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11 décembre 2022 7 11 /12 /décembre /2022 09:16
Fragment de Vie

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il faut partir de la blancheur. De la pure blancheur. Par exemple du champ de neige immaculé, des pétales duveteux du somptueux édelweiss, de la corolle étincelante du nymphéa. C’est de ceci dont il faut partir, tout comme la parole part du silence, tout comme la lumière sort de l’ombre. Tout ceci, blancheur, neige, édelweiss, nymphéa, ce sont les prédicats de la naissance, de la venue au Monde de l’Être en son unique beauté. Il n’y a guère d’autre événement qui puisse en surpasser la haute valeur, un genre de tutoiement de l’Absolu lui-même. Ici, que l’on ne se méprenne nullement, l’Absolu ne vise aucunement quelque divinité devant laquelle il faudrait se prosterner, c’est du SENS porté à sa surpuissance dont je veux parler, de cette manière d’éblouissement qui envahit le champ entier de la conscience dès l’instant où quelque chose de singulier y surgit et s’y donne en tant qu’indépassable, un rayonnement sans fin.

   Oui, toute Naissance, ne fût-elle point royale, est de cette nature qu’elle modifie en profondeur la scène du Monde. Un Esprit nouveau s’annonce dont il sera nécessaire de tenir compte, peut-être un simple Quidam hantant les sentiers de la Vie à l’aune d’une invisibilité. Peu importe, le plus souvent ce sont les destinées de plus haute modestie qui sont porteuses d’une éthique accomplie. Ceux qui, par les hasards de la naissance, ont dès leur origine le front cerné d’or ne sont pas toujours, et de loin, les plus vertueux. Les biens matériels ont la fâcheuse tendance à répandre sur les sentiments une ténèbre qui en obère la clarté, métamorphose le mouvement de la générosité en son contraire. Mais rien ne servirait d’épiloguer davantage sur la morale humaine, ses projections, la plupart du temps sont visibles sans qu’il soit nécessaire de porter son investigation plus avant.

   

Donc du blanc,

du neutre,

de l’improféré.

 

   Quelque chose qui ne se montrerait que sur le mode de la réserve. Quelque chose qui hésiterait à dire son nom, à figurer autre parmi les Autres. C’est toujours douloureux la Naissance, c’est la venue à Soi dans un Monde qui ne vous attend nullement, il faut s’y faire une place, s’y creuser une niche parmi le tumulte des autres niches. C’est une conquête de haute lutte, une sourde reptation au milieu des hautes herbes de la savane, une position gagnée pouce à pouce, on progresse un peu dans le genre des Commandos, sur le ventre, au ras du sol, on entend passer au-dessus de Soi, dans un sinistre claquement, les balles qui déchirent l’air. Alors, pour l’Artiste comment donner Naissance à ce qui n’a nullement de réalité, qui s’expose au danger, dès la première touche de couleur posée sur la toile ? Comment ?

   On fait dans la plus grande douceur, sinon dans l’hésitation à la limite d’une douleur. On trempe la pointe de son pinceau dans une tache de Noir de Fumée, on la fait progresser, mais dans la délicatesse, on fait sortir une ligne du blanc. La ligne est hésitante, elle se cherche, elle renoncerait presque à paraître tellement il y a de souffrance à sortir de Soi, à projeter son propre corps dans l’arène de talc où tout se joue, de sa propre existence, de sa propre vérité. Cette ligne qui ondule et fraie sa voie, c’est un peu Soi qu’on sacrifie à la lumière du Jour, qu’on livre au regard des Autres, à leur Verbe qui, parfois coupe et tranche, entaille la chair et son souffle est déjà loin, occupé à d’autres champs de bataille, à d’autres proférations, tantôt élogieuses, tantôt mortifères, toujours dans la possibilité de modifier le réel, de lui affecter telle ou telle tournure.

   Mais si le corps de l’Artiste est en jeu, le nôtre, en tant que Regardeurs de l’œuvre, l’est tout autant, tout comme le corps du Monde qui n’est jamais que la totalité de nos corps assemblés en une étrange ruche bourdonnante. Ce que je veux dire, c’est que nul ne sort indemne du geste artistique, ni l’Artiste, ni le Voyeur, ni le Monde puisque, aussi bien, un invisible fil de la Vierge relie ce que nous sommes en une indéfectible unité. Vivant, nous ne pouvons pas plus ignorer l’Art que le Monde, tout ceci est notre commune mesure, notre univers en partage. Et maintenant il devient nécessaire que nous visions avec plus d’attention cette Esquisse. Tout est dans l’ébauche, tout est en partance de Soi. Seuls quelques contours pour dire la Destinée Humaine. La tête est vide. L’œil est transparent. Le buste est une plaine lisse. L’unique bras cherche le chemin de son être. Å laisser nos yeux flotter sur cette ligne si peu assurée d’elle-même, nous sommes désorientés. Le graphisme, nous le vivons comme un manque, nous le vivons comme une absence, c'est à dire que notre désir est insatisfait, que notre soif de complétude ne sera nullement étanchée, que notre insatiable faim des nourritures terrestres demeurera en suspens, que notre frustration sera grande de ne nullement parvenir à notre être au motif que, bien évidemment, nous nous serons identifiés à l’œuvre en cours.

