Dessin : Barbara Kroll
***
Je vous ai découverte au sortir d’un rêve. Soudain la chaleur s’était calmée, soudain la fraîcheur nouvelle annonçait l’automne, sans doute les premiers frimas ne tarderaient guère. Cette chaleur qui, il y a peu, exultait, rayonnait, balafrait les corps de violentes échardes, ces nappes dont on redoutait la venue, voici que l’on était sur le point de les regretter, de les vouloir réinstaller dans un présent taillé à notre seule mesure. Le coefficient d’insatisfaction des Mortels n'a d’égal que les désirs où ils sont de constamment dépasser leur condition afin de devenir semblables aux dieux. Là où on est : un monde sans relief, sans attrait. Là où l’on n’est pas : ce Pays des Merveilles dont on désespère de ne jamais pouvoir l’atteindre. Voyez-vous notre condition est si peu enviable que, pour un peu, nous nous transporterions dans le corps de quelque animal, vivant de notre seul métabolisme, comblant nos besoins fondamentaux puis retournant dans notre sommeil éternel sans nous questionner plus avant. Ne vous est-il jamais arrivé, Vous-L’Affligée (ceci sera votre nom provisoire, à moins que la suite de la légende ne vous en attribue un différent), de méditer le simple fait, somme toute primaire mais non moins régénérateur pour le corps (oublions un instant votre esprit, tout comme le mien du reste), d’être métamorphosée en quelque félin, en Persan à la fourrure hirsute, en Savannah à la robe tachetée, vous contentant d’un simple coussin de tissu, de quelques croquettes, et d’étirements souples du dos, lesquels seraient les modes d’expression selon lesquels vous paraîtriez au monde ?
Sans doute cette agréable fiction a-t-elle hanté la complexité de votre matière grise, da façon consciente ou non, peu importe. Ce qui est essentiel en ceci, que la condition féline dans laquelle vous étiez vous renseigne sur la condition humaine qui est votre lot habituel, votre immédiate joie, sinon votre douloureuse épreuve. Pour ma part, je dois vous confesser que, le plus souvent, ma propre transformation choisit, parmi la confusion multiple du bestiaire, la posture de l’admirable Caméléon. Depuis sa tunique d’écailles, depuis l’extrême mobilité de ses globes oculaires, depuis les infinies nuances de sa chromogénèse, je porte sur mes Semblables, mes « Frères Humains » un regard, tout à la fois pénétré de tendresse, d’indulgence, parfois une vision dont la lucidité entaille le réel de l’Autre au point de le rendre cocasse en un premier temps, tragique en second et je ne sais quel est le « solde de tous comptes », dont cependant je présume que le fléau de la balance oscille plutôt en direction du débit que du crédit. Vous aurez compris, Vous-L’Égarée (ce que tous, toutes, nous sommes jusqu’au profond de notre chair), que le choix du Caméléon n’est nullement fortuit, ce sympathique lézard dont la marche chaloupée consiste en un pas en avant, qu’aussitôt un pas en arrière vient effacer, symbole s’il en est de l’indétermination, du tâtonnement, de l’indécision, marques les plus visibles de-qui-nous-sommes, des Funambules oscillant de notre propre finitude à cette hypothétique infinitude dont nous souhaiterions qu’elle pénétrât notre condition, alors qu’elle n’est qu’illusion, spectre hantant nos dérisoires imaginaires. Mais, sachez-le, je ne veux nullement être le contempteur cynique du Genre Humain, seulement celui qui, « pêchant » au premier chef, conscient de ses lacunes, de ses doutes pléthoriques, ne cherche à découvrir en l’Autre que l’image réfractée de ses propres insuffisances. Je crains que l’inventaire ne soit long et désordonné, un peu à la manière surréaliste d’un Jacques Prévert.
Si, toujours, la compassion est de mise pour-qui-l’on-n’est-pas, elle ne serait que pure coquetterie pour-qui-l’on-est. En réalité, cette manière d’auto-compassion, on la souhaiterait pleine et entière, mais on n’y a nullement recours au motif d’une prétendue grandeur d’âme, seulement parce qu’en exposer les motifs nous ridiculiserait aux yeux des Autres, or ces yeux nous accomplissent et il n’est nullement en notre pouvoir d’en réaliser l’économie. Nous voulons briller en Nous, briller en l’Autre, il y va de notre Destin d’Hommes et de Femmes. Nous n’avons suffisamment de ressources internes pour ne vivre que d’elles et en faire le tremplin d’un pur bonheur. Nous sommes en partage et c’est pour cette raison du non-partage que l’étrange climatique du Schizophrène est intenable, un pied de chaque côté de la faille et l’abîme se creuse toujours plus, et le clivage s’accentue qui a aussi pour nom « folie ». Et si l’on peut convenir, eu égard au génie, qu’il y a folie « d’en haut » et folie « d’en-bas », le rationnel en nous aura vite fait de mesurer ce qui revient à l’un, ce qui s’absente chez l’autre. Mais disserter sur la folie ne revient jamais qu’à méditer sur nous, êtres de raison que traverse continuellement l’effroi d’une possible aliénation. L’on n’est jamais rationnel qu’à repousser l’irrationnel, or nous n’avons nulle garantie que l’écluse ne retienne éternellement les eaux. Nous sommes aussi des êtres du Déluge.
