Lucian Freud
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Ce matin, à peine sorti des voiles d’un songe, et me voici devant vous avec l’étrange impression de vous avoir vue quelque part. C’est toujours un réel souci que de ne pouvoir retrouver ni le lieu, ni le temps, pas plus que les circonstances d’une rencontre. Alors on est un peu démuni, à la manière de quelqu’un qui aurait la sensation de n’éprouver qu’une partie de son corps, des fragments s’en étant absentés avec le sentiment attaché d’une vacuité. Il est fréquent que, dans les premières heures du jour, lorsque mon esprit est encore embrumé, cerné des dernières ombres de la nuit, d’étonnantes présences ne se manifestent. Certes elles n’ont guère de consistance et décideraient-elles de surgir à l’improviste dans le demi-jour de ma chambre que je croirais avoir affaire à de simples spectres, peut-être à quelque résurgence d’un fantasme nocturne. C’est toujours une réelle et éprouvante tâche que de démêler les visions, de faire la part du réel, de l’imaginaire, de placer ici une vague illusion, d’archiver là un fait que, déjà, la mémoire aurait oublié. Si bien que je pourrais croire à des variations de mon propre cogito qui énoncerait, successivement :
« Je vois, donc je suis »
« Je rêve, donc je suis »
« J’imagine donc je suis »
C’est de cette singulière oscillation dont je suis saisi dès les premières heures du jour et, comme le cormoran qui déplisse ses ailes avant de prendre son envol au-dessus de la rivière, il me faut ce temps d’acclimatation avant que les choses, ayant retrouvé leur netteté, ne tiennent le langage de la vraisemblance.
Ce matin même, c’est ceci qui s’est imprimé sur la falaise blanche du mur : c’est tout d’abord une teinte qui m’est apparue. Un genre de camaïeu indéterminé, une hésitation de la matière à trouver la forme de son être. Et, du reste, c’étaient moins des couleurs que des états d’âme versés au compte du jour à venir. Cela avait la touche infiniment discrète d’un vase en céladon, cet effleurement de bleu léger, ce gris de porcelaine, ce blanc taché de tristesse, cette gomme presque transparente, on la croirait faite de l’eau des yeux, ces larmes qui bourgeonnent, elles sont les messagers discrets de cet intérieur qui se retient sur le bord du Monde. Il faut longuement regarder avant même de confier sa chair à l’abrasion de la lumière. De la chair nocturne à la chair diurne, il y a la même distance que celle qui se donne entre le pays flamboyant des rêves et celui, de glace et de frimas du réel, toujours occupé à affûter ses angles, à aiguiser ses dagues, à diffuser son acide partout où une peau affleure, une entaille est toujours là qui guette. Oui, toujours une douleur à écarter, une souffrance à éviter car exister n’est jamais qu’une marche en avant, on courbe l’échine, on évite les étoiles acérées des shurikens, on tâche de ne nullement perdre l’équilibre, de chuter hors de Soi.
Mais rien ne sert de demeurer dans l’enceinte de ce lourd pathos. Il est toujours actif sous la ligne de flottaison, autant l’ignorer, si lui, cependant, ne nous ignore point. Donc vous, « Jeune femme au chaton », puisque c’est le titre que le Peintre vous a donné afin que vous preniez rang dans le cosmos de ses œuvres. Il me semble que vous êtes la Figure de proue d’une illisible ontologie, comme si vous veniez à l’être en vous retenant de n’y parvenir jamais. Vous êtes sur une manière de frontière, en équilibre sur un fil, vous situant au-dessus d’une ligne qui ne vous détermine qu’à mieux vous ôter à quelque regard qui pourrait vous justifier, vous attribuer cette réalité dont il me semble que vous êtes en-deçà, tissée de rêve, sans doute traversée de doute, en équilibre instable entre un conscient qui vous appelle, un inconscient qui vous rejette dans les limbes.
Vous partez de celle que vous auriez à être mais vous retenez au bord de celle que vous ne serez jamais car il ne sera nullement dit que l’hypothèse dont vous êtes la fragile empreinte ne trouve quelque confirmation en quelque endroit que ce soit. Et, voyez-vous, vous l’Irréelle, vous la pure émanation du Rien, vous l’écho du Néant, laissez-moi vous dire combien je vous trouve incarnée alors que nombre de nos Commensaux qui croient l’être ne sont que des chimères au large de qui ils sont ou, plutôt, de qui ils croient être. Car pour être, il ne suffit nullement de croire que l’on se situe en quelque endroit précis de la genèse humaine, non, il faut s’éprouver être en tant qu’être et ceci est la plus redoutable difficulté qui soit.
Beaucoup croient à leurs corps qu’ils choient, à leurs biens qu’ils adulent, à leurs rencontres qu’ils pensent magnifier à simplement être dans le luxe d’eux-mêmes, dans l’apparence la plus flatteuse. Combien ils se trompent et vous le savez depuis ce lieu de sagesse que vous occupez, libre de vous puisque vous êtes seulement en voie de prendre forme, libre de vos pensées que nul prédicat n’est venu altérer de son empreinte mondaine. La liberté est ceci : être en avant de soi, sur cette mince lisière où rien n’est encore décidé, où les choses attendent de recevoir leurs attributs, où les couleurs sont vacantes, de simples transparences, où les voix sont au silence, où nul calame n’a encore tracé sur quelque parchemin que ce soit le signe de sa venue. Être une simple irisation, en quelque sorte. Être est Liberté. Or, vous que j’hallucine peut-être, vous êtes Liberté, tout incline vers cette direction.
