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4 mai 2024 6 04 /05 /mai /2024 08:04
Puissance du Fragile

Cristal de Baccarat

Source : Image du Net

 

***

 

 

Ce jeudi 25 Avril,

sous un ciel infiniment gris,

 il est en défaut d’horizon.

 

 

    Chère Solveig, dont le nom signifie « Chemin de Soleil », quiconque t’eût nommée « Sorgens väg », « Chemin du Chagrin » eût manqué aux plus élémentaires règles de la « bienséance ». En effet, quelle Fée malveillante, aux humeurs tristes, se fût alors penchée sur ton berceau, obombrant ton destin des plus funestes présages qui se fussent imaginés ? Nul n’aurait l’idée d’attribuer un tel prénom, même à un enfant né dans le plus grand des dénuements. Tout comme moi, tu sais l’importance de toute nomination, elle qui te détermine, de la même façon que la teinte de tes yeux, la blondeur de tes cheveux, la pâleur originelle de ton teint livrent de toi l’image brillante de qui tu es. Si l’on peut dire, « Solveig » est un genre d’antidote aux humeurs sombres de ton Septentrion, neige, vent et l’espace infini livré aux caprices d’un fini qui te délimite, t’enclot en toi sans en pouvoir sortir d’aucune manière. Non, il faut dresser et faire claquer, à tous les blizzards et bises, grains blancs, la bannière enchantée de la Liberté. Là, seulement, est la possibilité de quelque félicité. Tu le sais bien, Sol, non seulement tu es mon Égérie, celle qui me souffle les mots de mon texte, mais tu es aussi ma Confidente, celle que je pourrais nommer « Œnone » en souvenir de Phèdre, cette immense beauté de la langue remise au pur rayonnement de l’alexandrin et cette mesure d’exception du rythme !

   Mais je ne poétiserai pas davantage.  Ma venue à toi en cette parenthèse hivernale dans un printemps bien maussade, parfois une brusque chaleur, puis la pluie et le vent de giboulées retardataires, ma venue donc, avance « sur des pattes de colombe » (tu reconnaîtras la belle formule nietzschéenne), une légère empreinte sur le sol pour dire la Fragilité du Monde, la tienne, la mienne singulièrement, thème dont je souhaiterais t’entretenir ce matin. Connais-tu, parmi les Commensaux que tu fréquentes, un seul individu, ordinaire ou bien « aisé », qui, devant toi, trace le portrait de ses faiblesses, fût-ce dans l’estompe, dans l’atténué lavis ? Non, Solveig, inutile de répondre, personne ne souhaite montrer le revers de sa pièce de monnaie, bien plutôt l’avers, celui qui porte l’effigie, livre le motif essentiel de celui, celle, avec qui l’on s’entretient. Pudeur, orgueil, retrait en Soi, nul n’est en mesure de juger, la vie intérieure est un tel mystère, y compris pour qui en est l’hôte. Bien évidemment, je ne fais nullement exception à la règle, je veux seulement la contourner, ouvrir une brèche par laquelle diffusera un peu de ce nectar qui m’habite, que voile parfois, souvent, la douce soie d’une mélancolie.

   Tu pourras d’emblée penser à un jeu pervers, lequel montrant son ubac, ne veut faire signe qu’en direction de son adret, ce versant ensoleillé, lumineux dont nous voudrions qu’il traçât l’indéfectible portrait de qui nous sommes. Tu sais la démesure de l’hubris humaine (pour parler grec), tu sais l’immense plaisir qu’il y a à paraître grimé, fardé, sur les planches du proscenium, de « donner le change », de montrer son « meilleur profil » (seules, dans ma rapide évocation, se donnent à moi ces locutions vides qui, pourtant, sont le lieu d’une vérité !), tu sais la journée ensoleillée qu’ouvre le regard ami, tu sais la chanson douce d’un compliment à propos de ton allure, tu sais ce manège, ce carrousel joyeux après que ton reflet dans le miroir t’a confirmé la sûre valeur de ton être. Et tu sais tellement ces choses que, d’un seul trait de crayon, tu biffes toutes les perspectives qui pourraient contrevenir à cet air épicurien qui te frôle et te reconduit aux plus vives images qui font le tissu de tes réminiscences.

   Au titre de mon texte, j’ai placé cette photographie d’une carafe en cristal de Baccarat. Tu sauras, comme moi, qu’elle n’est belle qu’à l’aune de sa fragilité, tout comme l’est une Jeune Fille au seuil de l’éclosion, rose aux pommettes, corps disponible aux promesses d’avenir, projets pluriels, les uns plus beaux que les autres. Peut-être penseras-tu que mon argumentation sur le Fragile (le tien, le mien, celui des amis et de frères), n’est qu’un prête-nom, une vêture trop seyante, laquelle désignant la grâce, la finesse, la distinction de cet état d’âme, son peu de consistance, n’en dissimule pas moins son envers, à savoir une force de caractère, une détermination sans faille, une puissance inaperçues, toutes qualités qui gommeraient dans l’instant toute faiblesse, toute insuffisance, toute lacune. Ici, se donne à penser la dimension toujours cryptée, dissimulée, occultée de cet inconscient sur lequel repose notre conscient. Si celui-ci, dans bien des cas, est pure évidence, celui-là, a contrario, est inaccessible, que la plus habile des thérapies ne parviendrait à apercevoir que dans le flou, le vague, le nébuleux. Il nous faut donc avancer sur notre goélette, cingler vers l’avenir, oublieux de cette coque qu’étreignent les eaux noires sans pouvoir en percer le secret. Mais tu excuseras cette facile métaphore pour te disposer à de plus substantielles significations.

