[NB - Ce commentaire d'une photographie se fera sans que l'image soit montrée. Simple posture intellectuelle abstraite dont nous espérons qu'elle suppléera une absence, par mots interposés. Ici, c'est le concept qui importe dont la photographie se déduira peut-être si le motif en apparaît avec suffisamment de clarté, ce que nous souhaitons.]
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[Quelques mots sur la Métaphysique et le Sens dans mon écriture.
Nul n’aura lu mes textes sans y repérer aussitôt, cette dimension de vertige et d’abîme qui en parcourt les multiples séquences. Or ceci ne pourrait paraître étonnant qu’aux yeux des naïfs ou de ceux et celles qui pêchent au motif d’un optimisme excessif. Si la vie est parsemée de fins bonheurs, de joies soudaines, et ceci en fait l’attrait sans pareil, on ne pourrait s’inscrire en faux sur ce qui en fait son revers d’ombre et de nuit, toujours le Blanc se double de Noir. Toujours la félicité appelle la tristesse. S’il y a, en ce domaine, une évidence, elle s’énonce sous l’hypothèse que le bonheur n’existe nullement à l’état pur, comme s’il était une manière d’étalon brillant sous sa cloche de verre, bien au contraire, s’il est doué de quelque éclat c’est bien en raison d’une confrontation à ses naturels opposés, l’affliction, la peine. Cent fois déjà j’ai convoqué la loi de la dialectique, laquelle, si elle est le fer de lance de la Raison, ne l’est jamais qu’à coïncider avec une certitude, une Vérité. Le sens ne se lève d’une façon exacte qu’à faire s’affronter l’Ombre et la Lumière, L’Esprit et la Matière, la Plénitude et le Manque. Ceci est d’une telle évidence que tout commentaire au-delà serait superficiel.
Couleurs versus Noir et Blanc
L’opposition de ces tons est constante au cours de mes textes lors de la description de paysages essentiellement. Voir, par exemple, mes commentaires des belles œuvres en Noir et Blanc d’Hervé Baïs. D’une façon systématique, dans nombre de mes écrits, la Couleur le cède au Noir et Blanc. Ceci n’est nullement le fait d’un choix esthétique quoique le Noir, singulièrement dans les sublimes polyptiques de Pierre Soulages, exerce sur mon esprit une réelle fascination. Le texte qui vous est proposé ci-après fait mention de ce souci, sous la formule radicale qui est la suivante : « Effacer les couleurs ». Non seulement je n’ai aucun préjugé en ce qui concerne la polychromie que, la plupart du temps, je trouve habile à restituer quelque ambiance. Si mes préférences se portent sur les teintes chaudes, automnales et terriennes, c’est pour de simples questions d’affinités et de ressentis personnels. Mais revenons à ce triptyque NOIR/BLANC/GRIS qui hante mon écriture de troublante façon. Ce choix d’un « minimalisme », bien plus qu’une simple bizarrerie, possède des fondements bien plus profonds. Ces teintes sont tout d’abord métaphysiques, ce qui s’explique par leur symbolisme respectif et les analogies auxquelles elles donnent lieu. Le Noir s’associe à la ténèbre, à la tristesse, à la Mort. Le Blanc appelle la lumière, la joie, la pureté, la Vie. Le Gris, en sa position de nuance intermédiaire, apparaît en tant qu’élément de liaison, médiateur si l’on veut entre les deux extrêmes du Blanc er du Noir. Mais en plus de ces notions élémentaires, la mise en relation de ces trois tonalités a valeur sémantique et fonctionne à la manière de l’assemblage de trois mots desquels naît, invariablement, une sémantique. Soit la phrase simple et essentiellement « métaphysique », du reste :
VIVRE est DOULEUR
VIVRE est la mesure du BLANC
DOULEUR est la mesure du NOIR
est joue en tant que copule,
mesure du GRIS
qui assemble les deux mots
et leur octroie leur signification
Or, quelle que soit la situation d’énonciation, phrase, entités représentées, cette architectonique primaire constitue le paradigme selon lequel fonctionne toute proposition langagière, aussi bien toute représentation exprimée hors les mots. Le socle commun en est symbolique. La phrase du dialogue est symbole. Les éléments iconiques de la photographie sont symboles. C’est-à-dire qu’ils renvoient à des éléments qui leur sont extérieurs (l’idée de paysage évoquée dans un poème ; l’idée de tragique mise en scène par le style de l’image). D’où résulte ce choix d’isoler trois tons fondamentaux afin de disposer d’une clé d’interprétation, ce choix, loin d’être pure fantaisie, trouve sa légitimation dans les structures du réel, qu’il soit Langage, qu’il soit Image. Ainsi, disposerons-nous, vous Lecteurs, vous Lectrices, moi Écriveur, d’un fonds commun sur lequel bâtir d’identiques références et si possible une analogie compréhensive de ceci qui nous est donné à voir, à lire, à éprouver.]
