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11 juin 2022 6 11 /06 /juin /2022 13:28
Elle, Rêveuse en son retrait

 

Peinture : François Dupuis

 

***

   [Avant-texte

 

Quelle forme d’expression destiner à la Peinture ?

 

   Regarder une peinture n’est pas simple affaire de vision, de perception, comme si l’on observait une chose puis on l’abandonnait à son être de chose sans plus s’en soucier. Regarder une Peinture, en une certaine façon, c’est accepter de s’y immerger, de s’y immoler, de faire que notre être rejoigne son être. Car, identiquement à nous les Hommes, nous les Femmes, les choses ont un être dont jamais elles n’abdiquent qu’à l’aune d’un regard inadéquat les visant et les laissant tels de vulgaires objets. Le problème d’un langage dédié à l’Art est toujours celui de son adéquation à l’objet dont il traite. Ou bien l’on s’engage dans une prose dite « savante » et l’on bâtit des hypothèses sur l’œuvre, créant, en quelque sorte, une œuvre au second degré dont la pertinence, parfois, laisse à désirer. Ou bien l’on se contente d’énoncés prosaïques, quotidiens, si l’on veut, mais alors on risque de sombrer dans la première immanence venue. Ou bien encore, et c’est le parti-pris du texte ci-dessous, l’on s’essaie à « poétiser » et l’on risque, tout simplement, de se situer à côté de l’œuvre, d’en réaliser une copie qui ne soit nullement conforme à son essence. On voit combien ici, se pose une difficulté dont les termes sont de nature métaphysique. « Métaphysique » au sens d’un « au-delà », d’un « en-dehors » de ce qui est à considérer, telle Toile, qui ne pourra plus reconnaître son portrait dans les traits qui seront censés en représenter la réalité.

   La « réalité », voici où le bât blesse, car comment pourrions-nous parler de « réel » pour une œuvre qui, précisément, tâche de s’éloigner d’une simple mimèsis, d’une reproduction du visible pour témoigner de l’invisible. Oui, de l’invisible car si cette Peinture se donne à nous au terme d’un procès de visibilité, (il faut bien que la « chose » fasse phénomène afin que nous en apercevions le motif), elle ne peut pour autant prétendre demeurer dans ce statut qui la ramènerait à la condition d’une existentialité, par exemple à la fonction d’un outil et de sa mesure utilitaire. « L’Art est inutile », disait Ben en son temps, et c’est bien cette « inutilité » qui désigne sa grandeur et l’exception qu’elle est pour un œil qui sait voir.

   Mais revenons au langage et à sa forme. Un texte d’allure « poétique » convient-il pour rendre compte d’une forme plastique ? N’y a-t-il décalage, usurpation d’identité ? La soi-disant « poésie » se donnant en lieu et place de la Peinture dont elle est censée faire apparaître la nature ? Certes, sans doute la voie « poétique » paraît n’être pas la voie la plus indiquée. Mais, en vrai, nul commentaire d’une œuvre ne nous assure de sa parfaite cohérence. Et même un langage intérieur, né d’une contemplation de l’œuvre, est déjà interprétation, est déjà cette manière d’irisation, de tremblement, d’écho qui miment la Chose de l’Art sans en bien respecter la sincérité, la vérité.

Penser est déjà déformer

Ecrire est déjà métamorphoser

 

   Tout ceci pose le problème des « correspondances », si bien évoqué par Baudelaire. Les Choses se répondent-elles vraiment ou bien est-ce seulement une vue de l'esprit ?

 

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

 

   Je ne sais si « Rêveuse » répond et à quoi elle répond, comment elle répond. En tout cas, pour moi, en ce matin estival, « Rêveuse » se donnait sous le vague intitulé de « poétiser ». Je ne sais si les Lectrices et Lecteurs répondront à ceci qui est pure subjectivité, affinité avec ce qui se présente et qui, au cours des jours, selon les inclinations du moment, se décline de telle ou de telle manière. Merci en tout cas à François Dupuis de m’avoir confié sa belle Peinture. Puisse-t-elle trouver un écho quelque part.]

