nous le nom ?
Comment nous trouva
notre âge adolescent,
si ce n’est sur cette ligne flottante,
cette sorte de césure s’installant
entre ses premières amours
et un Soi aux illisibles frontières ?
Et notre âge mûr, bien plutôt
que de nous délivrer
de nos angoisses,
de nos cauchemars
nous précipita,
tête la première,
dans cet abîme du temps.
Nous arrimions nos bras
au bord de la faille,
conscients cependant
que l’heure s’écoulerait
et nous avec elle.
Que dire de l’arrivée
de notre vieillesse
si ce n’est que, plus
qu’une césure, une faille,
elle est dépossession de Soi,
les rémiges qui, autrefois,
assuraient notre vol,
les voici dispersées
aux quatre vents
et nous sommes des Icare
dont le vol hauturier,
bientôt, s’interrompra,
trouvera sa chute
et nous n’aurons
même plus de langage
pour témoigner
de notre désarroi.
De quel écueil
sommes-nous le nom ?
Toujours nous avons
pensé ceci,
notre finitude en sa
braise la plus vive.
Pourquoi aujourd’hui,
brasille-t-elle
avec tant de force ?
Nous en sentons le feu
tout au bord de notre visage
comme si nos traits intimes,
singuliers,
l’emblème de qui-nous-sommes
se réduirait bientôt à néant.
Nous aurions trop tiré
sur notre peau de chagrin.
De notre peau
plus de trace visible.
De notre chagrin
la rutilante clarté.
De quel écueil
sommes-nous le nom ?
Pourquoi, en cet aujourd’hui
qui devrait être si beau,
nous sommes vivants,
n’est-ce pas ?
Pourquoi de telles
idées sombres
nous assaillent-elles ?
Pourtant, devant nos yeux,
l’image est belle qui dit la Nature
en son éternelle faveur.
Le Ciel est une suie haut levée,
un voile nous dissimulant
les rivages de l’Eternité.
Puis le Ciel se décolore,
devient lisse, diaphane,
il fait penser au fin
duvet de l’oiseau,
à l’écume d’une naissance,
à la virginité
de la fleur de lotus.
Nous sommes heureux
de ceci et pourtant,
nous sentons nous frôler
de noirs freux,
des oiseaux de malédiction.
Pourquoi ne peuvent-ils supporter
l’étincelle d’une mince joie ?
Qui sont ces freux
qui croassent et criaillent ?
Des métaphores de la Mort ?
La croix de nos péchés
cloués en plein Ciel ?
L’ombre d’une malédiction
depuis toujours
à nous destinée ?
De quel écueil
sommes-nous le nom ?
L’horizon est une ligne
blanche cendrée,
un mot à peine murmuré
sur la marge du jour.
Il y a beaucoup de paix
en cette paisible venue.
Il y a encore beaucoup d’espoir
à pousser devant Soi
et pourtant notre Ciel s’obombre
de bien funestes couleurs.
Est-on perdu à jamais
dès que l’on vient au monde ?
Non, la question n’est
nullement puérile.
Elle sort simplement
d’une tête assiégée par la peur
car la Lumière baisse
et les paupières sont étrécies
qui filtrent les messages
du Monde.
Il fait noir soudain
et la tête est un chaudron
où bouillonnent des idées
de soufre et de geysers.
De quel écueil
sommes-nous le nom ?
L’eau est étale, calme, lisse,
seulement quelques rides
près du rivage
et la palme d’une félicité
partout étendue.
Cependant, que viennent
nous dire ces piquets
qui sortent de la vase
et se disposent
à trouer le Ciel ?
Cependant, que profère
cette barque où seules
la proue et la poupe
émergent du fond lacustre ?
Que connaissent les
planches de la carène
sinon les ondes silencieuses
d’un Néant infini ?
Nul n’en peut sonder
le vertigineux abîme.
Que nous dit ce beau paysage
que nous savons depuis toujours
mais dont nous ne voulons
entendre le cri secret
et nous enfonçons
dans les conques de nos oreilles
d’épais bouchons de cire,
et nous obturons nos yeux
de lourds opercules,
et nous intimons à nos gestes
l’immobile attente,
et nous immergeons notre esprit
dans un fluide glacial
et nous cernons notre âme
d’une ouate dense
qui est pareille
à une blanche geôle ?
sommes-nous le nom ?
Que nous dit l’ÉCUEIL
en son lexique si étroit,
il pourrait bien disparaître
et alors nous serions SEUL
face à l’Eau,
face au Ciel.
Nous serions SEUL
face à notre SOLITUDE.
De quel écueil
sommes-nous le nom ?