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Nulle autre alternative que d’effacer de ses yeux toute trace de mondanéité.
Effacer les couleurs.
Effacer les mouvements.
Effacer les trop vives lumières.
Effacer les mensonges.
Effacer les faux-semblants.
Partir du Tout du Monde et n’en conserver qu’un fragment, une parcelle, ce qui convient juste au cercle de la pupille, à la mesure de la conscience, à la pointe extrême de la lucidité. C’est dans le corridor le plus étroit de l’âme que les choses se donnent dans le rare, le précieux mais aussi le simple, cet événement-là, qui a lieu dans toute la mesure de sa singularité qui, jamais, ne se reproduira, merveilleuse étincelle de l’instant, elle brille au plus intime de l’esprit et, parfois, souvent, la réminiscence en ranimera le vif souvenir.
Alors, une pluie de bonheur.
Alors, l’effervescence d’une joie.
Alors l’opalescence d’un plaisir inégalé.
De la palette infiniment polychrome des choses, seules ont été retenues, à la manière d’une native eau de source, trois valeurs essentielles : NOIR/BLANC/GRIS. Ce sont les trois tons fondamentaux, ceux qui s’approchent de l’être du divers avec le plus d’exactitude, de précision et, bien évidemment de SENS. Le SENS, cette déclinaison de la Vérité qui, en réalité, en est le Point Focal, le Centre de Rayonnement. C’est bien parce que le SENS vient à moi avec sa force de conviction, sa qualité de désabritement de ce qui est, sa hauteur, sa plénitude, que je peux regarder le réel et lui attribuer quelque coefficient d’authenticité. NOIR/BLANC/GRIS, comme une antienne si ancienne, elle dirait, par-delà l’espace et le temps, la faveur de ce qui a toujours existé depuis le centre même de sa Nécessité. Oui, au motif éthique que les choses de Haute Venue ne se peuvent donner que dans le naturel, l’immédiatement compréhensible, le surgissement d’une forme à laquelle rien ne manque. Une manière d’Absolu. Mais d’Absolu dépouillé de toutes ses perspectives religieuses, de ses affectations mystiques, un Absolu si exilé de ses possibles artefacts qu'il paraîtrait dans l’aspect même de son dénuement, le Pur en tant que Pur et nulle ombre qui pourrait en contester le caractère infrangible, en atténuer la belle et inépuisable effusion.
Ici, il ne s’agit nullement de la survivance de quelque Romantisme qui renverrait à d’hypothétiques paysages bucoliques, à d’inaccessibles Terres d’Arcadie. Ici, il faut se situer dans le Pur Donné, autrement dit dans ce qui n’est nullement débordé par quoi que ce soit mais qui vit sa vie autonome à l’écart de ce qui pourrait en atténuer la justesse, en altérer le bien-fondé. Certes, ces expériences sont rares, labiles, elles n’ont guère commencé à se donner au regard que, déjà, elles disparaissent, recouvertes d’une lourde gangue de stupeur. Ces quelques lignes théoriques sont les prémisses nécessaires qui doivent exister en tant qu’a priori de ceci même qui va apparaître en son évidence la plus haute. L’abstrait ne saurait avoir de valeur qu’à rejoindre le concret, à poser devant soi une Chose qui sera le point seul et unique avec lequel dialoguer, entretenir un rapport étroit, donner lieu à l’irremplaçable mesure des affinités sans lesquelles le Monde ne serait qu’une coquille vide, un haut plateau parcouru des vents de la solitude.
Maintenant, c’est d’une image dont il va être question. D’une photographie qui porte en elle, d’une façon exemplaire, tout ce qu’une icône est en mesure de donner au regard curieux qui sait en saisir la substance, y deviner les forces internes, y percevoir le genre de logique qui la porte au-devant de nous avec son caractère entièrement déterminé, un peu comme si l’Essence qui en anime le lieu subtil déployait ses nervures et nous assurait d’une possession de qui elle est, sans reste, sans quelque critère extérieur qui se situerait comme manque, comme inachèvement. C’est ceci le SENS, la chose parvenant au plein de son Essence, vivant en soi et pour soi, au faîte même de son immense liberté. Il en est ainsi du Beau qui existe à sa manière qui est Totalité, que des regards humains s’y rapportent ou bien l’ignorent. Rien n’est jamais entamé de ce qu’elle EST, la Beauté, puisque son Être est entière complétude, puisque son présent est éternité. Il suffit que la Chose ait été ensemencée de ses prédicats les plus vifs pour qu’elle connaisse avec certitude qui elle est, assurance de Soi qui ferait pâlir d’envie les esprits les plus conquérants, les chercheurs de gloire et d’honneur.