   Conclusion provisoire : nous ne voyons jamais que ce que nous voulons voir. Mais, ici, je vais m’éloigner de l’abstraction, entrer dans le concret de ma propre existence et dire, si j’y parviens avec suffisamment de bonheur, en quoi cette fragilité me concerne, combien elle tresse le quotidien de mes soucis, mais, paradoxalement, combien elle façonne l’être de joie que je suis lorsque, l’inquiétude rétrocédant, la porte s’ouvre sur la claire voie d’un bonheur immédiatement accessible. Certes mes propos fleurent bon « la fleur bleue » mais tu sais, Sol,  mon attachement viscéral au Romantisme, mon attrait inconditionnel pour la méditation solitaire, mon inclination toujours présente à donner la priorité à l’imaginaire, le réel venant à sa suite, mais dans une manière d’essoufflement. Afin de progresser, il me faut un écran, une zone de repli, la sécurité de quelque refuge (une chambre, une table de travail, un stylo, une paire de ciseaux, de la colle, du papier), en quelque sorte un être de parchemin, juste un signe sur un ancien palimpseste, un halo, un fin brouillard montant d’une mare « Au diable », si possible, l’horizon de labours à l’automne, le versoir d’acier et la forme exacte d’une argile, des braises disparaissant à demi sous le tapis de cendres grises, une alcôve pour mes rêves, l’image douce, presque effacée par le temps, d’une rencontre, peut-être d’une étreinte aussi irréelle aujourd’hui que ces pierres blanches du Causse devant lesquelles j’écris, comme si elles étaient le fin grésil d’une mémoire, le sillage d’une giboulée dans les tresses mystérieuse du vent.

   Mais, écrivant, énumérant mes propres fragilités, je ne fais que donner lieu et temps au tragique humain dont, chacun est en partage, aussi bien Vous qui lisez, que ces Hautes Figures de la littérature, de l’art que je vais maintenant convoquer à l’appui de ma thèse. Vous, moi, y figurerons en abyme comme si, dissimulés dans l’ombre portée de ces singuliers destins, nous en percevions la lumière, à défaut d’en recevoir la douce et inimitable onction. La thèse qu’ici il me faut poser est la suivante :

  

le Fragile contient en soi,

au gré de sa nature particulière,

les plis selon lesquels l’endurance peut apparaître,

la catégorie de l’infrangible peut rayonner,

 le degré de l’invincible peut s’actualiser

et occuper la quasi-totalité de l’espace existentiel.

 

Exprimé différemment :

 

le Fragile, en vertu de la loi dialectique,

est la condition de possibilité de son contraire,

le sol à partir duquel peut s’édifier une confiance en la vie,

se lever une ode à la félicité de faire présence,

peut se déployer l’horizon de tous les possibles.

  

   Mais comment donc, questionneras-tu, Sol, passer ainsi de « l’inconvénient d’être né » (selon Cioran) à l’agrément de fouler le sol de cette Terre qu’habituellement, on qualifie « d’ingrat » ?   Il nous faut maintenant explorer quelques superbes facettes (un diamant), de la pensée hégélienne et faire venir à nous cet admirable concept « d’Aufhebung » dont la « performativité » est l’un des sommets de la Raison. Provisoirement mais de manière déterminée, avant de postuler quelque profil selon lequel envisager le déploiement de cette fameuse et étrange « Aufhebung », focalisons notre attention sur la définition qu’en propose Wikipédia :   

 

    « Le mot caractérise le processus de « dépassement » d'une contradiction dialectique où les éléments opposés sont à la fois affirmés et éliminés et ainsi maintenus, non hypostasiés, dans une synthèse conciliatrice ».

 

   Cette formule présente l’avantage d’une concision dont nous devrons, toi et moi, conserver en mémoire l’essentiel de la signification, laquelle, je l’espère, s’éclairera des exemples ci-après. Considérons, en un premier temps, le trajet accompli par toute conscience dans sa volonté de se dépasser et d’accéder, stade après stade, à cet Esprit Absolu, situé au sommet de la pyramide de l’infatigable Chercheur d’Iéna. Prenons la conscience brute, telle qu’elle se manifeste au premier abord au contact des Choses. Alors, elle n’est guère différente de ce qu’elle vise, une simple excroissance de la matière, une pensée minérale ou végétale, si tu préfères cette métaphore géologique et botanique. Le Sujet qui observe, n’ayant encore nullement fait appel au concept, est entièrement fasciné, subjugué par cette matière qui l’aliène et le retient en son sein. Mais cet état de dépendance ne saurait durer longtemps car il est du destin de l’Homme de poursuivre, tout au long de sa vie, cette belle tâche herméneutique, de faire émerger le sens partout répandu, de tresser la guirlande multiple et polyphonique des significations.

