Peinture : Barbara Kroll
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De vous je ne savais le réel
Je ne savais la tumultueuse présence
Voyez-vous, parfois au sortir d’une nuit d’étoupe
L’esprit est à la peine, le corps lourd
L’âme désaccordée, le sentiment de cendre
La mémoire perdue dans l’innommable
On regarde le jour et c’est la nuit qui se présente
On regarde la possible joie et c’est le chagrin
On regarde son visage dans le miroir
Et c’est le tain piqué qui vous fait face
Face blême de Pierrot triste
En quête d’une improbable Colombine
Hier le temps était lourd
Hier c’était le plomb
Et le ciel avait des teintes confuses
Des humeurs sibyllines
Des pliures d’orage
Des goûts amers
Des lignes flexueuses
Des angles étroits
Des fragrances d’arsenic
Telle une jarre antique
De vous je ne savais le réel
Je ne savais la tumultueuse présence
Depuis l’aube et jusqu’au crépuscule
J’avais prié la pluie, espéré le déluge
Souhaité que l’inouï se réalisât
Qu’un mystère se dissipât
Qu’advînt ce qui, depuis toujours
Me mettait à la peine
Un miracle, peut-être
La joie d’une sublime Poésie
La venue des dieux lointains
Une subite révélation
La plongée au cœur
De qui-je-suis dont je ne puis
Cerner l’illisible esquisse
Mais se possède-t-on jamais
(Belle illusion !)
Mais se connaît-on jamais
(Poudre aux yeux !)
Mais trace-ton jamais ses propres contours
(Étrange utopie !)
Sachez-le, vous qui êtes encore une énigme
Je suis Œdipe aux yeux lacérés et j’erre sans fin
Dans les rues de Colone en quête de qui j’ai été
Peut-être ne le saurai-je jamais
N’est-on à soi-même le plus étranger
Celui qu’on croit tenir et qui toujours fuit au-devant de soi
Comme si, se connaître, était le danger le plus grand
La question la plus saugrenue qui se présentât à l’esprit
Alors on finit par renoncer à soi
On saute à la mer, on nage vigoureusement
On frôle des archipels, on espère des mérites
On implore des vertus, on hallucine des trésors
Telle une jarre antique
De vous je ne savais le réel
Je ne savais la tumultueuse présence
Et, soudain, alors que le désespoir
Faisait son bruit de bourdon
Que le tocsin s’annonçait comme seul signe d’une vie
Å hisser au sommet du mât de Cocagne
Voici que, surgie de votre île,
Vous vous manifestez à mes yeux
Les faites de diamant et de rubis
Des larmes de résine inondent mes joues
Et ce qui, depuis longtemps, m’avait déserté
Une félicité logée au creux de mon abîme
Là voilà pareille à un baume
Identique à une ambroisie coulant à mon palais
La voilà cette onction venue des dieux
Elle pose à mon front les lianes de l’espoir
Vous dire telle que vous êtes
C’est, en quelque façon, me dire
Le Dérobé que je suis à mes propres yeux
L’Errant naviguant alentour de son propre corps
Le Mendiant tendant aux Passants ma sébile vide
Demandant l’obole qui me sauvera
Me dira à nouveau que je suis Homme parmi les Hommes
Qu’un don pourra m’être fait porteur d’un sens infini
Vous dire et porter mon égarement
Å la pointe du jour, dans l’éblouissement blanc de la lumière
Telle une jarre antique
De vous je ne savais le réel
Je ne savais la tumultueuse présence
Telle une Déesse sortie de l’onde,
Telle Vénus à la plurielle splendeur
Vous demeurez sur un siège bleu de ciel
Il est le Bienheureux, celui qui porte votre Royauté
Et ne saurait se lasser d’un tel mérite
Comme d’une conque vous en émergez
Avec toute la grâce qui sied à votre rang
Seriez-vous Intouchable par hasard
Des yeux oseraient-ils se poser sur Vous
Effleure votre corps, ce fruit fécond
Cette haute Corne d’Abondance
Qui s’y abreuverait serait pour l’éternité
L’Esclave libre de soi
Vous servir est plaisir, nullement douleur
Votre bras relevé, votre visage inscrit dans sa courbe
Le jais de vos cheveux, cette fontaine magique
Tout ceci dessine le beau profil d’une jarre
Antique cela va de soi
Je pense à ce pithos venu de la lointaine Crète
Il porte en lui les signes de la pure beauté
Il porte en lui les traces de ce vin capiteux
Qui rendait les Mortels fous et les dispensait,
Un instant, de penser au terme de leur existence
Le divin Diogène de Sinope n’y a-t-il trouvé refuge
Lui le laudateur d’une vie simple et immédiate
Vos yeux, ces pierreries fascinantes
Des émeraudes
Des lapis-lazuli
Des aigues-marines
Vos yeux sont discrètement clos
Sur quels rêves s’abîment-ils
Sur quel chimérique projet achoppent-ils
Quel monde cachent-ils à mes yeux
Dont jamais le secret ne pourra être révélé
Telle une jarre antique
De vous je ne savais le réel
Je ne savais la tumultueuse présence
Votre poitrine est menue
Pareille à deux grains de Corinthe à la brune aréole
Vous la dissimulez derrière l’un de vos bras
Comme pour la rendre plus désirable
Et vos jambes, ces lianes infinies
Ces effusions dont je voudrais qu’elles pussent m’emprisonner
Me ligoter, faire de moi l’un de vos empressés Serviteur
Vos jambes sont de pures venues dans l’écrin du monde
L’une d’elle repliée, l’autre relevée
Dans l’intervalle se laisse apercevoir l’amande de votre sexe
Quelqu’un en a-t-il éprouvé la douceur, en a -t-il goûté le suc amer
Et alors la folie l’a visité pour le reste de ses jours
Il n’est jusqu’à la courbure de vos pieds qui ne soit pur prodige
Me croyez-vous dans l’excès
Me croyez-vous dans le pur délire
Vous ayant simplement hallucinée
S’il en était ainsi vous seriez absente à jamais
Et mon âme pleurerait jusqu’à connaître sa fin
Oui, à connaître sa fin
Telle une jarre antique
De vous je ne savais le réel
Je ne savais la tumultueuse présence