Entre sel et ciel…
Salins d’Aigues-Mortes
Photographie : Hervé Baïs
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Observant ce long ciel voilé de fins cirrus, portant notre regard sur cette bande de terre noire, le focalisant sur la blanche pyramide de sel, nous nous croirions dans un pays d’Outre-Terre, loin parmi les caravanes d’étoiles ou bien au sommet de quelque Himalaya, c’est-à-dire hors du Monde, à d’altières et inaccessibles altitudes. C’est là la magie de tous les lieux poinçonnés d’originaire que de nous emporter sur les hauteurs de l’imagination et de nous y laisser avec l’attitude contemplative qui sied aux Poètes, aux Ascètes, aux Artistes en quête de quelque inspiration. La vue est ici si abstraite qu’elle nous détache du réel, instille en notre âme un chant si doux qu’elle pourrait se croire, notre âme, revenue au plein même de son Empyrée, ivre de fréquenter les choses pures et belles qui sont les reflets de la Vérité la plus haute. Ainsi la réminiscence aurait-elle trouvé le site de son éternel repos. Ainsi il n’y aurait plus que l’Infini du Ciel, les choses seraient loin, les Hommes de minuscules points invisibles dont on pourrait se questionner sur le fait qu’ils n’aient jamais existé. Tout le temps que durera notre méditation, rien ne comptera plus que cette fluence au large de Soi, que cette soudaine embellie dont, peut-être, nous pourrions constituer le centre, toute périphérie se donnant à la manière de vagues et illisibles illusions, une sorte d’éther si léger qu’il ne s’apparaîtrait plus à lui-même qu’à l’aune d’une fuite illimitée.
Mais l’altitude n’exonère nullement de considérer le réel terrestre avec attention, de le relier à quelque symbole, de lui trouver des explications qui le fassent sortir, précisément de cette abstraction où lui-même se perdrait jusqu’en des spéculations obscures, pareils à ces hiéroglyphes qui se fondent dans l’ombre de la pierre. De nouveau nous regardons la belle image, sa juste composition en Noir et Blanc. (Oui, cette modulation à deux pôles, bien plus qu’une simple affinité, est obsession permanente, volonté de saisir ce qui se montre jusqu’en ses plus infimes significations), donc cette mesure si simple, si exactement déterminée, ne se limite nullement à Soi, bien plutôt elle le déborde comme dotée d’une force d’irradiation qui attirerait à elle, sur le mode d’une aimantation, ce qui n’est pas elle mais la rejoint nécessairement au titre de l’analogie.
Le Blanc n’est pas seulement le Blanc
Le Noir n’est pas seulement le Noir
De leur commune jonction, de leur naturelle porosité, Noir et Blanc appellent leurs plus évidentes ressemblances et s’y confondent comme le grésil rejoint le miroir de son sol. Une unité en résulte qui, en son essence, devient l’image indépassable de la Partie rejoignant le Tout, noble sémantique qui brille tel l’éclat du cristal.
Blanc n’est pas simplement Blanc.
Blanc appelle le vol libre, hauturier,
des Oiseaux de Camargue.
Blanc appelle les plumes lisses
des Hérons garde-bœufs,
ces touchants échassiers
que leurs dos voûtés incline
à l’attitude du grand âge.
Blanc appelle le corps fin de l’Aigrette,
cette surveillante discrète des Marais.
Blanc appelle la haute Cigogne
en sa parure de neige
(le noir de ses ailes sera mis
provisoirement entre parenthèses),
les petits Cigogneaux, eux,
sont de pure blancheur.
Blanc appelle l’Échasse Blanche au long bec,
toujours penchée sur le miroir de l’onde.
Blanc appelle la Mouette au poitrail clair,
il illumine la face des eaux.
Blanc appelle la Spatule,
son drôle de bec plat
d’où elle tire son nom.