Fussiez-vous simple projection de mon imaginaire, rien ne vous servira mieux, vous délimitera mieux que de parler à votre propos et tenter de vous décrire au plus près, ce qui, toujours est un risque. De ne pas dire assez. De dire trop. Il ne vous étonnera guère que je nomme votre posture « originaire ». « Virginale » eût pu convenir, mais je redoute toujours que des connotations par trop religieuses ne viennent altérer ma pensée. C’est de l’Être dont je parle et que la Majuscule à l’initiale n’aille point vous abuser. Par « l’Être », je veux simplement signifier l’existence en sa plus libre venue. Non la Vie qui pointe trop en direction d’un processus physiologique-métabolique, de la pure matière en quelque sorte. C’est votre Esprit en tant qu’il connaît que je souhaite apercevoir et la Conscience qui en est le mystérieux et prestigieux vecteur.
Sous le bandeau auburn de vos cheveux, votre visage est pure blancheur d’écume. Une vague vient au jour qui se retient de déferler, qui hésite, semble observer le Monde. Votre visage est Silence, il est le signe avant-coureur du Langage, le pli à partir duquel affirmer votre prise sur les Choses, dire la trace signifiante que vous êtes en votre fond. Ce qui est étonnant, en même temps que pure beauté, la double présence largement ouverte de vos yeux, ils initient la clairière du Sens, ils forent le réel, le transfigurent, le portent à la dignité du paraître. Sans la présence du regard, le réel serait amorphe, muet, incapable de se hisser au-dessus de la mangrove des jours, une heure suivie d’une autre que l’autre vient abolir. Rien ne se lèverait de rien et c’est bien par vos yeux que tout rayonne et que se déclot un horizon. Tout regard est performatif qui accomplit tel paysage, tel Quidam, multiplie tel sentiment. Les yeux sont purs prodiges. Or votre regard, à l’évidence, est neuf. Or votre regard veut immédiatement savoir la Vérité. Votre regard est en quête. De Soi, de l’Autre. De tout ce qui est dont on doit faire son aventure la plus proximale, la plus exigeante.
Quant au double motif de vos lèvres, il n’a rien à envier à la pertinence de vos yeux. A son abri se lèvent les fragrances souples du désir de goûter, d’éprouver de toute la dimension des sens une volupté partout présente. Pour l’instant, nul besoin de parler. Peut-être articuler, en voix silencieuse, ce qui, de vous, monte de l’intime et se contient au bord d’une révélation. En-deçà, ce mystérieux intérieur qui brode le motif de votre poème, au-delà, le bruit du Monde en lequel se perd votre pollen, il s’abîme, le plus souvent, en une illisible et confuse prose.
Le haut de votre vêture est d’un bleu pastel, un ciel à peine affirmé, une lagune sous la caresse de l’aube. Tout y est dit de votre discrétion. L’Être, jamais ne peut s’atteindre dans la fébrilité. C’est fragile, l’Être, c’est un cristal dont nul ne peut décider du moment où il doit vibrer, c’est un diapason qui ne posera ses harmoniques qu’à la mesure d’un signifiant devenu, dans l’instant, signifié. Votre main est doucement refermée sur la fourrure tigrée d’un jeune chat. Ce que votre belle effigie annonce, cette naissance aux choses, le petit animal vient en redoubler la note discrète. Le Monde, vous ne le regardez pas encore, vous demeurez à distance, vous confiez le soin de le voir à ce chaton dans la simplicité de sa nature.
S’agit-il d’un symbole, ce modeste félin est-il votre pré-conscient ? Lui avez-vous confié la mission de désoperculer le réel après l’avoir approché à la manière dont ses grands frères les lions jettent un œil au-dessus de la savane, observant leurs proies. Exister est-il un acte de prédation ? Si l’on en croit le sombre visage du monde, oui, exister est avancer parmi les fauves et les loups, les griffes sont sorties qui, bientôt, vont déchirer et manduquer le plus faible, le plus isolé. C’est bien du tragique qui s’offre au Nouveau-Venu. C’est de la polémique. Mais c’est aussi ce qui fait la beauté du geste de vivre. Quel intérêt présenterait une plaine lisse, dépourvue d’aspérités ? Le mouvement dialectique qui anime les contraires est la scansion même de la vie. Un hochement de balancier qui est le rythme de notre propre cœur.
Vous, le Chaton : une innocence liée à une autre innocence, une fragilité entourant une autre fragilité. Que ce minuscule félin soit votre emblème, que vous le présentiez au Monde à la façon d’un sceptre, ceci n’est pas pour m’étonner. Votre pouvoir réel, être qui vous êtes en votre fond, ou ne tarderez à être, vous en dissimulez l’infini pouvoir, la capacité de diffuser, de semer son aura tout autour de vous, sous la sagesse immémoriale de ce chat qui est aussi figure de liberté. Peut-être êtes-vous un brin sauvage comme lui, ne laissant percer la lucidité de votre regard qu’au travers d’une fente inapparente, ce qui vous dissimulerait à la curiosité mondaine (elle est insondable), en même temps que vous ne prélèveriez de l’espace environnant que ce qui contribuerait à parachever l’œuvre en voie de constitution que vous êtes depuis cette belle toile intitulée « Jeune femme au chaton ». Que j’aie saisi la possibilité de l’Être à partir d’une œuvre d’art, ceci n’a rien d’étonnant si vous avez suivi la quête de l’essentiel qui m’anime et soutient mon souffle. L’Art est l’exception, la haute figure où tous, tant que nous sommes, devrions puiser le sens de notre existence, avancer à la manière des félins, avec circonspection et souplesse, laisser filtrer le jour par la meurtrière à peine ouverte de nos yeux, mais ouverte sur ceci même qui signifie et nous porte à notre Dimension proprement Humaine. Proprement Humaine, ceci dont le Siècle a le plus besoin.