Peinture Léa Ciari
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Quand tout va bien pour Soi, le tout du Monde vient au-devant avec souplesse et naturel comme si l’on vivait une existence, somme toute, sortie d’un Conte de Fées. Tout est joyeux. Les oiseaux pépient dans les haies semées des étoiles blanches des fleurs. Le soleil lisse votre peau d’une onde de clarté bienfaisante, maternelle. La mer bat au loin avec ses flux et reflux, on dirait un jeu d’enfants. La rue est pimpante, les trottoirs ruissellent de lumière. Les Passants vous sourient auxquels vous tendez un visage ouvert, accueillant. Tout dans l’évidence, tout dans le trait droit sans brisure aucune, tout dans la clarté épanouie du ciel. Entre Soi et le Monde, nulle distance. La rivière est là, toute proche avec ses lames d’argent. La montagne est altière qui se détache sur fond d’horizon. Les gens sont heureux, à l’aise dans leurs tuniques de soie, ils glissent infiniment en eux-mêmes comme visités d’éternité.
Seulement, voici, ce qui se donnait dans le lumineux, le sans-retrait, s’obombre de bien funestes teintes. La rivière est boueuse, lourde, ses rives semées de noires racines. La montagne disparaît sous la taie dense du brouillard. Le soleil se voile, devient blanc, ses rayons repliés au centre de sa fournaise. Ceci est arrivé si soudainement, la nuit a succédé au jour sans même qu’un crépuscule ne s’interposât entre les deux dans la manière d’une transition qui en eût atténué cette brusque métamorphose. Et tout ceci, ce chamboulement a eu lieu à l’ombre des consciences humaines, à l’insu du savoir, au revers des lucidités. Le surgissement d’une aporie au plein d’une immarcescible joie dont on pensait qu’elle n’avait nulle limite. Partout l’on est saisis de stupeur. Partout l’on cherche un refuge, un angle de clarté, un mot visible dans le palimpseste confus des choses. Rien ne fait sens qu'un sentiment d'absurde rivé aux marges de l'infini. L'on se questionne sur la possibilité d’une involution du temps, l'on s'interroge sur sa propre place dans l’Univers, sur la finalité de ce qui vient, de l’avenir, sur Soi. Nulle réponse cependant, sauf parfois les borborygmes d’un langage devenu inconnaissable.
Qu’est-il advenu de l’Homme ? Ceci : L’Homme, la Femme, l’on ne sait plus très bien à qui l’on a affaire dans cette étonnante physionomie qui vient à nous depuis le plus éloigné du temps. Peut-être la figure de l’androgyne, peut-être la face de quelque mutant en son incompréhensible genèse. « Inquiétude » sera le nom attribué à cet être qui n’en semble nullement un, juste un métabolisme, un mouvement confus, une à peine sortie des limbes. Parler de lui, revient en quelque sorte à évoquer le Néant en personne. La broussaille des cheveux se dissout dans un fond de nuit. Ce qui tient lieu de visage (plutôt une épiphanie barrée), une sourde masse grise qui fait penser aux feuillets d’une ardoise, aux toits de zinc sous un ciel d’orage, aux boulets d’anthracite, enfin tout, sauf une note de bonheur, bien plutôt l’annonce d’une perdition en de bien obscurs abysses. Seul un œil dont on ne voit que la paupière close est visible. Une manière d’Oeil-Tombe si vous voulez, de vue scellée dans son douloureux cénotaphe. La barre du nez s’efface sous une ombre qui en envahit la racine. Deux mains (mais s’agit-il encore de mains, ces larges battoirs pourvus de griffes en leur extrémité, n’est-ce l’émergence de la pure animalité, l’emblème d’une sourde violence ?), les mains donc, encagent le visage, les barreaux des doigts sont la geôle dont nulle parole ne pourra sortir, nul cri émerger puisque le merveilleux langage semble être condamné à trépas.