   Demeurer dans cette gangue, s’immoler dans la gemme n’est qu’un état provisoire au motif que l’Homme, prenant progressivement conscience de sa dépendance, n’a de cesse de vouloir conquérir son autonomie. Alors la simple et limitée Conscience se métamorphose, par paliers successifs, en cette Conscience de Soi, premier degré en direction de la Raison, de l’Esprit, de la Religion, de la Philosophie et, pour finir, atteinte de l’Idéal de l’Esprit Absolu. Ce Pur Esprit n’est nulle mystification car le Savoir Absolu qu’il requiert est le pur espace du « savoir conceptualisant ». Ainsi, le mouvement temporalisateur, fondement de la dimension historique des diverses figures de l’Esprit, suppose, qu’en chacune d’elle, soit nécessairement inclus ce moteur génétique, lequel, renversant le schème précédant, lui substitue ce schème nouveau accomplissant le processus du devenir en son effectuation logique et ontologique. Sous la forme ouvrante de la métaphore, cette accession de la Matière inerte au Concept vivant, pourrait recevoir la forme d’une Source jaillissant à partir de sa nuit primitive (la Matière) pour surgir dans la plénitude de son Jour (le Concept). Disant ceci, chère Solveig, j’ai bien conscience de simplifier à l’extrême la densité d’une Pensée qui nécessite de longs efforts avant d’être interprétée et comprise en son exceptionnel foisonnement.  

   Nous avons juste entrouvert la porte qui donne accès à cette dialectique qui emmêle en un seul et même écheveau, le périssable, le frêle, le caduc et leur opposé, le durable, le consistant, le vivace (sans doute rajouteras-tu, toi la littéraire « et le bel aujourd’hui » !). Oui, peut-être « l’art de vivre » est-ce ceci, jongler habilement d’une détresse à une abondance, d’une angoisse à une sérénité, d’une impatience à une impassibilité. Les Écrivains et Philosophes (parfois sont-ils les deux) dont je vais brièvement citer les parcours ci-après, voudraient s’inscrire dans mon projet : poser les emblèmes du Fragile tels qu’ils les rencontrent quotidiennement, en appeler au convertisseur de « l’Aufhebung », afin que, dépassé et totalement accompli, ce Fragile puisse connaître les exhaussements de la Force, de la Puissance, de l’inscription dans un réel, peut-être devenu « sur-réel », en tout cas dégagé des motifs d’un limon compact, inerte, refermé sur soi. Å cet humus, il faut l’Aufhebung, l’élan, la dynamique du soc, l’entaille du coutre, de manière à ce que, fouillé jusqu’en son plus secret, le grain puisse s’y épanouir, y lever, appeler le froment, appeler le pain qui nourrit et préserve les Hommes de demeurer dans les fers de la servitude pour leur dévoiler cette Liberté qui les habite, dont, parfois, ils ne prennent qu’à demi la mesure, blottis qu’ils sont dans leur illusoire fortin.

   C’est à nous-mêmes et à nous seuls de disposer ce tremplin modificateur, de faire venir le processus alchimique qui concourt au Grand Œuvre, de créer les conditions d’apparition de la Pierre Philosophale, d’amorcer en nous, au plus profond, ce procès catalytique au terme duquel nous serons nous-mêmes, certes, mais augmentés d’une dimension nouvelle : être initié à de neuves connaissances qui, autrefois, étaient pur mystère et qui, maintenant brillent de l’éclat des Choses désoccultées. Mais, Solveig, tu le sais bien, je dois me méfier de mon lyrisme, éviter qu’il ne m’entraîne hors des limites de la Raison car, alors, l’outil magique de « l’Aufhebung » se serait confondu avec son envers, la prolifération souterraine de cet inconscient qui nous rive à demeure et pose sur nos sens, la cagoule de la non Vérité.

    Avant de défricher les terres fertiles des Écrivains et Philosophes, je joins à ma parole cette

Reproduction d’une œuvre d’Antoni Tapiès, laquelle en épigraphe, comporte l’habituelle croix,

Puissance du Fragile

un graphisme sommaire de l’ordre du caviardage, les initiales a t et, menstion loin d’être surnuméraire, en caractères italique, inclinés, la remarque très visible : FRAGILE. Å défaut de vouloir me livrer à une herméneutique sauvage, ne vois-tu, comme moi, dans la transparence de l’œuvre, cette belle Assurande de Soi d’un Artiste reconnu, sous laquelle perce la flèche au curare de la mise à mort du Taureau dans l’arène étincelante de blancheur ? Une Chose vient en présence que suspend, remet en question et cloue au pilori, cette inscription presque obscène : FRAGILE. Un genre de compendium vertigineux de la Destinée Humaine, la Finitude perce sous l’Infinitude (de l’Art, de son inscription dans l’ordre de la transcendance) comme si le Catalan nous prévenait du grand danger que nous courrions à nous croire hors de portée de la dévastation, du danger, du cataclysme. Mais, il faut rejoindre le peu de joie que laisse poindre ce texte et convoquer ceux qui, disant haut, pensent loin !

