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6 septembre 2023 3 06 /09 /septembre /2023 07:22
Diaphane et au-delà

« Avec Esther »

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Il faut partir du réel le plus concret, le tutoyer longuement, s’y frotter, peut-être même y abîmer la pulpe de ses doigts, le griffer de ses ongles, en éprouver la texture têtue, obstinée, la résistance existentielle, celle au gré de laquelle pouvoir se nommer « Vivant », cette bien étrange aventure, ce flottement éternel, cette inextinguible joute, ce pugilat de tous les instants, la remise de notre chair aux assauts infinis de la corruption. Certes reconnaître le réel pour tel qu’il est, en accepter le Principe, ce Destin pareil à une chape de plomb est une épreuve redoutable, la source d’une angoisse, le motif, parfois, d’une urticante mélancolie. Mais avons-nous le choix d’être différents de qui-nous-sommes, de nous exonérer de la part qui est la nôtre, de rêver longuement puis de dire de ce songe :

 

« Ceci est ma Vie, le sillon

dans lequel je veux inscrire

le moindre de mes actes,

la règle qui dictera

chacun de mes pas ».

 

   Non, l’on sent bien l’obsolescence en même temps que la vanité de cette pensée, le fait qu’elle tourne à vide dans le lieu désert d’une utopie.

    Certes, ceci nous l’éprouvons, mais malgré la mesure indépassable de cette vérité, nous glissons une écharde, nous introduisons un coin d’acier dans le tissu de l’exister, cultivant en secret le souhait d’en métamorphoser, à notre avantage, la pente déclive originelle. Encore, enfouie au plus profond, notre âme resurgit par instants, se révolte, se cabre et tente d’inverser le cours des choses. Qui n’a jamais tenté ceci est humain à l’économie, se réconfortant d’une illucidité qui le protège, pense-t-il, des avanies de toutes sortes. Combien cette attitude est approximative qui prend la crue invasive pour un simple chapelet de gouttes d’eau !

   Mais nous mettrons un terme à cette courte métaphore. Ne le ferions-nous et la menace de retomber en enfance ne ferait que rougeoyer tout au bout de notre nez. Il est des évidences qu’il faut savoir accepter. Cependant, rien ne nous empêche, du plein même de notre imaginaire, de dresser les tréteaux sur lesquels nous jouerons une scène à notre convenance. Ceci se nomme essor en direction d’un Idéal. Mais qui donc et au nom de quoi pourrait mettre à mal une telle inclination de notre âme ? Et, du reste, le vrai dialogue, le plus efficient, le plus vrai, n’est-il celui de notre âme avec elle-même dans la perspective d’une éthique bien comprise ? Mais refermons ici une parenthèse qui, bientôt, apparaîtrait à la manière d’un précepte moral. Nous ne sommes plus au temps antique des Stoïciens !

   Comme à l’accoutumée, notre pensée part d’une image dont elle se nourrit, souhaitant trouver en sa forme les provendes essentielles dont tirer quelque enseignement ou, d’une manière bien plus ordinaire, tâcher de percevoir une perspective esthétique. C’est toujours à un acte descriptif qu’il nous faut nous livrer, cherchant, au travers de ce balisage du réel, du positionnement de ses limites, des structures qui en déterminent le phénomène, à percevoir, sous la surface, quelque humus qui en assure la croissance. Car ce qui est essentiel dans ce geste de connaître, c’est bien de traverser ce réel, de rencontrer le pur diaphane, de saisir la transparence, de faire effraction au plein de l’opalescence, là où l’Être, diffusant sa sublime Essence, se livre en l’entièreté de sa Forme. Bien évidemment, ici, l’emploi des lettres Majuscules pour Être, Essence, Forme n’est nullement le résultat de quelque caprice, simplement un essai de dévoilement de ce qui, essentiel chez une Personne, une Chose, dit la totalité de sa Présence, ici et maintenant, sur cette Terre qui lui sert provisoirement d’écrin. L’on passe trop souvent près d’objets de méditation sans même remarquer la nécessité qu’il y a à faire halte, à regarder avec précision, à interroger, à faire de son propre Soi le point lumineux à partir duquel désobstruer ce qui vient à notre encontre sous le signe du ténébreux, de l’incompréhensible. Toujours il s’agit d’être en chemin, en avant de Soi, vers cet horizon qui nous met en demeure de le percevoir, d’en pénétrer les sibyllins arcanes.

