« Sur le mur du fond »
Œuvre : André Maynet
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Hemmelighed, son nom voulait dire « secret », avait toujours été une fille des lisières. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, la lumière à peine levée, un fin liseré sur le bord des choses, les mots à peine chuchotés, le vent à sa naissance, le filet d’eau parmi les étoiles des mousses, le chant de l’oiseau filtrant des douces plumes du nid. Toute petite déjà - parfois inquiétait-elle ses parents par son apparente sauvagerie -, elle n’avait de cesse de parcourir les sentiers qui couraient sur la lande, d’y trouver refuge, souvent à l’abri d’une touffe de fougères ou dans le creux ménagé dans la tourbe que les hommes prélevaient pour leur chauffage. Elle était à l’image de ce pays de pierres et de vent, de chevaux à la crinière bondissante, de ces enfants aux visages tachés de son, aux cheveux roux, ils détalaient sitôt qu’on les abordait. Elle était pareille à ces cairns dressés contre le ciel, pure énigme dont le nom était illisible et, bien que déchiffré parfois, imprononçable.
Hemmelighed n’avait nul effort à faire pour entretenir cette tremblante aura qui poudrait son visage. Sauvageonne, elle n’avait nullement décidé de l’être, cette disposition d’âme coulait en elle comme l’eau glissait contre la toile grise du ciel. En quelque manière, sa disposition au farouche, à l’éloigné, au distant, naissait en elle et trouvait sa naturelle efflorescence selon la pente des jours, la cendre de l’heure.
Tirait-elle profit de ceci ?
L’oiseau s’étonne-t-il de voler ?
Non Hemmelighed vivait sa vie selon la nature et ne cherchait rien d’autre que ce souple mouvement de soi au monde qui, en réalité, le plus souvent, ne s’affirmait que de soi à soi comme si sa solitude se suffisait à elle-même. Parfois, elle partait pour de longues heures d’errance, sautait de rocher en rocher, longeant l’eau couleur de métal de la grève. Il lui arrivait de s’asseoir sur une large pierre plate, ses pieds nus posés au centre de l’eau immobile, seulement attentive à la longue dérive de l’air, au passage au ras de l’onde des grands oiseaux de mer, ils criaient et déchiraient la pellicule lisse du ciel. Elle n’avait d’autre exigence que d’assumer son immense liberté, là à l’écart des foules, là au plein de qui elle était. Elle était, tout à la fois son propre monde et celui, bien plus loin, qui vibrait de sa permanente agitation. Quiconque aurait pensé Hemmelighed atteinte d’ennui, touchée d’angoisse, se serait lourdement fourvoyé. « Fille des lisières » n’avait guère d’autre préoccupation que de se sentir vivre au jour le jour, sous la bannière d’écume des nuages, dans cet infini silence qui déposait en elle la certitude d’une joie.
L’essentiel de son cheminement, regarder longuement le paysage, tutoyer l’immensité de l’espace, contempler le détail inapparent aux yeux distraits, s’immerger au plus profond de son être pour en saisir quelque chose d’essentiel. C’était comme un chant qui naissait en elle, comme une souple rumeur qui ondoyait sur sa peau, comme une musique intime se frayant un passage dans le tapis de sa chair. Rarement Hemmelighed était allée en ville. Son sentiment, au contact de toutes ces allées et venues, à l’écoute des conciliabules qui montaient des bouches, au rythme têtu des talons qui percutaient les trottoirs, son ressenti donc, une manière d’étrange vertige, comme si un alcool fort avait troublé sa tête, poncé sa conscience, amoindrissant la palette de ses sensations. Pour elle, la ville était synonyme d’aliénation et elle n’aurait jamais pu envisager son avenir urbain qu’à l’aune d’une perte. Elle se posait la question de savoir pourquoi la vie sur terre était si agitée, parfois elle en voyait l’illustration dans ce trait blanc qui rayait le ciel, un avion trouait le silence avec la grappe de ses passagers, accrochés à sa carlingue d’acier.