Donc la Photographie. Le ciel est noir, partiellement recouvert de fins nuages blancs. Temps d’automne et de de pluie qui instilleraient volontiers dans l’âme du Regardeur cette « langueur monotone » rimbaldienne, cet impalpable poudroiement qui talque le jour de bien étranges temporalités, une fuite devant Soi, de qui l’on est. Une haute maison occupe la partie supérieure de l’image à la manière d’un décor de cinéma. Le pignon triangulaire supporte le ciel. Des fenêtres multiples dont on ne perçoit guère que le faux-jour, la presque obscurité, image de désolation où nulle vie ne paraît qui pourrait en assouplir la sombre rigueur, la haute austérité. A l’opposé, sur la droite, à l’angle de l’image, un haut mur ténébreux ne dit nullement son nom, il monte en direction du ciel avec obstination, mission qui semble lui avoir été conférée depuis la nuit des temps. Oui, la « nuit des temps », autre titre que n’eût nullement usurpé cette Photographie venue des abysses, on la penserait si irréelle, clouée à même son indigence, immolée pour le reste des jours à venir à cette étonnante immuabilité. Une rue pavée monte en pente prononcée vers le haut de l’image, bordée sur sa gauche d’un muret dont une arête s’éclaire tout le long avec la qualité d’une teinte cendrée, animée d’une sourde clarté. Rue pavée et muret sont les lignes directrices qui structurent l’image, lui donnent sa profondeur et le caractère de son étrange singularité. Le décor est de pur expressionnisme, on penserait avec quelque effroi au « Cabinet du Docteur Caligari », à ses ombres denses, à ses lignes obliques, à ses paysages aux angles insolites.
Des trois tons appelés à soutenir le rythme esthétique, c’est le NOIR qui domine, un noir profond, étrangement brillant, avivé qu’il est par la belle alchimie de la lumière. En réalité, le Noir a hypostasié les autres valeurs du Blanc et du Gris, le Noir s’est donné en tant que dominante tragique essentielle. Cette dimension ténébreuse fait inévitablement penser à la scène d’un théâtre antique sur laquelle aurait à se dérouler le destin de Héros promis aux mors et aux fers de l’existence. Mais ici, la scène est vide et cette vacuité multiplie sa force, décuple sa poignante puissance, fait planer en quelque sorte l’image de la Mort, dont chaque chose serait le symbole, aussi bien la maison, le parapet, le mur qui ferme la représentation à droite de l’image. Nous plaçant dans l’optique d’hypothétiques Spectateurs, ou bien le jeu des Acteurs n’a pas encore commencé ou bien il est terminé, nous laissant, quel que soit le cas de figure dans la position freudienne de « l’inquiétante étrangeté ». Celle qui nous fait face depuis l’espace nu du proscenium ou peut-être, surtout, la nôtre confrontée à ce monde fantastique, seulement envisageable depuis le puits sans fond de quelque cauchemar.
Cette image est une évidente réussite sur le plan de sa maîtrise plastique, cette dimension se trouvant immédiatement renforcée par son caractère dramatique. Et si toute tragédie suppose la présence de Personnages sur scène ici, leur absence, ne fait qu’accroître un sentiment de malaise qui confine à l’angoisse existentielle que certains Philosophes ont traduite sous l’appellation « d’être-pour-la-mort. » Il semblerait bien que l’horizon privé d’autre téléologie que celle d’une fin sans espoir puisse nous déraciner jusqu’en notre tréfonds le plus caché. Si, tels nos ancêtres de l’Antiquité Grecque, nous sommes atteints en plein cœur, rivés à nos sièges tels des insectes pris au piège, c’est tout simplement à la hauteur de ce motif qui surgit devant nos yeux avec l’aridité d’une Vérité incontournable. Nous sommes des Êtres que la Mort attend et c’est bien en ceci que notre existence livrée à la déréliction est belle, ne prenant sens que sur cette dimension vertigineuse qui est le chemin le plus exact sur lequel nous cheminons chaque jour qui passe, horloges bien huilées dont le mécanisme est d’une précision mathématique, quasi-obsessionnelle. Le Noir, s’il est symbole de bien des afflictions est tout autant magie, il nous ouvre l’espace du Blanc dont la belle médiation du Gris nous fait l’inestimable don. NOIR/BLANC/GRIS, à la manière d’une ritournelle, d’une comptine pour enfants, d’une corolle dépliée qui nous dit le Tout du Monde selon trois frappes singulières. « Pas de trois » existentiel. Chorégraphie du Vivant.