La vêture, dans le prolongement du non-visage, est de la même teinte lugubre de schiste, rien ne s’y distingue qui pourrait indiquer une possible sortie, l’éclosion du plus mince espoir. Å côté, le bon Sisyphe est exultation de joie, rayonnement de félicité. Vous pensez que je force le trait, que je noircis à plaisir la scène qui se présente à moi pour lui donner la physionomie d’une Tragédie Antique ? Eh bien, s’il en est ainsi, vous aurez raison au motif qu’en ce jour de Novembre, mois des feuilles mortes et des Morts dont on honore le souvenir, mon projet le plus immédiat est de dépeindre l’Humaine Condition, sous les auspices les plus fâcheux qui se puissent imaginer. « Qui aime bien, châtie bien », dit le proverbe et je ne veux pour l’humain que le Destin le plus heureux, que les joies les plus évidentes. Et, afin de brosser le portrait d’Inquiétude avec un souci de précision, je dirai qu’il pourrait être semblable, en bien des points, aux figurations tout en chantournement, anamorphoses diverses, pliures, chiasmes et autres fantaisies formelles qu’un Francis Bacon a peintes en son temps dans ses célèbres « Autoportraits » dont chacun se demande bien quelles sombre motivations inconscientes l’ont conduit à produire autant de chefs-d-œuvres qui, en même temps, figurent l’Humain en ses plus navrantes et effrayantes représentations.
Et maintenant va débuter une « Fable Biblique » dont bien des aspects seront à verser au compte du Réel le plus pur. Adam et Ève, tout juste chassés du Paradis après qu’ils ont mangé le fruit défendu de « l'arbre de la connaissance du bien et du mal », se retrouvant en de riantes contrées terrestres, vont de-ci, de-là, insouciants, grapillant ici quelques baies de délicieuses framboises, là des mangues à la chair odorante ou bien des mets inconnus qui flattent leurs palais, leur donnent un vif plaisir et finissent par fouetter au sang la lame de leur incorrigible désir. Aiguillonnés par une audace constitutive de leur état, poussés par leur gourmandise sans fin, ils se sustentent à toutes les fontaines et cormes d’abondance terrestres. Et, bien entendu, selon leur propre logique interne, un plaisir en appelant un autre, une curiosité s’ouvrant sur une autre, ils consomment à satiété tout ce qui leur tombe sous la main.
Sous la férule d’un inextinguible progrès, ils n’ont de cesse d’explorer des territoires inconnus, d’extraire de leur sein tout ce dont ils pensent qu’ils pourront tirer quelque profit. Les années passent, les siècles passent, les millénaires passent et Adam et Ève, respectant à la lettre l’injonction divine :
« Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là ; ayez autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout ce qui est vivant et qui remue sur la terre. »
Adam et Ève donc, crûrent et multiplièrent, donnant le jour à la ribambelle des Seth, Enos, Cainan, Mahalaleel, Jared, Enoch, Methuselah, Lamech, Noah, Shem, lesquels, à leur tour, enfantent et enfantent à nouveau, si bien que, sur la Terre, il ne demeure plus un seul pouce carré qui ne soit investi de la présence humaine. Et le « mal » se serait limité là si les descendants d’Adam et Ève n’avaient eu, chevillé au corps, un insatiable désir de « soumettre » la Terre, en effet, de la dépouiller jusqu’à l’os des infinies richesses dont elle était prodigue. Ainsi au cours de la suite interminable des jours, ils se livrèrent à un pillage en règle de cette généreuse Fontaine, la laissant à son étiage, un mince filet d’eau coulait entre d’étiques racines. Les Héritiers de l’Éden n’eurent de cesse de piller les Océans, de les vider de leurs poissons d’argent ; de mettre le feu aux forêts, d’incendier la moindre parcelle de garrigue ; n’eurent de cesse de rouler en tous les sens sur la Planète au volant d’automobiles qui crachaient leurs nuées de fumées délétères ; de manduquer la chair des animaux les plus divers ; d’inventer des machines qui foraient le sol jusqu’en d’insondables profondeurs, extrayant cet « or noir » qui les enivrait ; n’eurent de cesse de sillonner les vastes travées du ciel dans de puissants aéronefs aux sillages écumeux ; de pianoter des journées durant sur de minuscules écrans qui étaient leurs Nouveaux Dieux et qui, à la vérité, les rendaient FOUS ; de se presser selon des foules compactes dans des Parcs d’Attraction qui n’étaient que les Temples de l’Argent ; n’eurent de cesse de prendre la Planète qui les accueillait avec gentillesse et douceur pour un vulgaire agrume dont ils pressaient les flancs jusqu’à ce qu’ils fussent sur le point de se rejoindre. Enfin, en un mot, ils n’avaient cessé de « scier la branche sur laquelle ils étaient assis », si bien que leur Chute était un facsimilé de la Chute Originelle que, du reste, ils n’avaient plus en vue, s’interrogeant sur la raison de leur précipitation de Charybde en Scylla. Je vous avais prévenus, je voulais brosser un portrait de l’Humaine Condition en ses plus extrêmes valeurs, persuadé cependant n’y être parvenu que très partiellement, les mots, parfois, étant malhabiles à traduire la complexité du réel.