   Car c’est bien là la mission cardinale des Hautes Pensées que de nous prendre par la main, de nous conduire en ce lieu étincelant où rougeoie l’incroyable dimension sémantique, à cet endroit précis de l’aventure humaine édifié sur la clairière de l’entendement, le puits toujours renouvelé de la connaissance, la radiation-réverbération du concept en sa figure étoilée. Oui, ici, je sais que tu me comprends, comment ne pas donner accès à la fonction amplificatrice de l’hyperbole (coalescente à la notion même d’Aufhebung), comment ne pas porter le langage au destin qui, de toute éternité a été le sien (bien occulté de nos jours !), les merveilleux mots semant ici et là les prédicats, les déterminations, les sémaphores qui, au moins provisoirement, revêtent le Néant d’une taie d’oubli infinie, nous mettent à l’abri des plus grands dangers ? La privation du langage, au titre d’une insuffisance de notre vision ou de la perte consécutive à une aphasie, et c’est la porte grande ouverte au plus grand des périls, être privé des outils permettant de le circonscrire, le langage, à défaut de le rendre caduc.

   Dès ici va s’ouvrir le champ fécond de ceux qui, déchiffreurs et défricheurs de la savane humaine, créent les conditions d’une illumination des ombres, à savoir donner à l’intuition manifeste dont ils sont pourvus les moyens de frayer un chemin au milieu des contingences de tous ordres, d’allumer en nous d’insoupçonnées ressources, de nous hisser plus loin que notre corps ou notre esprit pourraient le faire, en ces sites de haute mesure où la juste évidence se substitue aux errements, aux fascinations aliénantes, aux illusions qui tissent notre quotidien d’un long voile d’ennui. Ces Ouvreurs d’espace, ces Lecteurs du temps, s’ils nous captivent, nous enchantent, ils ne le doivent qu’à l’extrême fécondité intellectuelle qui les anime, cependant que le plus haut danger les guette, avançant sur la mince crête de la montagne, toujours ils peuvent soit briller à l’adret,  au plus haut de leur Génie, soit chuter dans l’ubac d’une irréversible Folie. Tu l’auras deviné, Sol, le Génie est l’avers de la pièce, le revers en est la Folie que sépare le très mince et friable liseré de la carnèle. Chez eux, nul répit, nul repos. La mouvementation est constante qui les place (selon l’Aufhebung et la notion de dépassement qui en constitue l’essence), alternativement du côté de la Fragilité aliénante, ou bien du côté de la Génialité proliférante, sensibles qu’ils sont à tout signal perturbateur de leur équilibre originaire. Il suffit d’un événement des plus ordinaires, d’une mauvaise rencontre, de la prise de conscience soudaine d’une faille personnelle, d’une peine à la suite de la perte d’une relation amoureuse et la forteresse que l’on croyait invincible s’effondre à la façon d’un château de cartes.    

   Le processus dialectique, qui est censé métamorphoser la Fragilité en Puissance, n’est nullement univoque, déterminé une fois pour toutes, il est une oscillation permanente, un aller-retour entre deux eaux, celles de surface qui brillent du pur éclat, celles de la profondeur qui s’abîment  dans leur nuit. De ces existentielles possibilités, le Génie est le point culminant, le zénith ; sa chute toujours envisageable, la Folie, son point le plus bas, son nadir. Remarque constante chez la plupart d’entre eux, ils sont placés sous le sceau d’un tropisme féminin, sans doute projection de l’image de la Mère (qui paraît les retenir en son roc biologique), de l’Image de l’Égérie (leur inspiration en dépend), de l’Amante (elle qui semble être la force même et le sens de leur Destin). Et, ici, Solveig, le temps est venu d’en appeler à l’histoire singulière de ces natures hors du commun, qui elles aussi, peuvent chuter dans les ornières que creuse, en toute âme, la violence des sentiments inaccomplis. Tels des enfants grandis trop vite, leur âme romantique (le génie est un des points saillants du Romantisme, je ne t’apprends rien), s’égare pour un rien, perd son orient, verse dans les failles hespériques toujours trop largement ouvertes. Donc la figure féminine hante ces Génies, elle s’inscrit dans la transparence de leur être, elle en est le point d’articulation essentiel, le paradigme indispensable sans lequel leur esprit demeurerait dans l’étroitesse de ses limbes originels.

  

   Cette figure hante Jean-Jacques Rousseau qui perd sa mère dix jours après sa naissance : « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » (Les Confessions). Et puis Madame de Warens, Madame de Larnage, Thérèse Levasseur, Madame d’Houdetot, sont les quatre points cardinaux qui ont inspiré l’Auteur tout au long de sa vie.     

