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10 août 2022 3 10 /08 /août /2022 12:19
De quelle confusion êtes-vous la forme ?

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   [Incise sur une écriture « mortelle ».

 

   Tout, par définition est mortel, l’écriture aussi, la mienne j’entends. Ceci, évidement, ne remet nullement en question l’immortel trajet de la Langue en sa qualité d’Universel. Le thème de la Finitude, cette pure théorie, cette contemplation, se double inévitablement de celui de la Mort en son irréductible présence, en sa cruelle réalité. S’insurger ne reviendrait à rien. S’inquiète-ton de la vastitude des Océans, de leurs flux et reflux ? Tout acte humain est traversé de mort, tout acte d’amour est combat afin de la repousser. Tout acte de création dresse la toile d’une amnésie, il faut tenir le drame à distance. Si l’écriture est souvent le lieu privilégié de la ressource intime, la raison parfois de son existence, elle n’est jamais qu’un fin voile tiré sur le réel, elle le symbolise mais ne l’efface nullement. Écrire, aimer, marcher, respirer, c’est vivre, c’est reléguer la mort en un lieu invisible, lui ôter toute prétention à la concrétude.  

   Cependant personne n’est dupe, la Mort au premier chef qu’il faut bien personnaliser afin de lui faire perdre, provisoirement, son coefficient d’abstraction qui se confond avec le Rien lui-même. Si l’écriture s’inscrit dans le cadre général de l’Art, au moins en intention, alors elle ne saurait exciper du motif artistique, lequel est toujours lutte contre l’angoisse, occultation d’un Vide qui, toujours, nous menace. Créer, c’est donner lieu au possible, au réel, c’est chasser provisoirement nos démons. Ce qui est assez admirable, dans l’orbe des activités artistiques, c’est sans doute que la totalité de leur motivation ne se fonde que sur un désir de repousser la finitude hors des limites du perceptible, dans une manière de zone interlope, de banlieue floue où s’estompe son visage au point même de disparaître de la face du Monde.

   Avez-vous déjà remarqué avec quelle fougue, quelle avidité, quel sens de l’urgence, l’Artiste s’empare de son médium pour colmater toutes les brèches qui s’ouvrent ou menaceraient de le faire ?  Une toile n’est pas encore sèche qu’une autre toile prend place sur le chevalet, ce refuge où trouver un peu de substantiel repos. Hantise de tout Créateur, que la source ne tarisse, ne le laissant à découvert, infiniment vulnérable. Combien de Grands Artistes, soudain en manque d’Absolu, ont mis fin à leurs jours plutôt que de faire face au souffle livide de l’Absence ! Tout génie est guetté par ce risque constant de sa propre disparition. Prenez chaque toile d’un Van Gogh, vous y décrypterez sans peine ce violent combat contre Thanatos, mais au terme, c’est Thanatos qui impose sa loi et terrasse Vincent. Ce qui est à remarquer, c’est qu’il ne suffit pas de nommer la Camarde pour qu’elle apparaisse. Même tout écrit « aseptisé » qui n’en porterait nullement la trace apparente, finirait par se trahir, laissant percer, ici ou là, une inquiétude, une angoisse, un ennui, autres noms de la figure du Néant lorsque, essayant de se dissimuler, tel le boomerang, il surgit à l’improviste afin de mieux vous détruire.

   Toute écriture est une « confession », voir Rousseau et toute confession en son sens ultime, qui ne peut être dite qu’en vérité, laisse toujours percer, sous le repentir, les fonts baptismaux sur lesquels elle a prospéré, cette « faute » qui se donne toujours comme un manque situé à l’intérieur de l’Homme, comme une négativité toujours opposée à la positivité de l’acte de vivre, donc faute en tant que trace de la finitude dans l’Existant, qui, de ce fait, devient « l’In-existant. »  Toujours, c’est notre chemin, nous sommes des « êtres-en-faute ». En-faute au motif qu’il n’a pas dépendu de nous que nous venions au Monde, en-faute aussi car notre propre liberté ne s’est réalisée qu’à en perdre d’autres, une infinité en réalité. Tous, nous sommes marqués au fer rouge de ce sentiment de l’Absurde qui jamais ne manque de se manifester à bas bruit, dans le silence des corps. Cependant certains corps crient plus que d’autres. Des vagues montent en eux qui viennent de loin, partent au loin vers un lieu d’invisible présence. A moins que l’absence…]

 

***

 

   Depuis un long moment, je vous observe à la dérobée. Nul n’aime ceci pour la simple raison que c’est un danger. Danger d’être connu ou reconnu, d’être radiographié et alors on craint que son propre univers ne soit exposé à la lumière, des lanières de clarté pouvant en inciser le derme. Mais qu’avons-nous à dissimuler qui ne supporterait le jour ? Sommes-nous seulement un empilement de secrets, un palimpseste qui porterait en filigrane nos pensées intimes, nos vécus singuliers, nos passions inavouées, souvent inexaucées ? Voyez-vous les questions ne manquent de se lever, de tourbillonner au risque de connaître leur vortex et de disparaître par le trou de la bonde. Car toujours le danger est grand de s’exposer au vif rayonnement du soleil. Trop de massif réel, trop de vérité immédiate et notre âme prend peur et elle pourrait bien regagner le lieu de son mystère, à savoir ce Néant sur lequel nos piètres existences sont fondées.   

