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23 août 2022 2 23 /08 /août /2022 07:27
Vous, la Bleue, dans la perte de vous

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

      Vous la Bleue, dans la perte de vous. Combien cette formule sonne étrangement ! Mais, ici, il ne s’agit nullement d’un jeu de langage, il s’agit d’une réalité, tout du moins supposée. Par nature, l’Autre ne peut venir à nous que dans la forme de l’étonnement. Un peu comme l’interrogation philosophique, si vous voulez. « Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? » Cette question originaire, sans doute faut-il sans cesse la répéter et je ne me prive jamais de le faire. Infini sentiment d’étrangeté qui pose tout ego en tant que questionnant. « Que suis-je, que sommes-nous, que faisons-nous ici et maintenant ? » Sans doute faudrait-il formuler à nouveaux frais l’assertion de toute égoïté de la façon suivante : « Je questionne donc je suis ». Oui, au premier degré, être, c’est questionner. Comment pourrait-on vivre sans se poser la question de l’essence du fondement, ce qui l’anime, la cause et la finalité d’un si énigmatique chemin ? C’est bien ce qui sépare notre condition de l’animale, laquelle avance selon son instinct sans en jamais formuler la raison. Êtres de langage nécessairement questionnants, toujours nous avons à nous inscrire dans cette dialectique question/réponse, elle est le miroir par qui nous prenons conscience d’être au Monde.

   Vous la Bleue, dans la perte de vous. Et je réitère ma troublante formule et je l’adresse à celle qui en a initié l’existence. Oui, Vous-la-Bleue, combien l’effigie que vous me tendez me plonge, sinon dans un embarras, du moins anime le centre d’un souci. Tout Autre est, immédiatement, le vecteur d’un trouble. S’il se rend présent, inévitablement il modifie l’horizon qui s’ouvre devant mes yeux, il s’y inscrit en une manière de « corps étranger » et ceci est, bien sûr, à prendre au pied de la lettre.  Une chair qui n’est pas mienne, une peau qui nous sépare, un regard qui voit ce que je ne vois pas. Toute arrivée de l’Autre est surgissement. Le monde qui était mien, voici qu’il se fissure, que ses lèvres s’écartent, qu’un flux vient en troubler le cours. Nul repos alors puisque votre conscience se pose face à la mienne et demande à être reconnue, portée à son propre jour.

   Dès lors que je vous ai vue, Vous-la-Bleue, plus rien qui m’appartient ne sera en repos. Si mon premier regard de vous, vous estimait comme un simple déport de ma chair, un genre de satellite, d’écho, maintenant vous paraissez dans toute la hauteur de votre présence. Une pure liberté délimitant, en même temps, la mienne. En réalité, deux libertés circonscrites à leur propre territoire. Je sais, par expérience, que mes mouvements seront restreints, qu’ils seront, en quelque sorte, ce que vous en ferez. Ceci est simple considération éthique. L’Autre est là, en lui, certes, en moi aussi au gré de l’humaine condition qui postule toujours la loi de la réversibilité, du partage, de l’échange. Vous ayant connue, je ne serai totalement Moi qu’à être Vous, aussi, au moins dans l’orbe de ma préoccupation. Jamais je ne pourrai faire comme si Vous n’aviez nullement existé. Heureuse et confondante situation qui ne me rend libre qu’à m’aliéner en Vous et Vous en Moi. Nous sommes liés par un ineffaçable pacte de fidélité.

   Vous-la-Bleue, dans la perte de vous. Si je vous nomme ainsi, ce n’est nullement gratuit, c’est fondé en raison, au moins dans une première approche. Il semble bien que ce soit le Bleu qui vous définisse. Il flotte de Lavande soutenu à Majorelle avec une touche de Tiffany pour le visage. Si j’en interroge la riche symbolique, cette teinte est synonyme de rêve, de sagesse, de sérénité, de fraîcheur que, parfois, vient ternir l’ombre d’une mélancolie. Oui, sans doute en Vous, votre Corps-Océan, votre Visage-Ciel, tout ceci y est-il inscrit à la façon de quelque signe lapidaire. Une empreinte immuable, si vous préférez. Mais je crois percevoir que l’immuable en Vous est un genre de tristesse infinie, de profondeur abyssale de vos sentiments.

   Que craignez-vous donc de la vie pour ainsi vous abriter derrière le refuge de votre bras ? Quels funestes présages s’inscrivent-ils sur la margelle de votre front ? Quels projets contrariés vous inclinent-ils à rentrer en vous et à y longtemps demeurer ? Vous êtes si mystérieuse dans cette confusion du fond et de la forme. Certes vous vous détachez de ce Néant-Bleu mais, semble-t-il pour y mieux retourner. C’est tout de même curieux ce goût de l’indistinction, de la confusion avec votre environnement proche. Voulez-vous n’être qu’un Bleu parmi le chaos infini des Bleus ? Car cette teinte propre aux esquisses est davantage image de confusion, de désordre, qu’icône en son achèvement parvenu. Du Bleu, certes, mais du Bleu tempétueux à la face de l’Océan, mais du Bleu agité sous la bannière lourde du Ciel. Combien vous me paraissez l’effusion d’une matière primordiale, archaïque, un bouillonnement de lave issu de quelque cratère, des fragments de banquise pris dans les mouvements contrariés d’une débâcle. Alors, comment voulez-vous que je sois libre de vous ? Un devoir s’impose à moi : vous sauver autant que faire se peut. Mais je ne dispose que de mon écriture et, parfois, mes mots n’atteignent-ils la cible de mes intentions que d’une manière aléatoire, imparfaite, insatisfaisante.