   L’Endormie est troublante en raison même de ce mystère dont elle est porteuse, consciente ou à son insu. Nous opterons volontiers pour la seconde hypothèse car le sommeil ne prémédite nullement le contenu de ses positions, bien plutôt il les dispose à une libre venue de ce qui pourrait se produire ici et là, au hasard des configurations étoilées, des rencontres adventices, des brusques condensations qui mêlent, en un tout indistinct, la pluralité des êtres, des superpositions spatiales, des empiètements temporels. Donc l’Endormie est livrée à Soi, rien qu’à Soi, dans le plus grand danger de ne nullement coïncider avec qui elle est, de se dissoudre dans les inextricables mailles de l’altérité : celles du monde, des choses, des Existants entrés par effraction dans la cellule du songe. Cependant, son calme, sa supposée sérénité, font signe vers l’atteinte d’une quiétude intérieure dont, nous les Voyeurs, serions bien en peine d’atteindre les rives, de bourgeonner au seuil, peut-être, d’une révélation. Car, de toute évidence, Celle que nous observons connaît quelque lieu de sublime polarité : la rencontre d’une œuvre d’art, l’admiration d’un paysage sublime, la grâce d’un amour venu du fond des âges avec sa pure fragrance d’origine ?

   De l’image même, de sa lumière doucement inactinique, telle celle des anciens laboratoires où, dans un bain révélateur, se dévoilaient les grains d’argent du cliché, le visage émerge comme d’une brume légère posée au-dessus de quelque colline automnale. La chute des cheveux est un mince ruissellement, le front est lisse comme sous l’action d’un baume, les yeux clos sur une lumière intérieure, le gonflement des joues adouci de la brise du souffle, lèvres refermées sur les plis d’un long secret. Un bras est relevé qui soutient la tête, alors que l’autre bras échappe à notre curiosité, la fuite du cou puis l’invisible gorge que dissimule une vêture à minces bretelles. Nous sommes dans le partage de qui-nous-sommes, certes dans l’inquiétude légère, mais tout de même une question s’agite derrière le massif de notre front : cette étrange clarté couleur de miel et de safran, ce poudroiement de nectar, ce voile qui, posé sur l’Endormie, nous sépare d’elle tout autant qu’il nous convoque à son chevet, qui est-il pour instiller en notre âme, fascination et retrait, intérêt et détachement, enfin un sentiment aussi complexe que difficile à définir ? En tout cas il ne saurait nous laisser au repos. Quelque chose d’intérieur, à la manière d’une nécessité, nous intime l’ordre d’entrer dans la cité étrangère par quelque faille laissée vacante, par une étroite meurtrière, comme le ferait notre propre daimôn, cette voix indéfinissable, ce conseiller intime perçu comme « empêchement mystérieux », guide prudent d’un Destin toujours en avant de notre esquisse, de nos résolutions, de nos désirs les plus dissimulés.

   Et c’est bien ce daimôn qui a attiré notre attention sur ce fin nuage couleur de soufre, sur cette sorte de vitre qui nous sépare de Celle dont nous voudrions connaître le sort, percer jusqu’au moindre de ses souhaits. Alors, depuis le lieu qui se dit comme séparation, que nous reste-t-il, sinon le flou des hypothèses, leur fondation sur la fragilité d’un sable mouvant ? Mais plutôt nous projeter en quelque pays d’Utopie, ne nullement demeurer dans la mutité, dans l’incapacité d’articuler quelque discours intérieur, cette eau de fontaine qui s’écoule en nous pareil à un infini chapelet de gouttes. Ce que nous avons à dire, ceci : Endormie, jusqu’alors, se situait au-delà de cet écran de verre dépoli, face uniquement tournée vers ses satisfactions immédiates, vers l’accomplissement de ses désirs, vers ses hâtes existentielles, vers ses pulsions de vie, vers ses résolutions passionnelles, vers ses irrépressibles volontés, vers ses fulgurations réalisées à l’instant même de leur émission. Par rapport à Soi, elle était sans distance, mêlée au feu de ses désirs, immolée à l’urgence plénière de ses sensations. Elle vivait à l’intérieur même de sa gangue, soumise à la sombre vivacité de ses déterminations, tout comme la phalène collée à la cheminée de verre de la lampe ne vit qu’au rythme de la flamme qui la fascine et la soumet à la tyrannie de sa combustion. La mort de la flamme est l’équivalent de la mort de la phalène.