Cette rapide épopée humaine se veut en tant qu’allégorie d’une inconscience généralisée, d’une manière d’hébétude dont la toile de Léa Ciari pourrait figurer un possible emblème. Rien de plus précieux, en effet, que le visage humain, ce magnifique porte-enseigne de la conscience des Hommes lorsque, porté à ses plus hautes qualités, il détermine leur Destin tel un lumineux trajet de comète qui illumine le ciel et lui donne sens. Certes, bien des vertus encore brillent au firmament : de Grands Chercheurs innovent dans tous les domaines, des œuvres d’art surgissent ici et là, des gestes d’oblativité se donnent à travers le Monde. Mais combien toutes ces vertus sont contrebalancées par des comportements inconscients qui mettent la Planète dans le plus grand danger : celui de mourir. Le Poète et Visionnaire Paul Valéry (mais c’est un seul et même état), disait en un temps qui n’est guère lointain :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Toutes les civilisations, ou presque, ont connu leur fin sous de funestes figures. D’elles, ces sublimes créations des Hommes, que demeure-t-il ? Des Moais aux yeux vides qui scrutent énigmatiquement le ciel de l’Île de Pâques ; quelques fresques de la Civilisation Minoenne à Cnossos ; des temples Khmers envahis de végétation à Angkor ; quelque bas-reliefs Assyriens ; le Temple Maya des Inscriptions à Palenque au Mexique. Que demeure-t-il sinon des cendres, une fumée qui se disperse à tous vents ? Ceci est d’autant plus dommageable que tout ce que ces hautes Civilisations avaient crée en matière de connaissance, d’art, de manière de vivre, tout ceci a été balayé par on ne sait quel typhon dont, sans doute, l’Humain possède le secret au plus haut point.
Alors, faut-il désespérer ? Faut-il enfouir sa tête d’autruche dans le sable et vivre d’inconscience ? Faut-il démultiplier les « prodiges » d’un Progrès sans fin qui nous aliène bien plutôt qu’il ne nous élève et nous place au faîte de notre Condition ? Ces questions sont par nature interminables, tout comme la Dimension Humaine semble illimitée dans la voie de son Destin ? Y a-t-il une fatalité, une Volonté abstraite, qui nous dépassent et nous intiment l’ordre de toujours plus avancer en direction de ce foisonnement qui nous fascine, dont nous sommes, à l’évidence, partie prenante ? Pouvons-nous demeurer en qui-nous-sommes, c’est-à-dire éprouver la profondeur de notre liberté à seulement nous situer dans un temps lent, à ne connaître que l’espace qui nous est proche, renonçant à nous approprier le Tout du Monde, cette mesure étant, bien entendu, pure illusion ? Aurons-nous la force d’évaluer les enjeux de notre fuite en avant et, en conscience, faire de la sagesse, du repos, de la sérénité les lignes selon lesquelles nous retrouverons les lois imprescriptibles de notre Essence ?
Il en va de notre avenir, de ceux de nos Descendants, de l’avenir du Monde, du contenu de la Civilisation qui sera notre miroir. Certes, le propos est sérieux et comment ne le serait-il ? Il est question de l’Homme s’inscrivant ou non dans la perspective d’une éthique. La Belle Image commentée ici, de par son caractère inquiet, me fait naturellement penser aux Grotesques de la Renaissance, ces visages mi-humains, mi-végétaux versant en direction d’une minéralité quasi préhistorique, Grotesques qui ornaient les parties les plus secrètes, les plus ombreuses des jardins. Est-ce ceci que nous voulons, perdre notre épiphanie humaine et sombrer dans quelque obscure grotte dont, jamais, nous ne ressortirons ? Est-ce ceci ? Non, nous avons bien mieux à faire, suivant la Voix de notre Conscience !