Peinture : François Dupuis
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[Avant-texte
Quelle forme d’expression destiner à la Peinture ?
Regarder une peinture n’est pas simple affaire de vision, de perception, comme si l’on observait une chose puis on l’abandonnait à son être de chose sans plus s’en soucier. Regarder une Peinture, en une certaine façon, c’est accepter de s’y immerger, de s’y immoler, de faire que notre être rejoigne son être. Car, identiquement à nous les Hommes, nous les Femmes, les choses ont un être dont jamais elles n’abdiquent qu’à l’aune d’un regard inadéquat les visant et les laissant tels de vulgaires objets. Le problème d’un langage dédié à l’Art est toujours celui de son adéquation à l’objet dont il traite. Ou bien l’on s’engage dans une prose dite « savante » et l’on bâtit des hypothèses sur l’œuvre, créant, en quelque sorte, une œuvre au second degré dont la pertinence, parfois, laisse à désirer. Ou bien l’on se contente d’énoncés prosaïques, quotidiens, si l’on veut, mais alors on risque de sombrer dans la première immanence venue. Ou bien encore, et c’est le parti-pris du texte ci-dessous, l’on s’essaie à « poétiser » et l’on risque, tout simplement, de se situer à côté de l’œuvre, d’en réaliser une copie qui ne soit nullement conforme à son essence. On voit combien ici, se pose une difficulté dont les termes sont de nature métaphysique. « Métaphysique » au sens d’un « au-delà », d’un « en-dehors » de ce qui est à considérer, telle Toile, qui ne pourra plus reconnaître son portrait dans les traits qui seront censés en représenter la réalité.
La « réalité », voici où le bât blesse, car comment pourrions-nous parler de « réel » pour une œuvre qui, précisément, tâche de s’éloigner d’une simple mimèsis, d’une reproduction du visible pour témoigner de l’invisible. Oui, de l’invisible car si cette Peinture se donne à nous au terme d’un procès de visibilité, (il faut bien que la « chose » fasse phénomène afin que nous en apercevions le motif), elle ne peut pour autant prétendre demeurer dans ce statut qui la ramènerait à la condition d’une existentialité, par exemple à la fonction d’un outil et de sa mesure utilitaire. « L’Art est inutile », disait Ben en son temps, et c’est bien cette « inutilité » qui désigne sa grandeur et l’exception qu’elle est pour un œil qui sait voir.
Mais revenons au langage et à sa forme. Un texte d’allure « poétique » convient-il pour rendre compte d’une forme plastique ? N’y a-t-il décalage, usurpation d’identité ? La soi-disant « poésie » se donnant en lieu et place de la Peinture dont elle est censée faire apparaître la nature ? Certes, sans doute la voie « poétique » paraît n’être pas la voie la plus indiquée. Mais, en vrai, nul commentaire d’une œuvre ne nous assure de sa parfaite cohérence. Et même un langage intérieur, né d’une contemplation de l’œuvre, est déjà interprétation, est déjà cette manière d’irisation, de tremblement, d’écho qui miment la Chose de l’Art sans en bien respecter la sincérité, la vérité.
Penser est déjà déformer
Ecrire est déjà métamorphoser
Tout ceci pose le problème des « correspondances », si bien évoqué par Baudelaire. Les Choses se répondent-elles vraiment ou bien est-ce seulement une vue de l'esprit ?
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
Je ne sais si « Rêveuse » répond et à quoi elle répond, comment elle répond. En tout cas, pour moi, en ce matin estival, « Rêveuse » se donnait sous le vague intitulé de « poétiser ». Je ne sais si les Lectrices et Lecteurs répondront à ceci qui est pure subjectivité, affinité avec ce qui se présente et qui, au cours des jours, selon les inclinations du moment, se décline de telle ou de telle manière. Merci en tout cas à François Dupuis de m’avoir confié sa belle Peinture. Puisse-t-elle trouver un écho quelque part.]