  

   Cette figure hante Friedrich Nietzsche sous les traits rayonnants de la belle Lou Andréas Salomé, elle l’intellectuelle qui cherche plus la profondeur du Génie que son amour charnel ou spirituel. Nietzsche a 38 ans, Lou 21 ans quand leurs destins se croisent en Italie. Brève histoire « d’amour », étrange trinité qui se compose de Lou, de Friedrich, de Paul Rée, riche philosophe allemand fasciné par le personnage de cette étrange Égérie. Douleur de Nietzsche et prévention contre la gent féminine qui se traduira dans le « Zarathoustra », de manière cinglante : « Vous allez voir les femmes ? N'oubliez pas le fouet. »

  

   Cette Figure hante Rainer Maria Rilke. Elle a 36 ans quant le Poète en a 22 (figure symétriquement inversée de sa liaison avec l’Auteur du « Gai savoir »), Leur relation effective s’étend sur trois années. Une longue amitié s’ensuivra, pouctuée d’une correspondance nourrie. De cette rencontre, Freud dira : « elle fut à la fois la muse et la mère attentive du grand poète ».

   Cette figure hante Antonin Artaud en la personne de Génica Athanasiou qu’il a croisée au théâtre de l’Atelier. Cette femme, au début de leur rencontre, il la décrit avec son « beau visage de lait », ses « yeux de topaze ». Mais cet amour n’est pas sans danger, sans créer de vive douleur. Voici ce qu’en dit Gaëlle Obiégly dans « Antonin Artaud, Lettres à Génica Athanasiou » : « Susceptibilité, inquiétude, intensité côtoient les phrases tendres. « Je voudrais caresser tes cheveux ». Artaud est en quête de douceur. L’amour est un anti-douleur naturel, puis il se change en poison. L’amour se retourne, comme la drogue, dont il fait usage pour guérir la vie. »

  

   Cette figure hante Friedrich Hölderlin. Voici ce qu’en restitue Wikipédia :  « Un tournant décisif dans sa vie est l'obtention d'un autre poste de précepteur dans une maison appartenant à un riche banquier de Francfort, Jakob Gontard. Hölderlin rencontre en Susette Gontard, qu'il appelle « Diotima » dans ses poèmes et dans son roman Hypérion, le grand amour de sa vie. Le bonheur de cette relation ne dure pas : le mari la découvre, et elle est incompatible avec l'époque. Pourtant, ils continuent à correspondre et à se rencontrer secrètement. Ils se voient pour la dernière fois en 1800. Les lettres de Suzette adressées au poète renseignent assez précisément sur ce qu'a pu être cet amour. »

   Et encore : « Hölderlin a appris la mort de Susette Gontard et revient à Nürtingen fin 1802. Après deux années à Nürtingen, il obtient un emploi de bibliothécaire à la cour de Hombourg. Son état de santé se dégrade de plus en plus. Le 11 septembre 1806, il est interné de force dans la clinique du docteur Johann Heinrich Ferdinand Autenrieth à Tübingen. »

   Nul ne peut douter que la douleur consécutive à la mort de son seul amour soit constitutive de sa Folie.

   Tu auras compris, Solveig, l’utilité maintenant urgente de laisser parler ces Génies à l’existence foudroyée. Lorsque l’Aufhebung (que, faute de mieux, je nommerai « processus d’accomplissement/dépassement ») s’interrompt, alors intervient l’irrépressible régression vers des postures primitives, archaïques, racinaires. Il n’y a plus de progrès, le processus est bloqué, la Génialité devient radicale et terminale Fragilité. De courts corpus seront les vifs témoignages de cette félicité transmuée en douleur, une porte ouverte sur la mort, si du moins, ton sentiment est identique au mien.

  

   Rousseau

 

   Versant du Génie : « En 1749, lors d'une visite à Diderot, alors emprisonné à Vincennes, Rousseau lit dans le Mercure de France que l'Académie de Dijon a lancé un concours sur la question suivante : « Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les mœurs ? » Cette lecture provoque chez lui ce qu'on nomme usuellement l'« illumination de Vincennes », événement qui va profondément changer le cours de sa vie : « Tout d'un coup, écrit-il, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées s'y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable » (Wikipédia).

  

   Versant de la Folie : « Tiré je ne sais comment de l’ordre des choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompréhensible où je n’apperçois rien du tout ; & plus je pense à ma situation présente, & moins je puis comprendre où je suis. » - « Les Rêveries du promeneur solitaire »« Première promenade »

  

   Nietzsche

  

   Versant du Génie/Versant de la Folie en une seule ligne réunis. Écoutons « Le prologue de Zarathoustra », lequel, on l’aura compris, n’est que celui de Nietzsche, l’homme qui sera foudroyé par la Puissance de son Génie, la Fragilité y était incluse tel le ver qui habite la pomme à l’insu de clui qui la mange :

  

   « Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !

   Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.

   Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.

   Voici ! Je vous montre le dernier homme. »

  

   La prédication de Nietzsche/Zarathoustra est terrible au motif qu’elle n’adresse aux hommes, et au Prédicateur au premier chef, que la profonde aporie constitutuve de la durée humaine : un éclair, une brève fulguration et la chute dans l’infini du Néant. Or, annoncer ceci ne se peut que dans l’orbe du Génie, cette « Étoile dansante », ce regard d’extra-lucide qui porte « en soi un chaos ». Zarathoustra/Nietzsche a décrété la « mort de Dieu » jusqu’à en assumer les terribles conséquences : plus rien, plus aucune croyance en une possible rédemption ne sauveront l’homme de lui-même et il sera le dernier d’une longue lignée, laquelle s’éteint, tout comme se dissout l’essence même de l’Esprit Visionnaire.