 

***

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Elle ne pourrait nous laisser indifférents

Il en est ainsi des êtres de mystère

Ils nous interrogent bien au-delà

De nos minces effigies

Elle Rêveuse en sa discrétion

Comment pourrions-nous rester en silence

Ne pas lui faire face 

Elle est Elle à seulement nous mettre

Dans l’embarras de qui nous sommes

Elle est Elle au gré de sa simple présence

De l’immobile en Elle advenu

Elle est Elle, qu’un aimable Destin

A placée sur notre chemin afin que

De la Beauté nous connaissions la venue

Nous admirions l’irrémissible don

Alors nous visiterait à jamais

Une image dont notre mémoire

Ne pourrait se distraire

Qui se placerait au foyer

De notre juste souci

Bien des événements se présentent à nous

Dont nous ignorons la subtile valeur

Le plus souvent nous cheminons

Å la pointe de nos êtres

Insoucieux de ce qui autour de nous

Porte le signe de l’ineffable.

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Hommes distraits nous le sommes

Depuis notre naissance

Nos perceptions ne sont qu’illusions

Dont la Mort seule biffera la trace

Méconnaître la Beauté reviendrait

Pour les Antiques à ignorer les dieux

Mais peut-on longtemps

Se détourner de l’Empyrée

Et poursuivre sa route

L’esprit serein, l’âme tranquille 

Nous voyons bien qu’à ignorer ce qui fait Sens

C’est nous-mêmes que nous condamnons

Å nous égarer dans l’erreur

Å nous détourner de la Vérité

La seule Lumière qui allume au fond de nos yeux

La lucidité, la nécessité de vivre en accord

Avec notre conscience, nullement de la renier

 

Alors, sûrs de ceci

De l’impérieuse loi du regard juste

Nous nous attardons longuement

Sur Celle que nous nommerons « Rêveuse »

Car il semble bien que ceci se donne

Comme sa possibilité immédiate d’être

De faire face au Monde, de tracer son sillon

Parmi les vagues toujours renouvelées de l’altérité

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Nous nommions les Antiques il y a peu

Et ceci n’est nul hasard tellement Rêveuse

Paraît Trouver son écho dans ce portrait dit du « Fayoum »

Comme si Elle et son Antique Modèle illustraient

Ces « Demoiselles d’Antinoé », ces mythes féminins

Ces pures beautés dont on pense

Qu’elles sont issues du rêve

Que si nous voulions les approcher

Elles s’évanouiraient tels les fils d’un songe

C’est bien en ceci que la Beauté

Est rayonnante

C’est bien en ceci que la Femme

Est l’Inaccessible

Qui nous regarde depuis

Le plus loin de son énigme

Combien cette Toile est belle

Å l’allure d’encaustique

Cette matière si pleine, si chaude

Si rassurante, si maternelle

Elle a le lustre d’une patine ancienne

La lueur d’une résine, la douceur d’une argile

Elle vient à nous pareille au semis d’un pollen

Et l’air se tisse de soie et les mots improférés

Résonnent à nos oreilles

Å la manière d’une généreuse confidence

D’un secret à nous destiné

 

Oui, Rêveuse parle en Elle

Comment pourrait-il en être autrement 

Les êtres de pure intériorité

Ne peuvent entretenir qu’avec eux-mêmes

Ce colloque dont ils s’abreuvent

Comme l’abeille le nectar

Parler haut serait consentir

Å détruire ce trésor, cette richesse

Parfois les choses gagnent-elles

Å être dissimulées

Et les flammes mouchées

En disent bien plus

Que les impétueux brasiers

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

Le lit de sa chevelure est une cendre légère

Å peine une ondée sur un chemin de poussière

Le front est haut, lisse, bombé

Lui qui recueille les chastes pensées

Certes nous pouvons y lire l’inquiètude d’exister

Mais loin d’être une retenue, une menace

C’est l’enclin métaphysique qui l’habite

Qui fait son murmure de source

Comme si son origine même était

Sur le point de sourdre, de se révéler

L’arc des sourcils est une parenthèse

En laquelle les yeux s’enchâssent

Deux billes d’obsidienne

Qui disent la nuit du regard

Ce pur domaine d’un onirisme

Il est une nervure qui prépare le jour

Attend la lumière, suppose l’intelligence

Nullement un coup de fouet

Le témoignage d’une profondeur

 

