Esquisse : Barbara Kroll
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C’était depuis un genre d’infini que les choses se donnaient. Mais un infini, fini, si l’on peut dire, un fini-infini sans espoir. Une réalité oxymorique qui reprenait d’une main ce que l’autre avait donné dans un geste de courte générosité. Il n’y avait guère de lieu d’origine, de matrice à partir de laquelle connaître le site d’un événement. Tout était diffus. Tout était opaque. Le ciel, lui-même, était devenu une énigme. Parcouru de longues zébrures blanches, il était une plaine livide, un toit étrange qui flottait haut, ajoutant au souci légitime des hommes. Il poursuivait sa céleste aventure, il tissait son empyrée de hautes pierreries, il semait sur son passage d’invisibles gemmes, peut-être des Chrysolithes de Lune, nul ne savait, sa mesure était celle des dieux dont nulle trace, cependant, ne demeurait visible. Car ce curieux palimpseste prenait le soin d’effacer ses signes à mesure qu’ils prétendaient à quelque visibilité. Il y avait comme un lourd mystère qui faisait son couvercle de poix et nul, sur Terre, ne se fût hasardé à en décrypter le funeste présage. Car chacun sentait bien que les desseins du Monde s’étaient soudain teintés de vert-de-gris, que seule une basse et glauque lumière se lèverait désormais de la colline à l’horizon, se traînerait au fond de la gorge de la vallée, longerait le trajet ombreux et hésitant de la rivière.
Tout ce qui, jusqu’ici, était apparu dans la clarté, tout ce qui recevait une déduction logique, voici que cela ne délivrait plus que d’illisibles formes. Ce qui était alphabet, dont même un jeune enfant, eût aisément traduit le chiffre, maintenant, c’étaient confus hiéroglyphes, c’étaient bizarres sinogrammes, empreintes cunéiformes comme sur d’anciennes et émouvantes tablettes mésopotamiennes. Si bien que tous les Quidams demeuraient interdits, si bien que tous les Champollion échouaient à traduire cette Pierre de Rosette en laquelle un secret était enfoui, dans la matière même de sa roche. On était un peu comme ces premiers Humanoïdes à la marche lourde, au front buté, au regard bas, incapables de comprendre ni la raison de leur marche, ni le trajet de leur destin, pas plus que disposés à donner quelque explication de leur propre présence, ici, sur le bord de la grotte, face au vertige du Monde.
Leur conscience était un faible lumignon, un simple éclat de luciole, une étincelle dans la nuit pariétale que nul dessin, encore, n’ouvrait à la belle et unique dimension de l’Art. Homme, on ne l’était guère, serti autant qu’il se puisse imaginer dans la touffeur racinaire, dans la complexité d’un tubercule, dans un germe qui n’éclorait que bien plus tard, après un long temps de maturation. C’était dire si, en cette période pourtant longuement façonnée par la Culture, médiatisée par l’Histoire, étayée par les soins de la Technique (on était à l’orée du III° Millénaire), le tumulte était grand dans les esprits, les coups de gong étaient violents tout contre la paroi vibrante de la conscience. Et ne parlons pas des corps, ils pliaient sous le faix du réel, ils s’arcboutaient vers cette terre dont ils venaient, dont ils redoutaient de rejoindre la poussière de façon bien plus hâtive qu’ils ne l’auraient jamais imaginé. Aussi erraient-ils dans les corridors des rues avec les yeux tristes. Aussi se dispersaient-ils sur les places et dans les jardins publics avec des airs d’automates. Aussi faisaient-ils, dans les travées des magasins, des genres de boules cotonneuses aux buts imprécis, aux trajets paradoxaux.
Mais décrire plus longuement cette longue hébétude n’aurait guère de sens et il me faut, maintenant, éclairer mon propos, si toutefois cela demeure possible, me référant à cette sombre métaphore du réel que trace en moi l’image placée à l’incipit de ce texte. Voyez-vous, parfois, la charge symbolique d’une œuvre est telle qu’elle vous ôte à vous-même, obère votre vision (à moins qu’elle ne l’éclaire !), vous place en un site méditatif dont il vous faut bien tirer quelque réflexion, joyeuse ou triste, peu importe, illuminer de l’intérieur une sombre caverne (c’est souvent la position strictement mondaine des choses qui viennent à notre encontre), y deviner quelque manifestation, quelque signification vous tirant d’embarras, au seul motif que comprendre c’est exister, qu’exister c’est échapper, au moins provisoirement, aux mors du Néant et que chaque progrès est une victoire sur l’occlus, le muet, le refermé à jamais dont nous ne pourrions accepter qu’il soit la seule issue à notre méditation.