   Certes vous existiez à l’état de simple esquisse, quelques vigoureux coups de spalter sur la toile, autrement dit une « naissance latente » faisant tout juste émerger d’une obscurité quelques lignes sommaires, un simple chuchotement à l’orée d’une peinture. Mais voici que j’ai projeté en Vous nombre de prédicats qui, bien plutôt que de vous libérer, réduisent votre liberté puisque vous voici fixée dans le cadre d’un portrait qui menacerait de devenir permanent. Alors, que veut signifier l’expression « dans la perte de Vous » ? Å l’évidence il est facile de se perdre en l’Autre, au motif de l’amour, de l’envie, de la jalousie, mais peut-on se perdre en Soi ? Tout Soi paraît si assuré de Soi, si je peux oser ce redoublement. Il y a comme une certitude empirique, la proximité de son propre corps, la familiarité de son visage, tout ceci rassure mais ne fait que nous installer dans une fausse vérité, autrement dit dans un mensonge.

   De Soi à Soi est le creusement de l’abîme. Nous sommes à nous-mêmes le plus grand danger. Ce sans-distance qui devrait nous assurer nous met au défi de ne rien comprendre à qui-nous-sommes. Ceci que j’ai cent fois formulé : je suis le seul qui ne verrai jamais mon dos, qui ne verrai jamais mon visage que dans le reflet du miroir. Confondante dimension de la distance que nous sommes à nous-mêmes. Cette « terra incognita » que nous pensions être le lot de l’Autre, c’est bien notre propre lot. Avec nous-mêmes nous sommes en territoire, sinon ennemi, du moins parfois hostile et ceci est d’autant plus troublant que nous pensions être en terre conquise. Ce qui, sans doute, nous désarçonne au plus haut point : dans les curieux linéaments de notre propre image spéculaire, c’est moins notre identité qui se révèle que ne surgit l’altérité que nous sommes à nous-mêmes. Du reste, c’est cette altérité originaire qui constitue le sol sur lequel peut se déployer toute altérité et, au premier chef, l’humaine, cet Homme-ci, cette Femme-là, ce Monde Humain qui est notre miroir, tout comme nous sommes le miroir dans lequel le Monde se reflète.

   Toujours il est question d’un jeu de navette : Moi, l’Autre, l’Autre-Moi, Moi-l’Autre. Nous sommes en partage, nous sommes en relation et c’est bien l’oubli de cette perspective qui, de notre statut humain nous conduit souvent à celui « in-humain » dont notre sauvagerie, notre barbarie sont les plus troublantes figures. Nous avons à être qui-nous-sommes, à être constamment reliés à qui-nous-ne sommes-pas. Notre soi-disant autonomie, l’espèce de royauté dont nous pensons être le centre est pure illusion, distension de l’ego, tendance à cette schizo-paranoïa qui scinde l’homme en deux si bien qu’un invisible raphé médian le traverse qui le clive et le met en déroute. La déréliction n’a guère d’autre visage que cette hébétude consécutive au mal Humain, nous nous pensons immortels, hors d’atteinte et c’est là que nous sommes le plus vulnérables car les couleuvrines de l’exister nous guettent par lesquelles nous pourrions bien connaître les derniers soubresauts de notre naturelle hubris.

    Je sais combien il est difficile pour tout Lecteur, toute Lectrice de faire face à tant de massive facticité. Mais la caractéristique d’un fait est précisément son caractère indépassable. Certes les hypothèses bâties sur l’interprétation des faits peuvent s’avérer inadéquates. Seule l’hypothèse mortelle ne saurait être mise en doute. Mais l’on peut vivre tout en se croyant immortels, c’est notre lot à tous car, dans le cas contraire, notre existence n’aurait aucun sens et nos gestes ne seraient que de pathétiques essais de surseoir à cette vérité qui brille au loin.

   Vous-la-Bleue, dans la perte de vous, dressant votre esquisse, j’y ai nécessairement entrelacé la mienne puisque nos destinées sont indissolublement liées. Vous existez par qui je suis, j’existe par qui vous êtes. Voyez-vous, dès le départ les fils sont emmêlés, les cartes brouillées, les dés pipés. Chacun le sait depuis la fenêtre largement ouverte de sa conscience. Cependant, parfois faut-il consentir à tirer ses volets, se rassurer de la douceur d’un clair-obscur. Nous avons encore ceci afin de ne nullement désespérer.

  

 

  

 

 

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