Le destin d’Hemmelighed eût été des plus compromis si elle n’avait possédé en elle, au plus profond de qui elle était, gravé en lettres de graphite, ce don inouï pour le dessin. Après des études qui, pour n’avoir été nullement brillantes, avaient cependant suffi à lui communiquer le savoir dont elle avait besoin, elle avait passé de longues journées à griffonner de grandes feuilles de papier, à tracer ce qui, de toute évidence, était sa propre projection sur la page vierge du subjectile. Entre le papier et qui elle était, il y avait une manière d’osmose, de fusion. Le papier était son miroir. Elle était celle qui, par son dessin, donnait vie au papier. Parvenue à l’âge adulte, elle avait loué une modeste maison, plutôt cabane par sa simplicité, simple abri par destination.
De l’amour elle n’avait rien connu.
De l’amitié elle n’était nullement en peine.
De l’absence de relations elle ne souffrait nullement.
La page blanche était ce par quoi elle venait au monde. Le crayon était ce qui traçait la sémantique de son existence. Ce qui aurait pu paraître tel un manque - la profusion des choses, les relations multiples, les loisirs -, voici que tout ceci naissait au bout de la magie de ses doigts. Chaque trait de crayon était un objet, un lieu, un personnage du monde, aussi son univers était-il complet, identique à celui de ses pairs qui hantaient les corridors bruyants des villes. Hemmelighed, à elle seule, constituait un univers dont nul ne se fût hasardé à rompre l’harmonie.
Sur une planche à dessin qui faisait face à sa table de travail, elle avait punaisé son propre portrait. Il était, en quelque sorte, sa réverbération, sa société, la personne amie avec qui elle communiquait. Certes l’on pourrait se questionner sur ce qui apparaîtrait inclination à l’autisme. Seulement cette supposition serait en pure perte pour la simple raison que la jeune femme jouissait d’un bel équilibre, qu’elle ne considérait nullement le monde comme son ennemi, qu’elle reconnaissait l’altérité comme fondatrice de son propre soi, qu’elle n’avait choisi cette vie érémitique, ascétique qu’au motif de n’installer, entre elle et l’art, que la plus mince cloison qui soit, un peu à la manière des parois huilées des maisons de thé. D’elle à l’œuvre, le sans-distance. De l’oeuvre à qui elle était, un lien immédiat, clair, net sans l’immixtion de quelque ombre que ce fût. En quelque sorte une manière d’absolu. On aura aisément deviné la haute exigence que dissimulait une apparence réservée, retirée, ne proférant qu’à demi-mots.
Mais revenons au portrait d’Hemmelighed, il est l’épiphanie de qui elle est en son fond, un être des lisières qui cherche ses propres limites, qui est en quête de son territoire singulier, de sa façon de se présenter au monde. Le front est haut, dégagé, que frôle une douce lumière. Ce front nous dit l’intelligence à fleur de peau, la sensibilité qui rayonne depuis l’intérieur, cherche à rejoindre ce qui, au-delà d’elle, se donne comme pur mystère. Car, oui, le mystère, pense-t-elle, se situe bien plus au-dehors qu’au-dedans. Le monde est si complexe en ses multiples ramifications, les gens sont si insaisissables qui fuient dès qu’on les approche.
Les sourcils, deux traits estompés, deux parenthèses qui abritent les gemmes des yeux. Les yeux sont effacés, couleur d’opale, couleur d’eau de mer, pareille à celle qui bat les rochers de la crique devant sa maison. Les yeux s’éloignent, trouvent le profond de l’être, interrogent le domaine intérieur, cherchent à décrypter le secret qui dit le choix de l’exister plutôt que de confier son destin au néant. Les yeux paraissent cette simple effusion originaire, celle qui creuse loin, rétrocède vers le lieu de la naissance et peut-être bien plus avant, avant même l’étincelle de vie, avant même l’instauration du cosmos, dans la zone magmatique, indéterminée, abyssale où se perdent les conjectures des humains, où sombrent les hypothèses des savants, où s’abîme la réflexion de qui nous sommes dans une manière de sombre galimatias.
C’est tout ceci que disent les yeux d’Hemmelighed, ils sont, en la matière, les yeux universels, les yeux de tous les hommes qui interrogent le visible, en quête de cet invisible que, jamais, ils ne trouveront qu’au lieu même de leur propre finitude. Peut-être faut-il avoir dépassé la lisière de soi pour connaître l’inconnaissable, Dieu, la cohorte des dieux de l’Olympe, le secret des formules magiques, le contenu enfin décrypté des grimoires sur lesquels s’inscrivent, en lettres celées, ce qui est notre sort commun, une longue dérive aux confins de l’univers, un rébus pareil au mur compact des hiéroglyphes, une charade dont le tout est plus que les parties ; pour connaître aussi la composition des philtres d’amour, la nature des anges et leurs sexes, la manière étonnante dont les mots s’assemblent pour donner lieu au poème.