   L’effondrement de Nietzsche à Turin le 3 Janvier 1889, témoigne de la faiblesse qui traversait le Philosophe : « Croisant une voiture dont le cocher fouette violemment le cheval, il s'approche de l'animal, enlace son encolure, éclate en sanglots, et interdit à quiconque d'approcher le cheval. » (Wikipédia). Et, sans me livrer à l’exercice d’une psychanalyse sauvage, ne crois-tu, comme moi, que ce cheval, emblème de la Volonté de Puissance, Surhomme en quelque manière, concrétisation des rêves les plus « fous » du natif de Röcken, c’est bien de lui dont il s’agit, Le Prophète, le Mage, du cataclysme qui foudroie son cerveau, du profond délire dont il sera la victime sans pouvoir avoir quelque prise que ce soit à son sujet. Autrement dit l’Aufhebung tourne court, revient à son point de départ comme si l’entreprise de toute une vie se résumait alors à son germe initial. Juste un signe premier sur la margelle du Monde !

   

   Rilke

  

   Versant du Génie - « Quatre conseils aux jeunes poètes » est maintenant devenu un classique, une référence en ce qui concerne la tâche d’écriture. Rilke, prodiguant ses conseils à Franz Kappus, 17 ans, poète en herbe, accomplit par-là même sa profonde introspection. Dictant ses suggestions, en réalité, c’est lui-même qu’il définit en tant que créateur, en tant qu’homme.   

   Écoutons :

 

   “Votre regard est tourné vers le dehors. C’est cela maintenant surtout que vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide. Personne. Il n’est qu’un seul chemin : entrez en vous-même”.

  

   Je crois, qu’ici, s’affirme la Puissance du Génie totalement inclus en sa tour d’ivoire.  Ceci se nommerait simple paranoïa pour un Individu du commun, c’est, a contrario, l’essence au gré de laquelle Rilke est ce qu’il est, se confondant avec son geste d’écriture. L’injonction « entrez en vous-même », bien plus qu’une conduite subjective parmi d’autres, suppose le retournement en chiasme du regard, lequel deviendra vertu autistique. Oui, « vertu » car il faut une grande force de l’âme pour faire face à Soi, rien qu’à Soi, et biffer le Monde alentour, gommer ses facettes de plaisir, biffer le jeu ludique avec l’altérité, cette condition sine qua non de la reconnaissance de son propre Soi. Soi face à Soi ou la redoutable polémique de l’Être aux prises avec lui-même. La solitude, l’immense solitude, seul paradigme d’accès aux forces souterraines qui nervurent l’écrit, lui confère sa profondeur, le marque du sceau d’une radicale singularité. Le Génie tel qu’en lui-même, sinon Rien ! Nul ne peut être Poète par intermittences. Viser la Totalité et araser les contingences du quotidien.

  

   Versant de la Folie –  « Élégies de Duino - Première élégie »

  

   « Sans doute est-il étrange de n’habiter plus la terre,

de n’exercer plus des usages à peine appris,

aux roses et à tant d’autres choses, précisément prometteuses,

de n’accorder plus le sens de l’humain avenir ;

ce que l’on était, entre des mains infiniment peureuses,

de ne l’être plus, et même de lâcher

notre propre nom, ainsi qu’un jouet brisé.

Étrange de ne pas désirer plus avant nos désirs,

étrange que dans l’espace tout ce qui correspondit

voltige, délié. »

 

   Oui, étrange sentiment que « de n’habiter plus la terre », mais alors, vers quel Terrible le Poète est-il en partance ?, lui qui s’est défait « des usages », lui qui ne trouve plus, nulle part, « le sens de l’humain avenir », comme si la tâche du futur consistait « de ne l’être plus », de renoncer même à son « propre nom ». Quoi de plus douloureux, pour le Poète, de se défaire de la fonction cardinale de nomination des mots et des noms, à commencer par le sien, celui qui le définit ici, dans l’exactitude rassurante d’une temporalité ? Telle la marionnette brisée, abandonnée par l’enfant au fond de la pièce de jeu, ne plus figurer qu’à titre de « jouet brisé », nom d’une suprême aliénation. D’une certaine façon, les « Élégies » se donnent, dans ce bref extrait, en tant que contrepoint de la Solitude extatique, sombrant dans une enstase qui en est le revers strictement mortel. De l’infinitude à la finitude.

 

   Artaud

 

   Versant du Génie – L’un de mes articles portait en titre « Le point phosphoreux », lequel citait ce condensé brillant du météore qu’avait été Artaud dans le ciel de la littérature, de la Poésie, de la pensée :

   « CERTAINEMENT L'INSPIRATION EXISTE. Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ?? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles. »

 

Antonin Artaud in "L'ombilic des Limbes", Poésie, Gallimard.