Ce long détour par le Genre Humain est la prémisse qu’il faut nécessairement poser au fondement de toute connaissance de l’Autre. S’agissant de vous, il s’agit de Moi, il s’agit de tous ces Quidams qui s’égaillent à la surface du Globe et sont solidaires de notre propre marche en avant. Le fragment (que nous sommes nécessairement) ne peut s’illustrer que dans l’horizon d’une Totalité. N’en serait-il ainsi et nous végéterions en quelque coin de la Planète inaccessible au Sens. Or, du Sens, pas plus que de l’Autre nous ne pouvons nous exonérer et pour filer la métaphore d’un mince bestiaire, nous sommes ces étranges Chenilles Processionnaires, l’une devant l’autre, l’autre après l’une, sorte de boule siamoise où chaque mouvement de l’ensemble n’est que la résultante des mouvements particuliers qui s’y tissent en filigrane. Donc Vous-êtes -Vous-qui-êtes-Moi, Nous sommes tous les Autres qui, par une nécessaire condition logique, sont Qui-nous-sommes et ainsi va le Monde avec ses grappes d’Existants accrochés à ses basques. Fort heureusement cette nécessité harmonique passe bien au-dessus de nos têtes distraites et nous n’avons nullement à dévider chaque cocon adverse afin d’assurer notre propre genèse. Ceci est gravé dans notre psyché à la façon de ces Archétypes qui nous gouvernent, nous orientent sans que leur boussole ne soit visible. Nos gestes, que notre arrogance naturelle postule en tant que libres, sont entièrement déterminés et ceci s’appelle Destin, que nous en reconnaissions ou non le sûr sillon qu’il trace dans notre propre sol.
Et maintenant, que dire de Vous qui ne soit que pure banalité ? Décrivant ces Autres qui sont vos satellites et vos miroirs, votre image s’est trouvée posée à votre insu, de manière spéculaire, simple reflet que le Monde renvoie de votre singularité. Mais je ne saurais vous abandonner en chemin puisque, aussi bien, si je suis comptable de Moi, je suis aussi comptable de Vous. La lumière est levée, elle fait ses grains gris, son fin duvet, elle vous effleure à peine, souhaitant vous amener à l’être dans la plus grande douceur, l’inaperçu en quelque sorte, une naissance à Vous depuis le pli que vous êtes qui, bientôt, va s’ouvrir en corolle. Oui, malgré la rigueur, l’aridité du dessin (entendez aussi « dessein ») qui vous détermine, je crois que la position florale peut vous convenir. Mais une fleur flétrie qui aurait gardé en elle le souvenir de jours meilleurs, peut-être la poussière d’une rosée, peut-être la caresse d’une aube. C’est ainsi que je voudrais vous approcher, dans un genre d’indistinction et de silence. Rien que du natif en son repos. Mais, vous l’aurez compris, je ne suis Maître de-qui-vous-êtes, plutôt un humble Serviteur penché sur les fonts baptismaux qui vous accueillent car, vous en êtes informée, l’on naît à Soi chaque heure qui passe, que la suivante prolonge et réactualise comme notre devenir. Mais que je vous avoue, sans plus tarder, la difficulté dans laquelle vous me mettez de vous comprendre adéquatement, encore que mes remarques précédentes en aient constitué le lit. Oui, le lit durement existentiel, il me faut en convenir.
A regarder qui-vous-êtes, d’un premier jet du regard, vous vous donnez comme la Figure irrésolue de l’Ambiguïté. Vous êtes là et vous êtes ailleurs. Plus même, vous Êtes et vous n’Êtes pas. Vous arrivez à Vous et vous vous ôtez de Vous comme pour rejoindre un passé perdu dans les limbes du Temps, peut-être n’a-t-il jamais existé, pas plus que vous n’existez réellement. Je veux dire « en chair ». Oui, ceci prête à sourire, comment un dessin pourrait-il donner une chair, autrement que dans l’illisible pulpe du papier ? Certes, d’un point de vue logique, vous serez dans le vrai. Mais nullement d’un point de vue métaphorique, le seul ici qui m’importe et vous place au sein de ma préoccupation. Nécessairement, tout ce qui est venu à l’être, Vous, Moi, le Dessin s’actualise en tant que « chair du monde ». Tout ce qui un jour a existé, existera toujours pour la suite des temps à venir. Car ce qui est venu s’est exhaussé de Soi, s’est installé au sein de la rhétorique du monde. Du monde, jamais l’on ne peut retirer le moindre Mot sauf au risque de le rendre aphasique, sinon muet.