   Par nature, vous le savez bien, nous sommes des êtres traversés de métaphysique, peut-être même ne sommes-nous que cela, des quêteurs de sens, des chercheurs d’Absolu qui interrogent les fins d’exister sans jamais pouvoir en connaître les ultimes raisons. Au reste, exister est la première erreur. Il eût mieux valu demeurer dans le virtuel, n’être qu’une possibilité, un hasard  en voie de…, ainsi tous les horizons se fussent-ils donnés comme envisageables et notre liberté, paradoxalement, eût connu ce sans-limite dont nous voudrions être atteints, dont nous désespérons de ne jamais pouvoir en approcher la cible. Nous sommes des êtres de papier, des êtres du doute et de l’irrésolution. Nous sommes construits sur le sable dont, chaque jour qui passe, le château s’écroule, il ne demeure qu’une flaque d’eau et un peu de ciel gris.

   Mais je ne filerai davantage la métaphore, m’intéressant à Vous, uniquement, vous disposant sous la lentille de mon microscope. Au hasard de mes chemins, j’ai croisé beaucoup d’individus, des sûrs de soi, des sérieux, de pauvres hères tout occupés d’eux-mêmes, des matamores, des discrets et quelques hétaïres faisant de leurs corps le centre d’une joie. Ne les nomme-t-on « Filles de Joie », sans doute y a-t-il là une once de vérité en ceci, au motif que toute énonciation ne repose jamais sur du vide, cependant, je vous l’accorde, joie triste que celle dont la vénalité est la seule et unique ressource. Seulement, nous ne pouvons jamais rien savoir de l’Autre, il est un nuage de gaz perdu au fond de l’immense galaxie. Mais, de nos jours, tout comme jadis, souvent les relations humaines reposent sur du négoce et les « espèces sonnantes et trébuchantes » ne sont pas toujours là où on les cherche. Beaucoup de relations se paient « en monnaie de singes ». Mais l’heure n’est nullement venue de tracer le portrait de l’humaine condition à la pierre noire, elle s’en charge toute seule avec l’efficace qu’on lui connaît.

   Et maintenant je vais tâcher de dire votre corps, de l’exhumer de sa tombe, d’apercevoir quelques facettes, de l’esprit sous la chair, de l’émotion sous l’abandon. Quiconque vous découvrirait au hasard de ses pas vous penserait irrémédiablement perdue, si près d’un retour à une manière de sol primitif, livrée à quelque limon archaïque. Vous paraissez tellement en épouser la triste et sévère condition. A simplement vous dire, et je suis saisi de cette dimension de confusion qui est le sceau même des Schizophrènes, cette ligne qui les scinde et les éparpille dans le vaste désert du Monde. Votre attitude, serait-elle le reflet d’une simple lassitude, la rumeur passagère d’un ennui, l’ombre d’une mélancolie et, déjà, vous seriez sauvée plus qu’à moitié, et déjà vous seriez sur la voie d’une guérison. Oui, je sais ce que vous pensez : guérit-on jamais de Soi ? Au sens strict, nullement et ceci est heureux car le mal, la souffrance en nous sont les aiguillons de la lucidité, ils évitent que nous ne sombrions dans la facilité, le désœuvrement, ils sont l’acide posé sur la plaie de vivre, si bien que cette dernière ne prend de valeur qu’au gré de cette ombre, de cette nuit. Mais nous n’allons pas refaire le monde.

   Sur cette couche livide, une neige à peine cendrée, Vous (ou ce qui en tient lieu, vous n’êtes pas votre corps, seulement ?), émergez à peine de ce qui ne vous soutient qu’à titre d’hypothèse et vous pourriez disparaître à tout instant que nul ne s’en étonnerait. Et ceci, simplement à la mesure de cette inconscience manifeste dont vous ne paraissez être que la « ligne flexueuse », quelques traits éparpillés dans le tumultueux concert du Monde. Mais, pour autant, vous n’êtes nullement au silence et votre chair est un cri que vous portez, serrez en vous comme s’il était votre unique bien. Le cri vous enfante tout comme vous le portez à l’être. Entre le Cri et Vous se donne l’intervalle de qui-vous-êtes : une Douleur hissée au plus haut de sa flamme. Tout, en vous, atteste de ceci, le Tragique vous habite en tant que seul lieu disponible.