    Mais ici, il ne s’agit nullement de poursuivre cette métaphore mortifère, plutôt tirer du positif de ce qui se donne, au premier regard, comme du négatif. Endormie donc, si sa position actuelle ne semble en faire qu’une Soumise, une Abandonnée à la curiosité des regards, il faut l’envisager, bien au contraire, sous la forme de l’Éveillée la plus parfaite, d’une conscience portée au plus haut de ses possibilités. Et ceci pour la simple raison que cette léthargie n’est que de façade, en réalité reflet d’une atteinte de l’acmé de Soi. Un peu comme ces Sages hindous immobiles, drapés dans leur linge à plis, ces Sādhus libérés de la māyā, de l’illusion permanente du réel, parvenus au sommet de leur libération, fusion avec l’infini cosmique. Oui, l’évocation de cette Sagesse orientale convoque, le plus souvent, le sourire des Occidentaux que nous sommes, soi-disant imprégnés de Raison et saisis d’un esprit cartésien mettant en doute tout ce qui, hors de sa sphère d’intérêt, apparaît comme pure affabulation, sinon étrange fantaisie.

   Mais laissons sourire les Naïfs et portons notre regard en direction de ce qui est essentiel à comprendre. C’est à l’aune d’une conversion de sa vision qu’Endormie s’est révélée en sa singulière métamorphose. Lassée des voyages au long cours, des agapes multiples, des spectacles vides telle une coquille, fatiguée des discours des Sophistes, usée des canons de la mode et des miracles de la technologie, devenue rétive aux écrans de toutes sortes, devenue hostile aux argumentaires des Camelots et autres Bonimenteurs, irritée par les mouvements de moutons de Panurge de la foule, peu à peu elle était devenue Presqu’île, puis Insulaire, Robinson en son île, loin des bruits et des agitations du Monde.

   Petit à petit un long silence propice au recueil, à la méditation des Choses Simples s’était installé au centre de qui elle était, et cela faisait comme une sorte de sphère lumineuse en elle, de mince Soleil diffusant ses rayons bienfaisants dans sa chair, ses rapides météores et ce Nouveau Monde illuminait la moindre de ses secondes, la plus petite parcelle de son expérience intime. Ainsi était-elle parvenue, au fil du temps, à cette jouissance intérieure, à cette impassibilité, à cette équanimité de l’âme que les Philosophes nomment « ataraxie », que beaucoup cherchent, que peu atteignent. Ce détachement des Choses était devenu son bien le plus précieux et elle flottait en elle-même comme le futur petit Enfant dans l’océan amniotique maternel. Les seules paroles qui lui parvenaient, au travers de cette membrane originelle, une sorte de chant des étoiles, une manière de grande comptine universelle au sein de laquelle, immergée en la plus pure des félicités, elle arrivait à être qui-elle-était jusqu’au sentiment prodigieux d’une UNITÉ insécable. Et pendant ce temps, la Terre, imperturbable, continuait à girer avec, accrochées à ses basques, ses cohortes de Joyeux Officiant d’une Religion Mondialisée, laquelle portait, au plus profond de sa chair, le germe de sa propre destruction.

   Alors, combien cette image de calme et de repos infinis nous atteint en plein cœur. Heureusement, encore, en d’invisibles et inatteignables lieux, quelques motifs d’espérer. Leur rareté en fait le don le plus précieux. Saurons-nous le porter en nous comme cet événement à entretenir au-delà de qui nous sommes ?

 

Soufflons sur les braises avant

que le feu ne s’éteigne !

 

 

 

 

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