 

   Eh bien, vois-tu, Solveig, je suis persuadé qu’on possède là, en ces quelques mots, la frappe singulière du Génie, condensation, en un point ultime, de l’intelligence du Monde. Si « L’Inspiration » existe de manière si puissante (prédicat s’il en est du génie opératoire en ses multiples et toujours renouvelées effectuations,)  c’est de cette façon-ci et non d’une autre qu’elle doit trouver à se dire, dans cette concrétion qusiment minérale du Verbe et cette incarnation de l’Esprit n’est, évidemment, sans faire penser à la Parole divine, au simple motif que le Poète entend sa destinale mission, telle qu’exprimée dans « Comme au jour de fête… » :   

 

« Pourtant il nous revient, sous les orages de Dieu,

/ O poètes! de nous tenir la tête découverte,

/ De saisir l'éclair du Père, lui-même, de notre main

/ Et d'offrir au peuple le don céleste

/ Sous le voile du chant, [...] »

  

   (J’ anticipe l’inimitable style hölderlinien, mais j’y reviendrai bientôt.) Il est bien difficile d’enchérir sur ce fragment d’anthologie, là où brûle, (dans la merveilleuse lampe d’Aladin ?), le mystérieux et scintillant phosphore (stade ultime de l’Alchimie ?), là où le métamorphique change la trivialité du sédiment en ces roches aux noms fascinants, degrés derniers d’une signification de la matière, ces gneiss, quartzites et autres marbres dont il me plaît de penser que nous portons en nous, quelque part dans la profondeur, les traces vives autant qu’inaltérables, comme si nous n’en étions que le chaînon surnuméraire. Des « aérolithes » en nous, avec leurs sillages de feu. Et, à leur suite, ces minces « cosmogonies » que nous sommes, tressés sans doute de réel, mais bien plus des fils de soie du Mythe qui hantent la crypte en clair-obscur de notre inconscient.

 

   Versant de la Folie

 

   « …une fatigue renversante et centrale, une espère de fatigue aspirante. Les mouvements à recomposer, une espèce de fatigue de mort, de la fatigue d’esprit pour une application de la tension musculaire la plus simple, le geste de prendre, de s’accrocher inconsciemment à quelque chose,

   à soutenir par une volonté appliquée,

   Une fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur,

un état d’engourdissement douloureux, une espèce d’engourdissement localisé à la peau, qui n’interdit aucun mouvement mais change le sentiment interne d’un membre, et donne à la simple station verticale le prix d’un effort victorieux.

   [...]

   Un vertige mouvant, une espèce d’éblouissement oblique qui accompagne tout effort, une coagulation de chaleur qui enserre toute l’étendue du crâne ou s’y découpe par morceaux, des plaques de chaleur qui se déplacent. »

 

Antonin Artaud, Description d’un état physique, « Le Pèse-Nerfs », 1925.

 

   Tu conviendras avec moi, Sol, qu’il serait indécent de commenter plus avant ces symptômes artaudiens qui attaquent le corps du Poète, grignotent insidieusement le lumineux glacier de son Génie. Douleur pysique que redouble une douleur mentale et, en un clin d’œil, surgissent devant nous les effets hallucinogènes du peyotl des Indiens Tarahumaras, l’internement à Ville-Évrard, son état jugé incurable, la silhouette de l’Hôpital psychiatrique de Rodez, la tétanisation de l’entière personnalité sous les coups de boutoir répétés des électrochoces :

 

   « Ce traitement est de plus une torture affreuse parce qu'on se sent à chaque application suffoquer et tomber comme dans un gouffre d'où votre pensée ne revient plus. »

  

   Et coment mieux clore ces quelues méditations qu’en citant Artaud dans « Théâtre de la cruauté » :

 

   « Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n'est pas possible. Dans l'état de dégénérescence où nous sommes c'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. »

 

    Artaud : un astre Métaphysique égaré dans le labyrinthe étroit de la Physique, le supplice du corset, l’imposition de la camisole de force. Le Génie a besoin d’espace afin que ses virtualités déployées, il puisse faire droit à ce qui le tient parfois au-dessus de la mêlée : cet Idéal dont il est, dans l’étroitesse de cette Terre, une Étoile perdue au firmament des Hommes.

 

   Hölderlin

 

   Versant du Génie

 

  Sol, tu approuveras mon choix, je le sais, de l’extrait qui va suivre, Second Livre – Hypérion à Bellermin. Hypérion est le double du Poète Hölderlin, Bellarmin l’ami à qui il se confie. « Je la vis », fait référence à Suzette Gontard (qui paraît sous le peudonyme de Diotima), seul véritable amour rencontré par Hölderlin, lequel ne cesse de pleurer sa perte. Ce que je sais, du fond de mon intuition, que seul un Génie pouvait faire rayonner de tels mots, les poser sur la feuille blanche pour l’éternité. Ce texte est sublime et nul ne pourrait s’inscrire en faux contre lui qu’à se renier soi-même, à oublier sa stature d’Homme. Je te laisse lire ce que, sans doute, tu connais mieux que moi et que d’autres Égarés qui ne parcourent la Terre que dans l’oubli de ses sillons. Un rapide commentaire s’ensuivra qui aurait nécessité de nombreuses pages, situées cependant à l’ombre de ce pur chef-d’œuvre.