   Ce qui est le plus étrange, votre venue aux choses dans le pur retrait de qui vous êtes. En vous, au plus tumultueux, combure une vive braise et, de cette ignition, vous faites le centre de votre avenir. Jamais le feu ne s’exilera de vous, il est votre marque la plus visible. Mais, étant cette Femme-ci sur sa couche, par simple capillarité humaine, vous êtes Toutes-les Femmes-du Monde qui ne sont à leur tour que Tous-les-Existants-de-la-Terre. Tous nous venons du feu, tous nous allons au feu. Qu’est-ce à dire, le « feu » ?

 

C’est le Danger

C’est la Question

C’est l’Aporie

  

   C’est l’être-jeté qui, ouvrant le monde, tend en un seul geste, les mâchoires du piège. Å peine franchies les écluses utérines et déjà notre perte est signée et déjà commence le compte à rebours de qui-nous-sommes. Je sais, évoquer la finitude est un tel lieu commun qu’elle finit par devenir banale, au point qu’on la penserait la création d’un inventeur fou, d’un individu démoniaque. Mais, je vous l’accorde, parler de la Finitude revient à parler de Rien, il y a là toute l’ironie de la tautologie.

   Mais évoquer la Mort, la Mort réelle, celle qui fige sur notre visage de carton les derniers traits d’un humour noir, alors ceci devient si sérieux, si palpable que nos lèvres blanchissent, que les mots, au fond de notre gorge, font leurs lentes boules d’étoupe et bientôt le silence se lève, pareil à des lames d’effroi, à des pelotes urticantes. Je reconnais, parler de la Mort n’est guère joyeux, mais c’est Vous, seulement Vous par l’abîme de votre énigme qui m’avez fait ouvrir toutes grandes les Portes de l’Enfer. Et voici que le feu apparaît de nouveau avec ses flagelles inquiétants. L’Enfer que vous portez en Vous, l’Enfer que je porte en moi, n’est pas seulement l’invention du génial Dante, il en partage l’heureuse paternité, à des siècles de distance, avec Sartre, l’Homme de l’Être et du Néant. « L’enfer c’est les Autres », énonçait avec raison le Philosophe. Leur seule présence est, pour nous, acte de néantisation à la hauteur duquel nous connaissons notre Chute, bien évidemment celle de notre propre Genèse dont Icare témoigne à titre de symbole. C’est toujours notre Liberté qui est en jeu, sur laquelle l’Autre empiète et cette seule pensée nous est intolérable, même au prix d’une généreuse éthique.

   Notre immanence nous est insupportable, elle nous contraint, elle nous étouffe. Alors, sur les moignons de nos membres, nous collons des plumes, nous fixons des rémiges, des faisceaux d’aigrettes rectrices auxquelles nous attribuons quelque vertu, nous sauver, en premier, de nos mortels destins. Mais notre essai de transcendance, comme chacun le sait, ne se traduit que par un brusque retour au sol, lequel ne fait que confirmer sèchement la valeur de nos craintes. Nous sommes en sursis. Et voici que surgit à nouveau l’un des titres des « Chemins de la liberté », ce « Sursis » qui, toujours, plane au-dessus de nos têtes, vautour à la recherche de sa proie.

   Mais Vous que je ne connaîtrai jamais (c’est à peine si je parviens à me connaître, ce n’est guère faute d’introspections, faut-il croire qu’elles sont infructueuses !), vous pliée sur la couche du Destin, vous perdue avant que de vous être trouvée, je vous offre pour terminer cette perle existentialiste tirée du « Sursis » :

 

    « Une femme traversa cette transparence. Elle se hâtait, ses talons clapotaient sur le trottoir. Elle glissa dans le regard immobile, soucieuse, mortelle, temporelle, dévorée de mille projets menus, elle passa la main sur son front, tout en marchant, pour rejeter une mèche en arrière. J'étais comme elle ; une ruche de projets. Sa vie est ma vie ; sous ce regard, sous le ciel indifférent, toutes les vies s'équivalaient. L'ombre la prit, ses talons claquaient dans la rue Bonaparte ; toutes les vies humaines se fondirent dans l'ombre, le clapotement s'éteignit. »

  

   Outre que le style est superbe, existentialiste en diable, il dit qui-je-suis, il dit qui-vous-êtes, « soucieuse, mortelle, temporelle », disant la Vie il dit la Mort. Dans son bel essai de jeunesse « L’extase matérielle », JMG Le Clézio dit, à propos de sa Mère, image de l’Existence : « Celle qui m’a mis au monde, aussi m’a tué. » Nul ne saurait mieux dire la Naissance comme Mort. Et, sans doute, la Mort comme Naissance. Å quoi ? Vers quelle direction ?  Nous ne percevons encore nullement l’amer qui pourrait en fixer le sens.

 

« That’s the Question »

 

   Å peine le brigadier a-t-il frappé les trois coups, que, déjà, le rideau se referme. Si la Beauté existe, elle ne surgit jamais que de cette tension constitutive, de ce lumineux intervalle, de ce feu !

 

 

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