« Fille assise »
Barbara Kroll
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« Fille assise », nous voici rassurés à même le titre de l’œuvre. Toujours face à elle, l’œuvre, nous sommes désemparés, parfois saisis d’une inquiétude. Légitime du reste. Dans notre face à face avec elle, nul intermédiaire qui, par sa médiation, viendrait nous rassurer, nous réconforter. Oui, par rapport aux formes de l’Art, nous sommes comme dépouillés, nous craignons de n’en saisir qu’un fragment privé de sens, son « explication » totale nous échappant et nous plongeant dans les affres de l’incompréhension. Car regarder l’Art ne revient nullement à en toiser de haut la Cimaise, bien plutôt à demeurer dans un site de pudeur, de retrait, de modération. Et, de cette position qui, cependant, n’est nulle aliénation, respect seulement, considération par rapport à ce qui est oeuvré, nous nous mettons en position d’attente, disponibles au surgissement. Nous craignons, précisément, que rien ne surgisse et que, laissés en rase campagne, nous ne restions au centre de notre solitude, privés de dialogue, à court de paroles. Car rien ne nous assure de quelque évidence et bien des Voyeurs ressortent des salles des Musées, bien plus démunis qu’ils n'y sont entrés, une frustration remplaçant l’attente du comblement d’un désir.
Les œuvres de Barbara Kroll, en une première estimation du regard, sont totalement déconcertantes. Nous sommes plongés soudain dans un monde étrange qui n’est ni le Réel ordinaire, ni le complet Irréel de l’imaginaire ou du songe, mais un étonnant Monde Intermédiaire dans lequel les Sujets paraissent sur le point d’une venue à Soi, que le traitement pictural rapide, spontané, parfois à la limite d’une violence, semble biffer à même son énonciation. La forme monte à la visibilité mais selon quantité d’esquisses successives qui font se lever le doute et l’incertitude chez-Ceux-qui-regardent. Un Monde paraît qu’un non-Monde efface et ceci constitue la profonde originalité de cette œuvre tout en jaillissement, en feu de Bengale, en crépitement d’artifices. Ici, tout se dit sous le signe de la rature, de la biffure, de l’incomplétude du trait, de l’hésitation de la tache, de la position du Sujet en ses limites, hors ses limites. Une manière de Néant, parfois nous étreint à la vue de ce qui pourrait paraître en tant qu’illusion, hallucination, comme si l’œuvre, nous l’avions créée de toutes pièces en notre monde intérieur, là où ne vivent que les ombres et la matière tubéreuse de la chair, une cécité en réalité, un clair-obscur où l’obscur domine et relègue tout dans le motif étroit d’un non-sens.
Alors, ouvrant les yeux, affutant le faisceau de notre lucidité, l’œuvre s’effacerait d’elle-même et rejoindrait la brume et l’ouate inconsistante de nos fantasmes, un désir avorté en quelque sorte. Nous serions en l’œuvre hors de l’œuvre et tout serait à recommencer de notre chemin en direction de la sphère esthétique. Å aborder de telles créations, il faut une disposition d’esprit, une attente réelle des significations qui s’y dessinent en filigrane, il faut, tout à la fois, l’exigence de l’Esthète, l’attente naïve du tout jeune Enfant, l’assurance de la Maturité. Seule cette vision polyphonique des choses nous mettra en mesure de coïncider avec cet univers sensible si captivant. Aimer l’Art n’est que ceci, s’aimer en l’Art et que celui-ci, en retour, sème en nous les spores d’une efflorescence. « Efflorescence », un mot qui traverse nombre de mes énonciations, tellement son pouvoir métaphorique est ensemencé de joie, fécondé de croissance, dilaté de l’intérieur vers cette lumière qui l’attire, en réalise l’admirable photosynthèse. C’est un identique déploiement qui anime les œuvres d’art comme si leur vie secrète fonctionnait sur le même principe métamorphique, à la différence que l’action « pollinisatrice » du soleil, ce sont nos yeux qui en ont la charge, notre conscience qui en ouvre la pure dimension de sens.