Tout ce qui s’est exprimé en Langage, Vous, Moi, le Dessin, a connu sa propre élévation, a connu sa transcendance au terme de laquelle, s’extrayant de la confusion du divers, une Signification est apparue de l’ordre de l’Essence. On peut effacer le trait de crayon sur la feuille. On peut effacer la tache sur une faïence. On peut effacer la trace de maquillage sur un épiderme. Mais on ne peut effacer le visage de la Signification, il vogue bien au-dessus de l’inquiétude des hommes, il flotte au-dessus de toute réification et la Chose du commun, jamais, ne saurait se hisser à sa hauteur. Seuls l’impalpable, l’invisible, l’éthéré peuvent prétendre à la dignité de ce qui est éternel car ce qui les tisse est incorruptible, alors que toute matière est mortelle, à commencer par la nôtre. Nous n’avons que le Langage, et bien évidemment, ce en quoi il surgit, notre Conscience, pour témoigner de-qui-nous-sommes et nous porter vers cet Infini qui nous appelle, un Mot vibre dans l’Éther au rythme de son beau diapason et son Chant vient à nous dans l’aire du pur silence. Le Silence, un Mot, les deux termes essentiels d’une dialectique qui nous restitue cette dimension d’humanité qui jamais ne s’absente de nous, s’égare parfois, mais revient toujours au lieu de son intime manifestation.
Certes ce dessin est de bien étrange facture, autrement dit il est hautement existentiel, c’est-à-dire qu’il porte en lui l’empreinte d’une inextinguible Métaphysique. Il ne nous interroge nullement sur son paraître, non, il nous questionne sur son « in-apparaître », sur l’au-delà de qui il est, sur les valeurs signifiantes qui le sous-tendent, créent en lui cette insoutenable tension par laquelle il veut se dire tout en se retenant.
Existentiel en sa vision immédiate : Celle-qui-est-étendue semble torturée par quelque perte, ce genre de gribouillis rouge auquel elle s’agrippe. Force nous est de l’interpréter dans l’économie. Noir est le crayonné qui dit la froidure. Rouge l’autre crayonné qui dit la brûlure. Entre les deux une douleur, une souffrance. Toujours une possible fiction. ELLE a connu l’ivresse de la chaleur, la liberté du corps, peut-être le vertige de quelque Amour. Du temps a passé. Il ne demeure que le souvenir d’un bienfait, d’une libre venue de Soi parmi les choses, d’une étreinte qui fut et lance encore quelques lianes, mais hypothétiques, sans consistance, l’étoffe d’une longue mélancolie.
Métaphysique en sa vision différée : ELLE, qui n’est que la projection de l’Humaine Condition, elle dresse la figure d’une haute polémique, d’une irrésolution native des choses de l’exister, d’une fuite toujours de ce qui-est, de ce-qui-devient et toujours échappe, ce tissu lâche, atone de toute temporalité, déjà un passé est venu qu’un présent n’éprouve qu’à titre de perte, de manque. ELLE ne se dévoile qu’à la façon d’un étrange Entre-deux, d’un Intervalle, d’un Écart entre ce qui se donne, le toujours saisissable, et ce qui se retire, le toujours insaisissable, l’irréel, ce que nous souhaiterions porter à l’être et ne se dispose que dans la fuite du non-être. Physique : ce qui est ici et maintenant. Métaphysique : ce qui n’a nul lieu où paraître réellement, tangiblement, sauf dans la texture libre de l’Esprit, le corridor de la Mémoire, la transparence des Mots.
Ce qui, peut-être, est au plus haut sur le Mont Métaphysique, non le souvenir qui peut s’imager, non la sensation qui peut trouver des correspondances, non le sentiment qui peut bourgeonner ici ou là, mais le LANGAGE en sa belle exception, ce MOT qui, tout en étant Un est le Multiple au gré des multiples significations successives dont il peut se doter. A lui seul, le Langage est un monde. Peut-être le Monde n’est-il que cela, Langage car si nous avons la possibilité de le dire, de l’évoquer, il n’est jamais que cette suite de sons, ce fourmillement de signes en noir sur le blanc de la page. « Tout est Langage », énonçait en son temps Françoise Dolto. Oui, bien sûr tout est Langage en psychanalyse puisque les mots sont les vecteurs selon lesquels s’oriente la thérapie. Les mots ont valeur cathartique, Aristote nous en a appris le subtil contenu au travers des effets supposés des tragédies sur les passions des spectateurs.
Mais je crois qu’il est nécessaire de porter la fameuse assertion « Tout est Langage » à de plus hautes destinées, à une mesure Universelle que son Essence non seulement justifie, mais exige. Si, un jour déjà lointain, je suis venu au Monde, c’est en tant que Nommé. Si j’ai écrit cette longue méditation, c’est en Mots. Si vous avez eu la patience de la lire, c’est au motif de votre essence d’Être Parlant, Lisant, Signifiant. Hors cette sphère du Langage, tout devient obscur, rien ne se détache de rien et un total marais d’incompréhension se lève qui ne fait rien de moins que de nous néantiser. Certes le petit Enfant est un être avant même de parler. Cependant, ce qu’il ne possède nullement en expression, il le possède en compréhension.
Exister c’est comprendre
Comprendre c’est Énoncer
Il y a comme un cercle herméneutique qui est le Monde selon Nous, selon l’Autre, selon le Monde lui-même, infini théâtre du Verbe. N’y aurait-il le Verbe (humain, j’entends) et le Monde ne serait pas. Et nous ne serions pas.