VOUS qui demeurez dans le pur mystère, vous que mes yeux ne parviennent pas à circonscrire, votre venue à l’être est-elle simplement fortuite ? Ou bien, une intention, une volonté dissimulée en teintent-elles le soudain surgissement ? Car, c’est bien réel, vous surgissez en moi, tout comme l’éclair surgit dans le ciel et l’incendie. Oui, c’est bien d’une brûlure dont je suis atteint. Le sombre de ma peau en témoigne. La demi-cécité de mes yeux en est la triste résultante. Le frémissement de mes mains, le témoin. Mais à quoi tient que votre venue se fasse sur le mode de la violence, c’est une plaie que vous m’infligez et, sur-le-champ, fermerais-je les yeux, que déjà le mal serait fait, que mon âme blessée ne pourrait se relever de cette commotion. Mais qui êtes-vous donc ? Quelle étrange puissance vous anime ? Quelle énergie troublante se lève de vous, qui m’atteint au plein de qui-je-suis, rompt mon unité et me laisse hagard au bord de la route qui conduit à demain ?
Car, désormais, je ne serai plus que ce présent figé, cette seconde s’éternisant, cette mémoire sans passé, cette imagination sans avenir. Oui, j’ai conscience combien ma plainte orphique est vaine, en quelque façon impudique, combien elle ne vous atteindra pas plus qu’elle n’inclinera mes Semblables à se pencher sur un sort que, peut-être, ils considèrent enviable. C’est toujours notre ego qui nous joue des tours, nous place au centre du jeu, au milieu de l’arène que nous ne voulons nullement sacrificielle. Combien nous souhaiterions, a contrario, qu’elle devînt le lieu, sinon de notre gloire, du moins d’une attention de tous les instants qui justifierait notre prétention de vivre. Il nous faut toujours des retours, des accusés de réception, un sourire, un regard appuyé, une caresse amicale, que sais-je encore, un fanal qui nous dise notre être et le protège du non-être. Vivre, nous ne voulons que cela, sans entrave, sans obstacle qui en dévie le cours. Est-ce ceci, l’essence du Destin, vous avancez dans l’existence, tant bien que mal, avec une certaine aisance, puis une rencontre, puis une ombre, puis une inquiétude qui ne s’effaceront et le soleil ne vous visitera plus que par intermittence, boule blanche devenue grise à force d’usure, de réitérations inopportunes.
Ce qui, de VOUS vient à moi avec la force d’une marée d’équinoxe, c’est le double mystère carminé de vos lèvres. J’y vois l’Alizarine du désir, j’y vois le Vermeil de la passion et proférant ceci, ces métaphores usées, je parle pour ne rien manifester de consistant. Une parole se lève qu’éteint le bruit du Monde. Aussi bien, du reste, peut-être n’êtes-vous ni Désir, ni Passion et ce sont mes propres feux que je projette en vous qui, en retour, teintent mon âme de ces gestes gratuits que je vous destine comme s’ils étaient les fruits de qui-vous-êtes en votre fond. Peut-être une Retirée-en-soi dont les lèvres ne s’écartent doucement qu’à proférer votre étonnement d’être arrivée en présence. Je crois que ce qui m’a désarçonné, que votre épiphanie soit partielle, que votre regard m’échappe, que votre âme ne devienne qu’un souffle éteint parmi les choses silencieuses qui, ici et là, se tapissent et ne veulent nullement se hisser au spectacle de ce qui est, qui, parfois, est pure confusion, discours inutile. Et en quoi mes vagues propos à votre sujet ont-ils quelque importance ? Nullement pour vous puisque vous n’êtes que quelques traits de brosse posés sur une toile. Et pour moi, signifient-ils davantage qu’une vague divagation l’espace de quelques minutes. Ne vous accordé-je trop d’importance ? Quelle valeur s’attache à mes interprétations autre que la lancée d’une pensée sauvage sans conséquence aucune ?
Mais que je vous dise différemment. Votre main tutoie vos lèvres sans aucunement les biffer. L’eût-elle fait et alors j’aurais eu tous les motifs de tresser la bannière de quelque tragique, ce geste sans grande conséquence apparente symbolisant pour moi, l’effacement même du Langage, autrement dit ouvrant la voie à une insurmontable aporie. Mes craintes eussent-elles eu quelque raison d’exister et, conséquemment, je n’aurais pu écrire quelque mot que ce soit à votre sujet. Vous auriez bientôt rejoint les limbes, m’entraînant dans votre chute sans fond. Mais, déjà, attentif au dessein de mon être, je biffe la rigueur de mes propos, je vois votre bouche tel le fruit charnu dans lequel je pourrais m’abîmer, non dans la faille d’un Amour, d’une Écriture seulement.
Amour, Écriture :
deux mots,
un seul et même Destin.
Peut-être est-ce ceci que j’aurais dû affirmer, gommant, d’un seul trait de plume, ce songe-creux qui m’a habité, me reconduisant à d’archaïques postures. Mais, au fait, est-ce moi qui ai été maître du Langage, n’est-ce lui, bien plutôt, qui a été l’essence que je n’ai fait que suivre ?
Deux Essences en Une,
voici le mystère !