Mais revenons à notre nectar, à « Fille assise » qui nous met en demeure de percer son essence, de nous substituer à qui-elle-est, en quelque sorte. Nous n’avons guère d’autre voie que de butiner l’image, pour filer la métaphore, d’en décrire les aspects essentiels. Saisir quelque chose de sa vérité au prix de la nôtre car c’est bien d’un échange dont il s’agit, hors duquel rien ne se paierait qu’en « monnaie de singe ». Le fond de l’image, mais s’agit-il d’un fond ? ne serait-ce plutôt la trace, brossée à grands traits, du sédiment pathique sur lequel repose l’Humain, cette « passion triste » spinoziste qui est « l’épée de Damoclès » qui toujours nous menace et teinte notre bonheur des cendres toujours possibles dont notre destin pourrait être atteint. Oui, cette dilution de gris que rehausse à peine un jaune usé, nous incline à quelque tristesse dont nous déduirons aisément que le Sujet est atteint d’une sorte d’incurable mélancolie. A moins que ce ne soit nous qui projetions, influencés par les taches quasiment tirées des planches du Rorschach. Alors ça papillonne en nous, des ailes s’ouvrent, et il s’en faudrait de peu que nos ambitions d’Icare ne tournent court, nous intimant l’ordre de rejoindre le sol avant même de l’avoir quitté.
Et le Sujet-Fille, qu’en est-il de son intime complexion puisque, déjà ses entours versent dans l’indigence la plus confondante ? Le plus souvent, il y a adéquation du Sujet au milieu qui le reçoit. Certes l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que « Fille assise » est inclinée à la tristesse, son attitude en dénonce l’atteinte au plein de la chair. Comme souvent chez cette Artiste, c’est le sentiment du confusionnel qui domine, rien n’est lisible dans la clarté et le Voyeur de l’œuvre est placé devant une sorte de rébus dont, peut-être, jamais il ne découvrira le dénouement. « Dénouement » ? Certes cette image est une superposition, un enchevêtrement de nœuds dont il semble que personne ne pourrait parvenir à en démêler l’écheveau. En quoi cette peinture est existentielle-métaphysique, ce que j’ai souvent exprimé à son sujet et qui résonne, du reste, à la manière d’un poncif.
Alors, observant Celle-qui-nous-fait-face, sommes-nous pour autant inquiets, perdus en nous-mêmes, un brin désespérés ? Nullement et c’est bien là la vertu de l’Art que de nous déporter hors de nous, de nous donner des motifs de réjouissance au contact de l’émotion esthétique. L’émotion n’est négative que fondée sur un sol qui se dérobe toujours, dont l’être n’a ni contours, ni dimension rassurante. Or ici, une juste nourriture est allouée à notre émotion, laquelle nous ouvre à la dimension du connaître ou, à tout le moins, nous dispose à éprouver quelque sentiment nouveau, une vision renouvelée des choses. Le corps de « Fille assise » est un lavis de gris, infime variation de Perle à Ardoise avec quelques touches de Lin. Ce gris est manifestement élégant, tout à sa discrétion, à son empreinte légère. Ce gris est unité. Ce gris est onction et baume. Ce gris tient éloigné un Noir qui serait la figure du Deuil, tient éloigné un Blanc qui serait la figure du Néant. Å l’abri du Deuil, du Néant, nous avançons dans les coursives de l’Art avec l’assurance de Ceux, de Celles qui savent qu’ici est une lumière qui écarte les membranes de suie de l’Ombre. Nous regardons « Fille assise » et plus rien ne compte que le rayonnement de cette esquisse. Oui, elle rayonne. Il suffit de se porter au-devant d’elle avec les yeux curieux et toujours émerveillés de l’Enfant. Et, d’ailleurs ne dirait-on le dessin d’un Enfant qui, dès le pinceau posé, n’a de cesse de courir après qui il est : un rayon de joie dans le jour qui se lève !