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Nous atteint au pli le plus secret
Elle ne pourrait nous laisser indifférents
Il en est ainsi des êtres de mystère
Ils nous interrogent bien au-delà
De nos minces effigies
Elle Rêveuse en sa discrétion
Comment pourrions-nous rester en silence
Ne pas lui faire face
Elle est Elle à seulement nous mettre
Dans l’embarras de qui nous sommes
Elle est Elle au gré de sa simple présence
De l’immobile en Elle advenu
Elle est Elle, qu’un aimable Destin
A placée sur notre chemin afin que
De la Beauté nous connaissions la venue
Nous admirions l’irrémissible don
Alors nous visiterait à jamais
Une image dont notre mémoire
Ne pourrait se distraire
Qui se placerait au foyer
De notre juste souci
Bien des événements se présentent à nous
Dont nous ignorons la subtile valeur
Le plus souvent nous cheminons
Å la pointe de nos êtres
Insoucieux de ce qui autour de nous
Porte le signe de l’ineffable.
Elle, Rêveuse en son retrait
Nous atteint au pli le plus secret
Hommes distraits nous le sommes
Depuis notre naissance
Nos perceptions ne sont qu’illusions
Dont la Mort seule biffera la trace
Méconnaître la Beauté reviendrait
Pour les Antiques à ignorer les dieux
Mais peut-on longtemps
Se détourner de l’Empyrée
Et poursuivre sa route
L’esprit serein, l’âme tranquille
Nous voyons bien qu’à ignorer ce qui fait Sens
C’est nous-mêmes que nous condamnons
Å nous égarer dans l’erreur
Å nous détourner de la Vérité
La seule Lumière qui allume au fond de nos yeux
La lucidité, la nécessité de vivre en accord
Avec notre conscience, nullement de la renier
Alors, sûrs de ceci
De l’impérieuse loi du regard juste
Nous nous attardons longuement
Sur Celle que nous nommerons « Rêveuse »
Car il semble bien que ceci se donne
Comme sa possibilité immédiate d’être
De faire face au Monde, de tracer son sillon
Parmi les vagues toujours renouvelées de l’altérité
Elle, Rêveuse en son retrait
Nous atteint au pli le plus secret
Nous nommions les Antiques il y a peu
Et ceci n’est nul hasard tellement Rêveuse
Paraît Trouver son écho dans ce portrait dit du « Fayoum »
Comme si Elle et son Antique Modèle illustraient
Ces « Demoiselles d’Antinoé », ces mythes féminins
Ces pures beautés dont on pense
Qu’elles sont issues du rêve
Que si nous voulions les approcher
Elles s’évanouiraient tels les fils d’un songe
C’est bien en ceci que la Beauté
Est rayonnante
C’est bien en ceci que la Femme
Est l’Inaccessible
Qui nous regarde depuis
Le plus loin de son énigme
Combien cette Toile est belle
Å l’allure d’encaustique
Cette matière si pleine, si chaude
Si rassurante, si maternelle
Elle a le lustre d’une patine ancienne
La lueur d’une résine, la douceur d’une argile
Elle vient à nous pareille au semis d’un pollen
Et l’air se tisse de soie et les mots improférés
Résonnent à nos oreilles
Å la manière d’une généreuse confidence
D’un secret à nous destiné
Oui, Rêveuse parle en Elle
Comment pourrait-il en être autrement
Les êtres de pure intériorité
Ne peuvent entretenir qu’avec eux-mêmes
Ce colloque dont ils s’abreuvent
Comme l’abeille le nectar
Parler haut serait consentir
Å détruire ce trésor, cette richesse
Parfois les choses gagnent-elles
Å être dissimulées
Et les flammes mouchées
En disent bien plus
Que les impétueux brasiers
Elle, Rêveuse en son retrait
Nous atteint au pli le plus secret
Le lit de sa chevelure est une cendre légère
Å peine une ondée sur un chemin de poussière
Le front est haut, lisse, bombé
Lui qui recueille les chastes pensées
Certes nous pouvons y lire l’inquiètude d’exister
Mais loin d’être une retenue, une menace