Le nez est droit qu’effleure

Une ligne de clarté

La bouche est discrète

Les lèvres à peine visibles

Elles disent le silence

Le précieux qu’il renferme

La douce poésie qu’il recèle

Une joue reflète un jour économe

L’autre s’allume d’un délicat clair-obscur

Ici les minces reflets nous disent

La joie qu’il y a à vivre dans le simple

Dans l’immédiatement éprouvé

Dans la sensation alanguie

 

Une perle orne l’oreille gauche

Presque inaperçue

Métaphore de Rêveuse

En sa native modestie

Le cou s’orne d’une dernière

Vague de douceur

Un fin chemisier entre Coquelicot

Et Nacarat clot le portrait

Coquelicot, cette fleur si discrète, si éphémère

Nacarat, une touche de velours, une empreinte de satin

Ces souples étoffes, en une certaine façon

Parlent le langage de Rêveuse

 

Une brise court sur l’eau sans la toucher

Pas de deux de gerridé, vol de libellule

Ce qui, léger paraît, a une inoubliabe saveur

Å peine le goût en effleure-t-il le palais

Il n’en demeure qu’une illisible trace

Une présence a été

Pareille à la nuée

D’une encre sympathique

Nul effacement n’en guidera le destin

Ce qui, une fois seulement

A prononcé le mot « Beauté »

Se teinte d’éternité

 

Elle, Rêveuse en son retrait

Nous atteint au pli le plus secret

 

 

***

Épilogue

Elle, Rêveuse en son retrait

                                      « Rêveuse »                        « Portrait du Fayoum »

                                  François Dupuis                        Source : Odysseum

  

 

   Ici, comme indiqué dans la chair vive du « poème », j’ai mis en relation « Rêveuse » de François Dupuis et « Portrait du Fayoum » tel qu’apparu au IIe siècle après J.-C dans les parages de la cité antique « d’Antinoé ». Je crois à une évidence des « correspondances » faisant se rejoindre, au-delà du temps, au-delà de l’espace, deux œuvres fécondées d’une identique empreinte. L’encaustique sur bois de cèdre et doré, de la représentation antique, vient confluer avec l’huile tout en douceur, tout en nuance que nous livre dans son somptueux écrin la délicatesse habituelle de François Dupuis. Même texture, même palette de tons chauds, terriens, lustrés, pareils à l’argile d’un vase millénaire, même douceur songeuse du regard, même interrogation qui traverse les Siècles, traverse les Toiles et nous bouleverse dans notre essence d’Hommes, de Femmes.

    Ici se dit, en quelques touches savantes, une part d’éternité. Si l’Art a bien une fonction, nous conduire à notre propre oubli, transcender l’espace et le temps, nous déposer ailleurs que là où nous sommes sur une Terre de pure Idéalité, alors voici son but atteint, nous en sentons la magnétique puissance au creux même de notre chair.

 

Y aurait-il plus belle lumière que celle-ci ?

Qui donc répondra en premier ?

Qui donc répondra en Vérité ?

 

   Nous sommes ici si près d’une Origine, nous percevons son bruit de source, nous nous abreuvons à sa claire évidence. C’est là qu’il nous faut demeurer, immobiles tels des Gisants, mais des Gisants atteints de Passion, sans doute la plus belle chose qui soit sous ce Ciel sans limites, sur cette Terre dont un jour nous avons émergé pour dire quelques paroles et retourner au silence.

 

Ce qui dit le plus : le Silence,

à condition qu’il soit habité.

Silence

 

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