Blanc appelle le petit Cheval camarguais,
lui qu’on dit « né de l'écume de la mer »,
ce merveilleux équidé de selle
dont la robe grise éclate de blancheur
sous les rayons du soleil du Sud,
celui que l’on nomme,
en cette belle Langue d’Oc, « Lou chivau »,
l’entièreté de la Camargue,
sa beauté sont contenues
dans ces deux mots qui en résument
la sauvage et authentique nature.
Blanc appelle la superbe Cabane de Gardian,
son revêtement de mortier à la chaux,
sa couverture de sagnes grises n’est, en réalité,
qu’une déclinaison du blanc,
juste un ton au-dessous.
Blanc appelle enfin cette
étonnante Montagne de Sel,
cette ode à sa Fleur,
la subtile métamorphose du Marais
en sa cristallisation finale,
milliers de petits diamants
reflétant la course infinie des cirrus.
Blanc appelle Blanc en sa
plus intime manifestation.
Blanc appelle cette
immense toile vierge sur laquelle
viennent s’inscrire tous les
signes déposés par l’Homme,
la Nature, les Éléments.
Noir n’est pas seulement Noir.
Noir appelle la pointe du bec de l’Aigrette.
Noir appelle le plastron de la Bergeronnette.
Noir appelle le corps de suie du Choucas.
Noir appelle les longues rémiges de la Cigogne.
Noir appelle la nuit déployée sur
les ailes du Grand Cormoran.
Noir appelle le dos de l’Échasse Blanche.
Noir appelle la tête du Grèbe Huppé.
Et Noir appelle surtout
ce qui totalise l’esprit de la
Camargue et des Camarguais,
cet esprit tutélaire des Marais,
le Roi-Taureau dont la dernière demeure,
face à la mer, s’auréole de stèles
et de statues dressées à leur effigie,
ce Dieu-Noir qui tisse la raison
de vivre des Razeteurs,
qui attise la passion d’exister des Manadiers.
(Ici n’est nullement le lieu de prendre parti ou de rejeter l’idée même de la course de taureaux, ce culte ancestral voué à cette race sauvage, pleine de puissance, identique à l’inépuisable force de la Nature. Ici, c’est simplement le symbole du Taureau, de sa robe Noire, brillante comme mille soleils, qui sont les éléments pris en considération.)
Le Noir, le Taureau sont l’exact reflet de l’âme du lieu, des âmes des Autochtones dont le cœur bat à l’unisson de ces animaux farouches, fiers, impétueux auxquels l’Homme se confronte au péril de sa vie. Si, de cette belle image, on souhaitait conserver son sens le plus immédiat, l’on choisirait cette pyramide de sel et, comme en son fond inaperçu, la silhouette du Taureau, comme si deux mots, deux symboles suffisaient à résumer le lien indéfectible de l’Homme avec l’espace qui l’accueille et le sculpte en quelque manière. Bien évidemment, au terme de cet article, quiconque pourrait se poser la question de savoir si les sèmes pluriels dégagés par l’analyse de la représentation y figurent ou bien si l’interprétation est pur jeu, simple fantaisie. La réponse à apporter ici est la suivante : « Tout est en Tout », si bien que Rien ne peut jamais être séparé de Rien, sauf à vouloir demeurer dans le domaine des pures abstractions.
Par simple phénomène de capillarité,
le Ciel appelle la Terre,
la Terre appelle la Pyramide de sel,
la Pyramide appelle le Taureau,
l’Aigrette, le Cormoran aux ailes ouvertes
comme pour nous dire l’inévitable
liaison des choses entre elles.
Les divisions, les catégories, les classements de tous ordres sont de simples paradigmes conceptuels dont le seul mérite, découpant le réel afin de nos permettre de le mieux saisir, ne sont que des subterfuges de ce réel qui, lui, ne saurait venir à nous que sur le mode qui est le sien, celui d’une impartageable Totalité. Comme toujours, les belles photographies d’Hervé Baïs portent en elles, presque à l’insu des regards, ces multiples sèmes discrets, ils sont les voies qui conduisent à la pure Beauté.