   L’œuvre, en conséquence, nous ne la vivrons nullement dans la perspective d’une création plastique, seulement en Nous, au plus profond, mutilation de qui-nous-sommes en notre exister, des arbres trop vite poussés, dépourvus de frondaisons, à l’écorce entaillée par les morsures du temps et c’est tout juste si, encore, nous percevrons le socle de nos racines, leur avancée dans la terre nocturne. Nous sommes des êtres en partage, nous sommes des êtres fragmentés, un genre de presqu’île qui ne connaît plus le continent auquel elle n’est plus rattachée que par la minceur d’un simple fil. (Ce thème court à la manière d’un leitmotiv dans le déroulé de mon écriture. C’est un motif métaphysique qui imprègne jusqu’au moindre de mes tissus, plaque sur le globe de mes yeux une vision nécessairement diffractée du Monde. C’est égal, je préfère un excès de lucidité à une passivité existentielle dont l’apparente sagesse est bien pire que le mal qui court à bas bruit sous la ligne d’horizon. Ne le perçoit uniquement qui le cherche.)

   Cette vision partielle de la physionomie somatique des Existants est belle d’économie de moyens et de profondeur mêlés. Tout s’y dévoile selon l’angoisse fondatrice, constitutionnelle de nos multiples errances. Et, maintenant, ce qu’il est nécessaire de mettre en lumière, de confronter à la manière dont deux ennemis s’affrontent sur un champ de bataille : cette partie émergée de l’iceberg, visible, ce buste qui se dit dans la simplicité et son contraire, cette anatomie ôtée à notre vue, cette partie immergée, mystérieuse, au sujet de laquelle nous ne pouvons jamais émettre que quelques hypothèses hasardeuses. Le Visible est notre vie ordinaire, notre Présent dans lequel s’inscrit la haute trame des « travaux et des jours », cette existence concrète tissée d’actes, de rencontres, d’étonnements, de surprises mais aussi de déceptions, de fausses joies. Le « mérite » de ceci : sa non-dissimulation, son évidence en quelque sorte. Nous sommes les Découvreurs sans gloire de ce qui vient à nous sur des chemins balisés qui courent tout en haut de la crête, illuminés des rayons venus de l’adret.

   Mais nous ne fonctionnons nullement au seul régime des évidences. Loin s’en faut et dans notre cheminement de lumière, comme en son naturel revers, les ombres de l’ubac, celles dont la fantasmagorie, le spectre, courent à bas bruit sans que nous en soyons directement alertés, sauf parfois dans nos moments d’inexplicable tristesse, de poids de l’âme qui ne connait plus de son envol qu’une sorte de lourdeur, et un paysage terrestre infiniment bas, confinant à quelque songe si confus que rien ne nous en parviendrait qu’un carrousel d’images contradictoires, diffuses, nous laissant dans la stupeur la plus verticale, comme si, soudain, nous étions en lisière de notre être, incapable d’y retourner jamais. C’est cet invisible territoire que Barbara Kroll laisse vacant en ne traçant de son Modèle que les quelques lignes du buste qui sont censées, à elles seules, évoquer la totalité du réel, de notre réel.

   Et c’est sans doute la force de cette œuvre que de nous montrer bien plus que ce que nos yeux perçoivent. Car, si nous visons bien cet œil, cette tête, ce nez, cette épaule et ce bras, nous nous appliquons avec, peut-être plus d’acuité, à percevoir la dimension absente, comme si un inévitable écho partait du roc du buste pour nous immerger, immédiatement, dans cette zone d’invisibilité qui se donne à la façon d’une interrogation métaphysique. Et qu’en est-il de cette zone de pure indéterminité, de lieu qui serait simplement « utopique » au sens de « non-lieu » ? Nous pouvons seulement l’halluciner, tâcher d’en évoquer quelques perspectives à défaut d’en saisir le visage que nous pourrions décrire avec exactitude. Là, comme dans une espèce de marécage, d’étendue lagunaire aux teintes sourdes d’étain ou de plomb, quelques effusions se détachent, pareilles à la brume qui monte d’une eau. Qu’y voyons-nous que nous pourrions approcher, sinon à la hauteur d’une certitude, du moins dans une rassurante approximation ? Parfois préfère-t-on l’ombre portée de la chose à la chose elle-même. Nous y voyons, pêle-mêle, dans un clignotement de clair-obscur, quelques esquisses, quelques formes imprécises qui pour n’être nullement interprétables rigoureusement, nous disent un peu de notre être dissimulé que nul autre que nous ne saurait voir, même dans le genre de l’approche.