  

    « Je fus heureux une fois, Bellarmin ! Ne le suis-je pas encore ? Ne le serais-je pas, même si le moment sacré où je la vis pour la première fois avait été le dernier ? Je l’aurai vue une fois, l’unique chose que cherchait mon âme, et la perfection que nous situons au-delà des astres, que nous repoussons à la fin des temps, je l’ai sentie présente. Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.

Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n’y est maintenant qu’un peu plus caché : je l’ai vu et je l’ai connu.

   O vous qui recherchez le meilleur et le plus haut, dans la profondeur du savoir, dans le tumulte de l’action, dans l’obscurité du passé ou le labyrinthe de l’avenir, dans les tombeaux ou au-dessus des astres, savez-vous son nom ? le nom de ce qui constitue l’un et le tout ?

Son nom est beauté ».

 

   Assurément, je me sens si petit à côté de cette prose hyperbolique qui est la Puissance-même, l’aura infinie du Génie, l’éclat à nul autre pareil de sa gloire. Je ne me lasserai jamais de le dire, face à la réalité mondaine, c’est le processus dialectique qui nous détermine le plus. Par rapport au Naïf nous sommes Savants, par rapport au Poète des Poètes, nous sommes quantité infinitésimale, nous contentant d’en recevoir l’étonnante lumière, puis nous revenons au repos, comme si, fourbus d’avoir tutoyé l’Éclair et aperçu son Feu, il ne nous restait plus qu’à connaître un plateau de lave morte, une morne plaine de cendres. C’est égal, toujours un peu de braise vive demeurera tout contre le manteau de suie de notre nuit.

   « Je fus heureux », n’est-ce là figure la plus prodigieuse qui se révèle à nous ? Le simple bonheur des Mortels comme breuvage sacré du Poète ? Le cercle du Dieu se confond avec celui des simples Passants, des Silhouettes évanescentes. Et cette merveilleuse expression « l’unique chose », afin de décrire la fabuleuse apparition de Suzette-Diotima, qui donc eût pu se l’approprier sinon l’Auteur de « La mort d’Empédocle » ? Tirer de la consternante réification du réel l’image même de la pure Beauté, n’est-ce là, tour de magie incroyable, processus alchimique de haut rang, voltige intellectuelle qui se perd dans la soie des nuages ? « Le bien suprême » (…) « il fut dans les choses, il peut y revenir », ne serait-ce là la projection de l’admirable procès de l’Aufhebung sous lequel j’ai placé ces quelques mots, les simples choses rétrocédant jusqu’à l’insignifiant pour rebondir et connaître un nouvel état augmenté, infiniment dilaté, celui d’une Joie qui embrasse « l’un et le tout », autrement dit le particulier se métamorphose en l’universel,  en un seul et même geste signifiant ?  Sans doute avais-tu, bien avant moi, reconnu les vertus de la dialectique, elle qui ne pose l’un-relatif que par rapport à lui-même, ne lui octroyant jamais un sens plein, entier, déterminé, qu’à l’aune de ce Tout-Absolu qui en est le répondant, le brillant halo. Mais il faut maintenant entamer une « dialectique descendante », laquelle, du Génie à la Folie, accomplira « le cercle des choses et de la nature humaine » pour reprendre le mot d’Hölderlin.

 

   Versant de la Folie

 

   Tiré de « Poèmes de la folie de Hölderlin », le court poème ci-après, « Moitié de la vie », sonne le glas d’une œuvre pleine de mérites, placée sous l’héritage des Anciens Grecs, sous la haute bannière de l’Idéalisme allemand, de l’efflorescence du Romantisme teinté d’un pur classicisme. Ses dernières années seront, tel Nietzsche, tel Artaud, celles de la folie. Devenu le Pensionnaire du menuisier Ernst Zimmer (il distraira les enfants de ce dernier de quelques pitreries de son invention), enfermé dans sa tour au bord de la Neckar à Tübingen, il sera l’otage de sa propre démence, tristesse infinie d’une vie dont l’épilogue moissonne la tête d’un Génie majeur de son temps.

 

« Suspendue avec des poires jaunes

Remplie de roses sauvages,

La terre sur le lac.

Et vous merveilleux cygnes ivres de baisers

Trempez la tête dans l’eau saint et sobre.

 

Malheur à moi ! où les prendrai-je moi

Quand ce sera l’hiver, les roses ?

Où le miroir du soleil

Avec les ombres de la terre ?

Les murs s’élèvent sans parole et froids

Et les enseignes grincent dans le vent. »

 

   Je crois qu’il est inutile, ici, de rajouter des commentaires à la douleur, à la souffrance, à la perte en Soi d’une des plus hautes pensées du siècle. La fin est délirante. La fin est sans espoir. La fin sonne le tocsin d’une existence foudroyée. « L’orage », celui des Dieux l’a rattrapé et condamné au silence. Là aussi, le recours à la compréhension dialectique vient à notre secours. Les derniers poèmes sont « affligeants » (dans le sens de « nous affliger »), mais ne le sont que dans la perspective des autres poèmes, de pures créations d’un esprit hors du temps. Peut-être est-ce ceci, le Génie, celui qui, gommant toute temporalité, gagne l’Éternité !

 

Å ma Diotima

 

Je sais que tu excuseras mon cruel lyrisme

Il est un peu « ma folie » !

 

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