Le nez de « Fille des lisières » est l’exactitude même, le signe de la probité, de la rectitude du sens, il fait signe en direction de ce qui est droit, de ce qui jamais ne trompe, de ce qui est donné dans la justesse. Et combien ce nez nous touche malgré sa visible austérité. Il est traversé, sur toute sa hauteur, par une bandelette identique à celle qu’arboraient les momies au fond de leur reposoir d’ébène, incrusté d’ivoire. Celle qui reçoit de tels attributs est précieuse, de haute lignée, princesse éternelle par-delà la mort. On imagine, sous ces bandelettes, des amulettes rares, sans doute d’or et de platine avec des rehauts de lapis lazuli, elles escortent l’âme et l’assurent de vivre dans l’au-delà. Hemmelighed, se représentant de cette manière, n’est-elle à la recherche d’une possible immortalité, d’une éternité qui la consolerait de cette vie terrestre ployant sous le poids des contingences ?
La bouche est discrète, à peine un trait inapparent de sanguine qui maintient le langage en état de repos. A observer la double ligne scellée des lèvres, on est soi-même consigné au plein du silence. Peut-être est-ce là le viatique au gré duquel nous nous interrogerons sur nous-même, sur l’autre en son énigme. En effet, rien ne peut partir que du silence qui veut forer en profondeur le peuple infini des significations. Nous, les humains, sommes trop bavards, trop souvent réfugiés dans le mode du « on », ce langage qui n’en est pas un, qui se contente de vagues généralités, d’opinions toutes faites, d’assertions pareilles à des images d’Epinal, de « pensées » qui n’ont guère cours que dans une bruyante « cour des miracles » où la persistance des rumeurs se donne pour la forme de la vérité.
Oui, bien des discours tournent à vide, ne déploient que d’étiques bannières que le vent disperse sans en garder quelque souvenir que ce soit. Si Hemmelighed a mis un tel soin à dessiner les lèvres, à les faire se retenir sur le bord d’une parole, c’est parce que, avertie de l’importance des mots, elle a voulu les sauvegarder dans un avant-dire seul fondateur d’une énonciation étayée en raison. La prétendue « sauvagerie » de la jeune femme, ne serait-elle, en réalité, que l’émergence d’une profonde sagesse ? Sûrement, il faut être sage, être destiné à confronter les grandes interrogations pour demeurer ainsi dans cette posture si humble, se confronter au silence, s’immerger en soi pour y trouver une façon d’exister qui ne soit nullement une compromission, un comportement à la mode, mais une réelle attitude reflétant l’humaine condition en son essence. Seules les grandes âmes le peuvent qui savent vivre dans le dénuement et tirer, de leur simplicité, la force nécessaire afin d’affronter la seule question qui vaille, être homme, être femme jusqu’au bout de soi, en l’entièreté de son être.
Cette brève méditation sur une belle œuvre d’André Maynet nous a permis de poser, au travers du personnage fictif d’Hemmelighed, ce qui en soi devrait nous alerter en tant qu’humains dans notre marche en avant. Tous, autant que nous sommes, apparaissons en tant qu’êtres des lisières, ce qui veut dire que, la plupart du temps, sinon toujours, nous n’avançons que dans l’ombre portée de qui nous sommes, nous contentant de cette lumière de faible fanal, satisfaits de côtoyer des demi-vérités ou, pire, des non-vérités que nous prenons pour argent comptant, pensant que la vie, telle la pièce de monnaie, peut se lire indifféremment selon son avers porteur de son effigie, ou bien son revers où se donne son chiffre, sa valeur faciale. Bien évidemment il n’y a de vérité que de l’épiphanie d’un visage, autrement dit la manifestation de son essence, son envers n’exhibant jamais qu’une existence soumise aux aléas et accidents de toutes sortes.
Nous aimons Hemmelighed
comme nous aimons un beau paysage,
une montagne sublime,
un lac aux eaux profondes,
le nectar de vérité qui se lève d’un beau fruit.
Oui, de ceci nous avons soif !
Oui de ceci nous voulons nous abreuver !
Nous voulons la douce
et exacte ambroisie du monde.
Elle seule en son immédiate saveur.