   Cette Terra Incognita : les souvenirs anciens qui gravitent tout autour de nous, à la façon d’étranges satellites dont nous percevons les révolutions sans pouvoir leur attribuer un prédicat suffisant, de simples lueurs qui glissent sur la vitre de notre conscience.

   Cette Terra Incognita : d’antiques et vénérables amours qui n’ont plus ni figure, ni forme, simplement un genre d’illisible aura qui frôle notre corps de ses palmes de soie.

   Cette Terra Incognita : une luxuriance de projets avortés, morts avant même d’avoir vu le jour, il n’en demeure que de vagues et incertains feu-follets dont les ombres se projettent sur les parois de nos désirs sans s’y jamais fixer.

   Cette Terra Incognita : des notes sur des feuilles blanches, une foultitude de notes avec des biffures, des ratures des encadrés, des renvois à la ligne dont notre œil ne saisit plus que l’étrangeté hiéroglyphique.

   Cette Terra Incognita : des lectures plurielles, nous aurions voulu en retracer sans délai l’histoire, y évoquer la belle résille des pensées mais c’est comme un faux-jour qui hante le langage, le rend méconnaissable, presque une langue étrangère.

   Cette Terra Incognita : ce que nous avons été, que nous ne sommes plus, une image floue sur le miroir d’une photographie jaunie.

   Cette Terra Incognita : ce moment de pure joie, ce moment d’extase lié à la rencontre de l’Aimée ou bien de l’œuvre d’Art dans la salle silencieuse du Musée, c’est un chant ancien, un murmure qui ne dit plu son nom que sur le mode de la complainte.

   Cette Terra Incognita : cette libre insouciance de la jeunesse, cette liberté sans entrave, cette course effrénée à travers collines, champs et bois et, aujourd’hui, juste une clairière autour de soi avec le cercle fermé de son horizon.

   Cette Terra Incognita : la saveur d’une « Petite Madeleine », ces délicieuses gaufres concoctées par une Aïeule aimante, un fer noir avec un long manche, seule subsistance de ce qui fut.

   Cette Terra Incognita : ce long poème commencé depuis toujours qui fait ses circonvolutions au centre de la matière grise et s’y ensevelit telle une cendre dispersée au vent.

   Cette Terra Incognita, notre Terre seconde où, à la manière de formes moirées, irisées, notre Inconscient va et vient à sa guise, détaché de nous, de notre présence actuelle, animé de mouvements dont nous ne sommes plus les maîtres.

   Cette Terra Incognita : les fleurs de notre imaginaire, tressées à la puissance infinie des Archétypes, ces forces occultes qui nous dirigent bien plus que notre natif orgueil ne pourrait en admettre la plurielle effectivité.

 

Cette Terra Incognita = Cette Terra Incognita

 

   redoublement de la formulation qui ne peut se conclure que sous la figure de la tautologie, cette Totalité qui, à elle seule, contient une Vérité qui ne nous est pas accessible, pas plus qu’elle ne pourrait l’être pour les modernes Sondeurs de Conscience, ils sont des Sourciers aux mains vides. Ils ne peuvent jamais nous atteindre qu’à la hauteur de leur grille interprétative, de leur dogme dont ils ne pourraient s’abstraire qu’à procéder à leur propre annulation.

   Cette Terre Incognita, bien loin de nos aliéner est le gage de notre Liberté entière et imprescriptible, car elle est le signe de notre singularité, l’empreinte de notre Essence, laquelle n’est ni divisible, ni partageable.

   Un grand merci à l’Artiste Allemande de nous permettre de voyager en ces terres qui, faute de pouvoir être conquises de haute lutte, sont les territoires, les fondements sur lesquels nous existons. Dangereusement sans doute, toute vie étant au risque de n’être plus qu’un souvenir de vie. Les Morts conservent-ils une mémoire de leur passé ? Ont-ils, en quelque tiroir du Néant, des documents d’archéologie clairement visibles que les feraient plus Vivants que les Vivants ?  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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