C’est l’enclin métaphysique qui l’habite
Qui fait son murmure de source
Comme si son origine même était
Sur le point de sourdre, de se révéler
L’arc des sourcils est une parenthèse
En laquelle les yeux s’enchâssent
Deux billes d’obsidienne
Qui disent la nuit du regard
Ce pur domaine d’un onirisme
Il est une nervure qui prépare le jour
Attend la lumière, suppose l’intelligence
Nullement un coup de fouet
Le témoignage d’une profondeur
Le nez est droit qu’effleure
Une ligne de clarté
La bouche est discrète
Les lèvres à peine visibles
Elles disent le silence
Le précieux qu’il renferme
La douce poésie qu’il recèle
Une joue reflète un jour économe
L’autre s’allume d’un délicat clair-obscur
Ici les minces reflets nous disent
La joie qu’il y a à vivre dans le simple
Dans l’immédiatement éprouvé
Dans la sensation alanguie
Une perle orne l’oreille gauche
Presque inaperçue
Métaphore de Rêveuse
En sa native modestie
Le cou s’orne d’une dernière
Vague de douceur
Un fin chemisier entre Coquelicot
Et Nacarat clot le portrait
Coquelicot, cette fleur si discrète, si éphémère
Nacarat, une touche de velours, une empreinte de satin
Ces souples étoffes, en une certaine façon
Parlent le langage de Rêveuse
Une brise court sur l’eau sans la toucher
Pas de deux de gerridé, vol de libellule
Ce qui, léger paraît, a une inoubliabe saveur
Å peine le goût en effleure-t-il le palais
Il n’en demeure qu’une illisible trace
Une présence a été
Pareille à la nuée
D’une encre sympathique
Nul effacement n’en guidera le destin
Ce qui, une fois seulement
A prononcé le mot « Beauté »
Se teinte d’éternité
Elle, Rêveuse en son retrait
Nous atteint au pli le plus secret
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Épilogue
« Rêveuse » « Portrait du Fayoum »
François Dupuis Source : Odysseum
Ici, comme indiqué dans la chair vive du « poème », j’ai mis en relation « Rêveuse » de François Dupuis et « Portrait du Fayoum » tel qu’apparu au IIe siècle après J.-C dans les parages de la cité antique « d’Antinoé ». Je crois à une évidence des « correspondances » faisant se rejoindre, au-delà du temps, au-delà de l’espace, deux œuvres fécondées d’une identique empreinte. L’encaustique sur bois de cèdre et doré, de la représentation antique, vient confluer avec l’huile tout en douceur, tout en nuance que nous livre dans son somptueux écrin la délicatesse habituelle de François Dupuis. Même texture, même palette de tons chauds, terriens, lustrés, pareils à l’argile d’un vase millénaire, même douceur songeuse du regard, même interrogation qui traverse les Siècles, traverse les Toiles et nous bouleverse dans notre essence d’Hommes, de Femmes.
Ici se dit, en quelques touches savantes, une part d’éternité. Si l’Art a bien une fonction, nous conduire à notre propre oubli, transcender l’espace et le temps, nous déposer ailleurs que là où nous sommes sur une Terre de pure Idéalité, alors voici son but atteint, nous en sentons la magnétique puissance au creux même de notre chair.
Y aurait-il plus belle lumière que celle-ci ?
Qui donc répondra en premier ?
Qui donc répondra en Vérité ?
Nous sommes ici si près d’une Origine, nous percevons son bruit de source, nous nous abreuvons à sa claire évidence. C’est là qu’il nous faut demeurer, immobiles tels des Gisants, mais des Gisants atteints de Passion, sans doute la plus belle chose qui soit sous ce Ciel sans limites, sur cette Terre dont un jour nous avons émergé pour dire quelques paroles et retourner au silence.
Ce qui dit le plus : le Silence,
à condition qu’il soit habité.
Silence